1926

Article tiré de la revue L’Internationale Communiste, 1926.


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Les voies et les obstacles de la révolution mondiale

Jenö Varga


Les grandes lignes du développement de l'économie et de la politique mondiale - qui déterminent l'une et l'autre l'allure de la révolution mondiale - nous semblent être les suivantes :

1° Le développement de la Russie des Soviets sur la base prolétarienne suit déjà une courbe ascendante ;

2° Le développement de l'Amérique sur la base capitaliste suit encore une courbe ascendante;

3° L'Asie est le théâtre d'une effervescence révolutionnaire anti-impérialiste;

4° L'Europe, malgré une stabilisation temporaire, est en décadence.

Examinons de façon plus approfondie ces différents points, dont le quatrième peut être mis en doute :

1. La Russie des Soviets se développe rapidement au point de vue économique et devient un facteur de plus en plus important de la politique mondiale. Dans l'année 1925-26, le niveau d'avant-guerre a été presque atteint; en 1926-27, il sera vraisemblablement fortement dépassé, si les puissances capitalistes ne troublent pas ce développement par une attaque armée. Cette ascension économique signifie un renforcement de la politique intérieure du régime soviétique, un affermissement toujours plus grand dé l'alliance de classe entre le prolétariat et la paysannerie laborieuse. L'importance de l'Union dans la politique extérieure croît de jour en jour. Etant donné l'étroitesse du marché mondial, le débouché croissant que représente l'Union pour les pays capitalistes d'Europe atteint une importance de plus en plus grande. L'accentuation des antagonismes entre les puissances impérialistes dans le domaine de la politique extérieure, accentuation liée à la tendance vers la stabilisation, contraint ces puissances à compter avec la Russie des Soviets dans la politique extérieure. Les masses formidables des ouvriers et des paysans d'Asie en pleine effervescence révolutionnaire voient naturellement dans la Russie des Soviets leur allié. La meilleure partie de la classe ouvrière dans les pays capitalistes — et non seulement les communistes — considère la Russie des Soviets comme leur Etat à eux, comme celui qui leur montre le chemin de la lutte pour la libération de la classe ouvrière, comme l'Etat qui a commencé à réaliser le « but final » du mouvement ouvrier socialiste, ainsi que l'Etat socialiste de l'avenir tel que l'ont rêvé les grands utopistes. Chaque jour signifie un progrès nouveau dans les domaines de l'économie, de la politique intérieure et de la politique mondiale.

La prospérité économique de la Russie des Soviets montre que les forces productives créées par le capitalisme peuvent être contrôlées par le prolétariat tout seul, sans les capitalistes.

Le système capitaliste n'est ni éternel, ni indispensable; sans les capitalistes, la classe ouvrière peut non seulement contrôler la production, mais, à l'aide de l'économie systématisée, dépasser de beaucoup l'économie capitaliste. Ce fait, nous le montrerons plus tard, contraint les adversaires de la révolution— et avant tout la social-démocratie — à une conversion stratégique fondamentale dans sa lutte contre les communistes.

2. L'antipode de la Russie des Soviets dans le monde capitaliste est constitué par les Etats-Unis d'Amérique.

Ils se trouvent de même que la Russie des Soviets sur une voie ascendante au point de vue économique et de la politique mondiale, mais sur une base capitaliste. Leur essor est beaucoup plus lent que celui de la Russie des Soviets, mais il a atteint un degré beaucoup plus élevé.

De même que la Russie des Soviets est la forteresse du prolétariat révolutionnaire du monde entier, le centre de gravité de toutes les forces révolutionnaires anticapitalistes, de même les Etats-Unis sont le centre naturel de toutes les forces capitalistes antirévolutionnaires. C'est l'Amérique et non l'Angleterre, ainsi qu'on le croit généralement. Certes, l'Angleterre est actuellement le pays le plus antirévolutionnaire, le plus hostile à la Russie des Soviets, parce que la domination de la bourgeoisie anglaise est déjà directement menacée par la révolution mondiale. L'impérialisme anglais est en voie de décomposition : les Dominions se détachent; la classe ouvrière anglaise est déjà dans une effervescence très révolutionnaire; les peuples coloniaux opprimés se rebellent. La bourgeoisie anglaise a perdu son assurance politique traditionnelle. C'est en hésitant, en tâtonnant, qu'elle cherché, aussi bien en politique intérieure qu'en politique extérieure, une issue à la crise qui dure chez elle depuis cinq ans. La bourgeoisie anglaise est peut-être encore assez forte pour organiser une agression armée contre la Russie des Soviets. Cependant la direction réelle de la bourgeoisie internationale n'est plus entre les mains de la bourgeoisie anglaise, mais de la bourgeoisie américaine. C'est que seul le capitalisme américain se développe — en même temps que les Dominions anglais — d'après une ligne ascendante. Aussi la bourgeoisie anglaise peut bien être actuellement l'ennemi principal de la Russie des Soviets, celui qui sonne le ralliement contre les communistes : la lutte finale entre la bourgeoisie et le prolétariat se réglera à l'échelle internationale sous la direction des Etats-Unis et des Républiques Soviétiques.

La direction du monde capitaliste tout entier est maintenant déjà entre les mains des Etats-Unis. Ce sont eux oui, en qualité de grands dispensateurs du crédit, contraignent tous les Etats bourgeois, toutes les villes, toutes les banques et entreprises, tous les commerçants et les propriétaires, à leur demander des crédits. Les grands Dominions anglais, le Canada, l'Australie, l'Afrique du Sud, se détachent toujours davantage de l'Angleterre en décadence et cherchent une liaison avec les Etats-Unis prospères. L'Amérique Centrale et l'Amérique du Sud deviennent des colonies des Etats-Unis. Même en Europe, la volonté de la bourgeoisie américaine est déterminante ; la conférence de Washington, le plan Dawes, l'accord de Londres, Locarno, les négociations des dettes interalliées, telles sont les preuves les plus visibles du développement de cette influence.

Au point de vue idéologique, la bourgeoisie est tout entière sous l'influence de la bourgeoisie américaine. Il paraît en Europe une série de livres qui décrivent et vantent la technique et les méthodes d'organisation de la bourgeoisie américaine. Le « taylorisme », le « fordisme », la «production standardisée », etc., sont devenus les formules les plus populaires de la bourgeoisie européenne. De même que la Russie des Soviets est le centre des mouvements révolutionnaires du monde, l'idéal des ouvriers révolutionnaires, de même les Etats-Unis sont le centre de toutes les forces contre-révolutionnaires qui se recommandent du régime capitaliste1, idéal de la bourgeoisie du monde entier...

Il est évident que, malgré ce parallèle, il existe une différence fondamentale entre les rapports de la Russie des Soviets avec les forces révolutionnaires et les rapports des Etats-Unis avec les forces mondiales contre-révolutionnaires. L'Union Soviétique s'efforce, conformément à son caractère de classe, de poursuivre comme son but propre la libération de toutes les classes et de tous les peuples opprimés. Les Etats-Unis, conformément à leur caractère capitaliste, sont contraints de subordonner leur politique aux intérêts capitalistes de la bourgeoisie. Ils ne peuvent être avec les autres pays que dans un rapport antagoniste. Lorsqu'ils accordent des prêts à un pays, lorsqu'ils soutiennent sa bourgeoisie, ce ne peut être que pour l'asservir, pour le transformer en un territoire colonial, bref, pour l'exploiter. C'est pourquoi les Etats-Unis ne deviendront jamais le centre des forces capitalistes à la façon dont l'Union Soviétique deviendra le centre des forces révolutionnaires. Dans notre camp, il règne une unité basée sur l'égalité absolue des intérêts. Dans le camp capitaliste, c'est un antagonisme basé sur la diversité et l'opposition des intérêts. C'est un des fondements de notre victoire — lointaine peut-être, mais assurée — car jamais la bourgeoisie ne pourra rassembler internationalement ses forces de façon aussi complète nous rassemblerons les nôtres.

3. L'Asie — et dans ce cas nous comprenons aussi les colonies nord-africaines — se trouve dans une effervescence révolutionnaire anti-impérialiste. II y a une guerre civile révolutionnaire en Chine, des guerres coloniales en Syrie et au Maroc, de l'effervescence dans les Indes. Le caractère de classe de ce mouvement anti-impérialiste ne s'est pas encore cristallisé nettement. Dans ces empires gigantesques à développement déjà capitaliste, comme la Chine et les Indes, la bourgeoisie et le prolétariat se disputent la direction de la paysannerie.

Alors que le prolétariat peut poursuivre sans difficulté sa ligne nationale anti-impérialiste, la bourgeoisie est arrêtée par sa crainte du prolétariat En tant que bourgeoisie nationale, elle peut lutter avec toutes les autres classes contre la bourgeoisie étrangère, contre l'impérialisme; comme bourgeoisie, elle a des intérêts «communs avec la bourgeoisie étrangère; comme elle, elle veut soumettre le prolétariat national. C'est pourquoi elle ne peut pas mener la lutte anti-impérialiste jusqu'au bout et est obligée de passer des compromis sur une base bourgeoise. Si, en effet, la direction du mouvement révolutionnaire anti-impérialiste revient à la bourgeoisie, la Chine et l'Inde deviendront, après la victoire, des Etats bourgeois possédant une liberté formelle comme le Japon et la Turquie. Mais au point de vue économique ces Etats resteront des « demi-colonies » fortement exploitées par les puissances impérialistes.

Si, au contraire, la direction du combat revient au prolétariat, c'est la possibilité de voir la lutte pour la libération nationale s'identifier avec la lutte pour la libération sociale, qui aboutirait à la constitution d'un Etat ouvrier et paysan réellement libre, de forme très semblable à la Russie soviétiste.

C'est l'attitude de la classe paysanne, dont l'influence dans tous les pays asiatiques est; grâce à son nombre, déterminante, qui décidera si c'est la bourgeoisie ou le prolétariat qui prendra la direction.

Mais, que l'effervescence révolutionnaire actuelle se termine sous la direction de la bourgeoisie par la formation d'Etats bourgeois « indépendants », ou sous la direction du prolétariat par la création d'Etats ouvriers et paysans vraiment indépendants, la période d'exploitation effrénée de l'Asie par les puissances impérialistes européennes est pour toujours terminée. La force de la politique extérieure de l'Union soviétique en tant que centre naturel de toutes les forces anti-impérialistes en est renforcée; et, en même temps, c'est un des piliers de la domination capitaliste en Europe qui s'écroule,

4. Décadence ou stabilisation du capitalisme européen ?

Il y a quatre ans déjà, nous avons signalé expressément qu'à l'intérieur du capitalisme agissent aussi bien des tendances imminentes que des efforts conscients pour surmonter la crise d'après-guerre du capitalisme et pour restaurer un nouvel équilibre sur la base capitaliste. Il y a environ un an, les communistes ont été contraints — à la lumière de faits incontestables — de constater une certaine « stabilisation » du capitalisme. Il existe une stabilisation dans ce sens qu'il n'y a pas de « situation révolutionnaire aiguë », c'est-à-dire que des luttes sérieuses pour la prise du pouvoir ne sont pas actuellement en perspective. Une année a passé depuis. Essayons, maintenant que nous avons une année de plus d'expérience, d'approfondir encore ce que signifie exactement ce processus de stabilisation, quelle- est sa profondeur et quelle durée on peut lui fixer.

Lorsque nous parlons de stabilisation, nous n'avons en vue naturellement que le capitalisme européen. Le capitalisme en Amérique, et dans les Dominions anglais (Australie, Afrique du Sud) s'est développé pendant la guerre et l'après-guerre selon une ligne ascensionnelle. Il n'a encore jamais été ébranlé au point de faire naître des situations révolutionnaires aiguës.

Si nous fixons comme terme à la période des situations révolutionnaires en Europe la fin de l'année 1923 (défaite de la classe ouvrière allemande), la période de stabilisation peut être, dans ses grands traits, caractérisée de la façon suivante :

Les tendances objectives et les aspirations conscientes au rétablissement de l'équilibre capitaliste ont eu pour effet de rapprocher la situation extérieure du capitalisme européen de l'a situation d'avant-guerre, mais les modifications de la structure capitaliste ont été si profondes qu'il est impossible de rétablir l'équilibre de l'économie mondiale tel qu'il était avant la guerre, alors que l'Europe était le centre du capitalisme mondial. Les contradictions intérieures du capitalisme se manifestent de plus en plus nettement et ne tarderont pas à amener la faillite de la stabilisation.

Les éléments de stabilisation

Si l'on compare la situation actuelle du capitalisme européen à sa situation d'il y a trois ans, on y trouvera des éléments qui le rapprochent de la période d'avant-guerre. Dans le domaine de l'économie, le mécanisme capitaliste de la circulation est déjà restauré en grande partie. La plupart des pays européens (sauf la France, l'Italie, la Pologne et quelques autres petits pays) ont stabilisé leur devise. Certains pays, comme l'Angleterre, la Hollande et la Suède, sont revenus à la monnaie or véritable. L'appareil de crédit, à l'intérieur des pays, comme l'échelle internationale, fonctionne en général normalement. Par suite, les obstacles à la production — qui provenaient de la dislocation du mécanisme de la circulation et du crédit — étant écartés, nous avons de nouveau maintenant la possibilité d'une accumulation et d'une reproduction à une échelle élargie.

Cette « normalisation » du capitalisme a agi en gros comme un calmant sur le prolétariat européen. La formidable vague révolutionnaire élémentaire des premières années de l'après-guerre s'est brisée en partie dans des luttes vaines pour le pouvoir. En partie aussi, elle s'est émoussée par suite de la normalisation du mécanisme de la circulation. Des parties du prolétariat — fortement influencé dans ce sens par la social-démocratie — se laissèrent prendre à l'illusion qu'une hausse régulière dans les niveaux de vie, pareille à celle d'avant-guerre, était de nouveau possible maintenant Cette illusion fut entretenue sciemment par les capitalistes grâce à la forte augmentation de l'écart entre les salaires des ouvriers professionnels et ceux des manœuvres. Le facteur subjectif de la révolution, le prolétariat perdit de cette façon beaucoup de sa force combative, ce qui contribua énormément à faire disparaître la situation révolutionnaire aiguë. En même temps, les classes dominantes, unies passagèrement contre le prolétariat sous la direction de la grande bourgeoisie, reprirent à nouveau leur conscience d'elles-mêmes, fortement ébranlée antérieurement. Ce n'est que tout récemment que nous voyons de nouveau une forte croissance du mouvement ouvrier. Il ne s'agit provisoirement non de prise du pouvoir, mais seulement d'amélioration de l'existence à l'intérieur du système capitaliste ; peu près comme avant-guerre. C'est seulement lorsque le capitalisme européen, par suite des changements qui se sont produits dans sa structure, se révélera incapable de satisfaire ces revendications économiques que, l'expérience aidant, la lutte sera fatalement transférée sur le terrain politique.

Un fait particulièrement important, c'est que la stabilisation du capitalisme européen, et, en particulier, la restauration d'un mécanisme normal de circulation et de crédit, ne s'est pas produit par la force propre de l'Europe. La stabilisation a eu lieu grâce à l'aide accordée par la partie du capitalisme mondial qui est encore dans une ligne-ascendante. Toutes les stabilisations de la monnaie furent réalisées grâce à l'aide de crédits américains, y compris celle de la monnaie anglaise. Le seul pays qui ait essayé une stabilisation de sa monnaie sans de grands crédits étrangers, ce fut la Pologne. Mais la tentative s'est terminée par un grand échec : le zloty a perdu déjà la fin de novembre la moitié de sa valeur or.

L' « aide » de l'Amérique, quoique enveloppée dans une idéologie humanitaire — dictée, en réalité, par l'intérêt qu'a la bourgeoisie américaine de ne laisser surgir en Europe aucune situation révolutionnaire — n'a évidement pas été accordée gratuitement. Non seulement les pays ont dû payer des intérêts sérieux, mais leur rôle dans le capitalisme mondial en a été modifié profondément.

Les modifications dans la structure du capitalisme européen d'après-guerre

L'histoire du capitalisme connaît jusqu'ici deux périodes : la période, analysée par Marx, du capitalisme basé sur la libre concurrence et la période de l'impérialisme, analysée par Lénine. La question qu'il faut encore approfondir théoriquement est celle de savoir s'il faut considérer la période actuelle de crise simplement comme une partie de la période impérialiste normale ou comme une nouvelle période, la « période de décadence » du capitalisme ainsi que je l'ai nommée. Décider de cette question, c'est en même temps décider du caractère de la « stabilisation actuelle du capitalisme », C'est dire si celle-ci est un épisode passager à l'intérieur de la période de décadence, ou si c'est le commencement d'une nouvelle époque « normale » de l'impérialisme.

Nous allons essayer maintenant de montrer certaines modifications de « structure » qui permettent d'affirmer qu'il s'agit vraiment d'une nouvelle période du capitalisme et que la stabilisation n'est que passagère.

1. — Grâce à la naissance de l'Union Soviétique, une partie considérable du monde, le sixième du globe, le dixième de la population terrestre, est déjà affranchie du capitalisme.

2. — Une des bases de l'impérialisme européen, l'exploitation monopolisatrice des colonies et des demi-colonies est en train de disparaître. La Turquie indépendante, la Chine qui se libère, les guerres au Maroc et en Syrie, l'effervescence révolutionnaire dans l'Inde et en Egypte en sont autant de preuves. Même dans les pays où subsistent encore les rapports coloniaux, le surprofit colonial est absorbé par l'augmentation des frais de 'appareil de coercition et par les concessions faites aux peuples opprimés.

3. — La base sociale de la domination de la bourgeoisie européenne se rétrécit de jour en jour. Le cercle des groupes sociaux intéressés au maintien du capitalisme devient de plus en plus petit. Par suite des conditions objectives, la classe dominante est toujours plus fortement isolée.

La base économique de ce phénomène est la suivante :

a) Le processus de concentration du capital — phénomène qui s'accomplit de la même façon dans les périodes du libre capitalisme, de l'impérialisme, de la guerre mondiale et de la décadence — signifie, en général, la tendance à une séparation toujours plus accentuée de la classe capitaliste avec les autres classes. La concentration revêt deux formes : la concentration par suite de l'accumulation du capital et la concentration par suite de la centralisation du capital2. La première signifie qu'une partie du profit est ajoutée au capital et que la production continue à une plus grande échelle. La deuxième signifie que de petits capitaux déjà formés se sont avérés incapables de résister à la concurrence et ont été absorbés par de plus grands capitalistes.

Une modification importante dans la structure du capitalisme européen à la période de décadence, consiste dans le fait que le processus de concentration se produit en première ligne par la centralisation et non par l'accumulation, et d'autre part, par le fait que le champ d'action de ce processus de centralisation s'agrandit de plus en plus.

Avant la guerre, le processus de centralisation ne se développait pas dans toutes les sphères du capital, mais seulement dans celles où avait lieu la concurrence immédiate pour le marché : dans le capital industriel, commercial et agricole. Le capital prêteur y échappait. Celui qui plaçait son argent dans le plus petit établissement d'épargne ou en valeurs fixes (fonds d'Etat, obligations communales, rente, etc.) ne se voyait pas exproprié par la centralisation.

L'inflation signifie une extension de la centralisation sur le terrain du capital prêteur, sous la forme d'une expropriation qui a atteint presque 100 pour cent de toutes les valeurs appartenant à cette catégorie (à l'exception de l'Angleterre et de quelques pays neutres). La classe des rentiers, qui est un des soutiens les plus sûrs et les plus larges du capitalisme, a presque complètement disparu. L'expropriation des épargnes de la classe paysanne par l'inflation a accéléré le processus de centralisation dans l'agriculture où le rythme, en période de capitalisme normal, est, pour des raisons spéciales, beaucoup plus lent. La couche de la paysannerie qui est intéressée au maintien du capitalisme a, de ce fait, beaucoup diminué. Dé même ont été expropriées, par suite .de l'inflation, les épargnes de l'aristocratie ouvrière.

b) La disparition successive de l'exploitation coloniale enlève à la bourgeoisie européenne la possibilité de détacher l'aristocratie ouvrière de l'ensemble du prolétariat, en la faisant participer à ces surprofits coloniaux afin de l'attirer de son côté3. Ainsi disparaît une des bases de l'impérialisme : la communauté d'intérêts d'une partie du prolétariat avec la bourgeoisie.

c) L'hégémonie du capitalisme d'Europe occidentale était basée non seulement sur l'exploitation immédiate des colonies et des demi-colonies, mais aussi sur sa prééminence en tant que « centre industriel du monde ». Les marchandises européennes produites au moyen d'un capital de haute concentration organisée contenaient moins de temps de travail que les marchandises produites par une concentration moins organisée dans les pays de moindre développement économique. L'Europe occidentale industrielle recevait plus de valeurs dans son échange normal de marchandises avec les autres parties du monde qu'elle n'en donnait elle-même. Autrement dit, l'heure de travail de l'ouvrier de l'Europe occidentale avait une plus grande valeur internationale que l'heure de travail des autres ouvriers.

Cet avantage du capitalisme européen est en train de disparaître grâce à l'industrialisation progressive des territoires autrefois agraires.

Enfin, le capitalisme de l'Europe occidentale pris dans son ensemble, à l'exception de l'Angleterre, est devenu de capital exportateur, capital importateur. Au lieu de recevoir comme autrefois son profit des capitaux placés à l'étranger, la bourgeoisie est maintenant obligée de céder une grande partie de cette plus-value expropriée d'Europe à l'Amérique, sous forme d'intérêts des dettes de guerre et des emprunts, ou de profits du capital américain investi en Europe. Les uns après les autres, les pays d'Europe sont asservis par le capital .des Etats-Unis, et ils deviennent vraiment, sinon formellement, des colonies américaines.

Le résultat de ces transformations dans la structure est une contradiction profonde entre les possibilités de production et de réalisation de l'industrie de l'Europe occidentale. L'appareil de production de la grande industrie, par suite du processus de centralisation qui s'est développé pendant la guerre et l'après-guerre, a pris une ampleur extraordinaire (grâce surtout à la transformation de l'industrie de guerre en production de paix et à l'accumulation de « valeurs réelles » pendant la période d'inflation). Mais les possibilités d'écoulement de la production sont très restreintes. Le marché intérieur, par suite du processus de centralisation, des bas salaires ît du chômage, ne peut absorber qu'une faible partie des produits d'usage courant. L'exportation est entravée par l'industrialisation des pays autrefois agraires, par la concurrence des Etats-Unis, dont la bourgeoisie jette sur le marché mondial des marchandises industrielles sous la forme de capital exporté, par le fait que l'Union Soviétique est sortie des rangs des Etats bourgeois, ainsi que par l'effervescence révolutionnaire de l'Asie. De là l'arrêt d'une grande partie de l'appareil de production industrielle et un chômage formidable non seulement dans les phases de crises, mais en tant que phénomène régulier.

Les modifications dans la structure qui se sont produites dans le capitalisme européen : disparition de la classe des rentiers, diminution rapide et générale de toutes les couches moyennes, perte de l'hégémonie industrielle, perte ou diminution des profits coloniaux, transformation d'un capital exportateur en un capital importateur, tout cela ne représente pas la tendance vers une évolution régressive. Tout cela ne fait pas partie d'un mouvement circulaire, mais c'est un processus qui ne revient pas sur lui-même. Autant de faits qui nous apparaissent d'une importance décisive pour juger de la question4. La disproportion entre les possibilités de production et de réalisation de l'industrie européenne pourrait théoriquement être écartée par la fermeture d'une grande quantité de centres de production industrielle — comme cela se passe actuellement en Allemagne — par l'émigration ou par la disparition de la partie « superflue » du prolétariat industriel, ainsi que par l'anéantissement d'une grande partie des forces de production développées par le capitalisme. Mais cela représente précisément la décadence du capitalisme; cela représente pour le système capitaliste une épreuve et une charge telles qu'il pourrait à peine les supporter.

Nous basant sur ces considérations, nous sommes d'avis que la stabilisation actuelle ne représente pas le début d'une nouvelle période de prospérité, mais qu'elle est un épisode passagère de la décadence du capitalisme Européen et, comme perspective plus lointaine, du capitalisme mondial lui-même5

La situation économique de l'Europe en 1925

Nous allons maintenant établir brièvement une comparaison entre la situation économique de l'Europe à la fin de 1925 et à la fin de 1924 pour voir si le processus de stabilisation a fait ou non des progrès au cours de cette année.

Nous n'en tracerons qu'une esquisse générale. La documentation statistique se trouve en quantité suffisante dans nos rapports trimestriels.

Si nous comparons la situation économique actuelle de l'Europe à celle d'il y a un an, nous ne constatons aucune amélioration sensible. Pour tous les pays d'Europe, nulle conjoncture uniforme. Il est toujours impossible à l'heure actuelle de décider si l'année 1925 doit être considérée comme une année de conjoncture favorable ou comme une année de crise. Cela rend tout naturellement bien plus difficile la possibilité de juger du progrès de stabilisation, car on ne peut établir une comparaison exacte qu'entre des phases analogues d'un même cycle de conjonctures. D'une façon générale, on peut dire : l'Europe a eu cette année une récolte exceptionnelle et on aurait pu s'attendre à ce que la production industrielle en fût considérablement améliorée. Or, cela n'a pas été le cas. Quelques branches d'industrie, comme l'industrie textile et la construction, montrent bien une certaine amélioration, mais il n'en est pas de même pour l'industrie lourde. Cela ressort des tableaux suivants :

Tableau de la production de l’Europe (sans la Russie des Soviets)

Charbon (1)

Fer (2)

Acier (3)

Navigation

(millions de tonnes)

(millions de tonnes)

(millions de tonnes)

(1000 tonnes)

1924

Moyenne mensuelle

43,7

2,51

2,70

2.205

1925

Janvier

46,4

2,59

3

2.041

1925

Août

37,7

4,46

2,54

1.863

(1) Belgique, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Sarre, Tchécoslovaquie.
(2) Les mêmes pays ainsi que le Luxembourg et la Suède.
(3) Grande-Bretagne, Allemagne, France, Italie, Pays-Bas.

Ce qui caractérise le mieux la situation, c'est, sans aucun doute, le chômage. Si nous prenons les dernières statistiques de chômage et que nous comparions les mois correspondants en 1924 et en 1925, nous avons le tableau suivant :

Angleterre Belgique Danemark Allemagne Hollande Norvège Suède
1924 août
5,5
septembre
8,2
5,2
7
octobre
7
8,4
1925 août
3,9
septembre
8,3
12,8
8,5
octobre
11,3
12
5,8

Ces chiffres sont déjà anciens : dans quelques pays, en particulier en Allemagne, il s'est produit depuis une aggravation très rapide des conditions du marché du travail. Il manque également plusieurs pays, comme la Pologne, l'Autriche, la Hongrie, qui ont un chômage assez important. On peut affirmer que le nombre total des chômeurs en Europe, à la lin de 1925, n'est certainement pas au-dessous de celui de la fin de 1924.

En ce qui concerne la situation de la monnaie, les monnaies anglaise et hollandaise ont été établies sur la base de l'or dans le courant 1925, par la réintroduction de la' libre circulation de l'or. En revanche, la monnaie polonaise, stabilisée au début de 1924, a perdu sa stabilité, et, à la fin de novembre, la moitié de sa valeur or. De même, les monnaies de la France et de l'Italie sont actuellement à un niveau bien moindre qu'il y a un an. Par contre, il y a un progrès important dans le règlement des dettes interalliées ainsi qu'une amélioration dans le commerce extérieur général.

Si l'on examine très rapidement la situation économique des pays capitalistes les plus importants, on remarque :

En Angleterre, la crise chronique continue. Le chiffre absolu des chômeurs indemnisés n'a diminué que de quelques milliers sur l'an passé; mais cette diminution est fictive et provient de ce que les conditions pour obtenir l'indemnité de chômage ont été aggravées. L'amélioration dans l'industrie lourde est due eu grande partie à la grève des mineurs d'anthracite qui dure depuis des mois déjà, en Amérique, et qui a permis une exportation plus grande du charbon et du fer anglais. L'industrie du textile ne travaille toujours que quelques jours par semaine6 ; la construction des machines, des navires, etc., est toujours à l'état de crise aiguë.

En France, l'inflation continue et a pour conséquence une prospérité factice de l'industrie, provenant de sa grande capacité à concurrencer les autres pays sur le marché mondial. Le bilan du commerce extérieur est favorable. Mais ce sont autant de phénomènes que nous avons appris à connaître pendant la période d'inflation en Allemagne. La stabilisation du franc amènera la même crise qu'en Allemagne et en Angleterre, peut-être dans une forme plus aiguë.

En Allemagne, amélioration de la situation économique dans les mois de printemps et d'été, sous l'influence de l'afflux du capital étranger, mais aggravation aiguë, et qui prend même le caractère d'une crise, dans les mois d'automne. Le nombre des chômeurs indemnisés a augmenté, dans la première moitié de novembre, de 107.000 et atteint 471.000, ce qui signifie, étant donné les conditions très sévères pour avoir droit à l'indemnité de chômage, qu'en Allemagne, le nombre des chômeurs est en réalité deux à trois fois plus grand. L'arrêt de quantité d'usines, les faillites et les cessations d'affaires montrent que l'Allemagne vient d'entrer dans une nouvelle crise très aiguë.

En Pologne, chute catastrophique de la monnaie. Les fluctuations du change ont atteint dans une seule journée jusqu'à 25 et 30 %. Dislocation complète de la vie économique. Chômage formidable. La bourgeoisie est absolument désemparée.

En Italie et dans quelques pays neutres, situation économique un peu améliorée; crise et grand chômage en Norvège, Danemark, Autriche, Hongrie.

En résumé, le tableau général de la situation économique en Europe, à la fin de l'année 1925, n'est pas plus favorable qu'il y a un an. Abstraction faite de la question des dettes et de l'amélioration du commerce extérieur, la stabilisation n'a fait aucun progrès sensible. Nous ne pourrons donner un jugement plus exact que lorsque nous serons en possession des statistiques économiques de la fin de l'année.

La nouvelle tactique de la social-démocratie

Ces changements dans la structure du capitalisme européen amènent automatiquement un isolement de la grande bourgeoisie et une diminution progressive des couches de la population intéressées au maintien du capitalisme. Grâce à l'expropriation des rentiers, à l'expropriation systématique des petits possédants de l'industrie et du commerce, grâce à l'impossibilité pour la bourgeoisie européenne de donner un salaire plus élevé à une partie au moins de la classe ouvrière, la bourgeoisie est de plus en plus isolée des autres couches de la population et les antagonismes de classe deviennent plus aigus. En revanche, on constate que la force combative du facteur subjectif que représente la partie révolutionnaire du prolétariat a diminué par rapport aux années qui ont suivi immédiatement la guerre. A notre avis, l'absence de situation révolutionnaire aiguë provient bien plus du facteur subjectif que des conditions économiques.

Pour affaiblir les forces du facteur subjectif de la révolution, la bourgeoisie se sert surtout de deux moyens : la social-démocratie et la terreur blanche. Ces deux méthodes ne s'excluent pas; au contraire elles peuvent être employées simultanément, comme le montrent les exemples de la Hongrie, de la Pologne et de la Bulgarie. Nous allons essayer de caractériser brièvement le mode d'action de ces deux forces.

Dans la tactique de la social-démocratie à notre égard, il s'accomplit, à l'heure actuelle, une conversion profonde, par suite des modifications dans la situation mondiale dont nous venons de parler. Il serait nécessaire de soumettre à une analyse approfondie ce revirement qui n'en est encore qu'à son début. En voici quelques aspects :

Cette conversion est en connexion étroite avec la prospérité économique de la Russie des Soviets que l'on ne peut plus dissimuler à la classe ouvrière européenne. La base de la tactique de la social-démocratie à notre égard était jusqu'ici la suivante : la dictature du prolétariat signifie la misère et la famine pour la classe ouvrière, ainsi qu'une décadence économique et culturelle.

Au moyen de ce mot d'ordre, les social-démocrates s'efforçaient, non sans succès, de détourner de la voie révolutionnaire beaucoup d'éléments sincèrement révolutionnaires de la classe ouvrière, les empêchant ainsi d'entrer dans les rangs du parti communiste, afin de les conserver dans leur propre camp. Etant donné le rapide développement économique de la Russie des Soviets, cette plate-forme ne peut plus longtemps être employée. La social-démocratie est maintenant en train de préparer la nouvelle plate-forme suivante :

1° La prospérité économique de la Russie des Soviets est la conséquence de son retour au capitalisme. Dans la Russie des Soviets, ce n'est plus la classe ouvrière qui règne, mais une nouvelle bourgeoisie, avec l'appui d'une bande d'anciens chefs ouvriers, assoiffés de pouvoir. En Russie, il n'y a point de « dictature du prolétariat », mais bien un « mauvais » capitalisme primitif et non cultivé, qui exploite et opprime plus fortement la classe ouvrière que le capitalisme « cultivé » des anciens pays capitalistes.

2° La prospérité de la classe ouvrière est possible même à l'intérieur du capitalisme. Le chemin pour l'atteindre est le suivant :

a) Il faut conquérir la majorité parlementaire en gagnant la paysannerie;

b) Il faut transformer la démocratie politique en « démocratie économique ».

Pour conquérir la majorité parlementaire, il faut gagner de larges couches paysannes à la social-démocratie. C'est ce que le parti socialiste autrichien s'efforce de faire actuellement d'une façon très conséquente. Otto Bauer écrit à propos du dernier congrès de la social-démocratie autrichienne7 :

Nous ne devons pas nous attendre à une industrialisation plus grande de l'Autriche capable de donner aux ouvriers et aux employés industriels la majorité de la population. Par conséquent, la tâche la plus importante du parti est de conquérir aux ouvriers et employés industriels des alliés avec lesquels ils pourront briser l'hégémonie de la bourgeoisie sur notre république. Notre travail de recrutement à la campagne — fait jusqu'ici sans directives claires — devra, au moyen d'un programme agraire compréhensible aux masses paysannes et répondant à leurs besoins pratiques, devenir plus méthodique, plus conscient et plus énergique.

Pour gagner les paysans, assure-t-il, un peu plus loin, « le socialisme, comme l'ont toujours affirmé Engels, W. Liebknecht et Kautsky, ne saurait songer à exproprier la masse des paysans ». Bauer trace de façon assez exacte les rapports de la paysannerie avec l'Etat dirigé par le prolétariat.

La société socialiste, dit Bauer, sera fondée par une suite d'actes d'expropriations qui arracheront au capitalisme la grande industrie, la grande propriété, le grand commerce et la banque pour les passer à la collectivité. Par ces actes d'expropriation, on fortifiera immédiatement le pouvoir de la collectivité sur l'économie paysanne. Car dès que l'Etat dominera d'une part la grande industrie qui livre au paysan des machines, des instruments, des objets de consommation et d'autre part dominera le grand commerce, qui répartit les produits de l'économie paysanne, il aura la force de régler par le moyen de la fixation des prix le revenu réel des paysans et la part qui leur revient du revenu réel de toute la population.

Nous voyons ainsi que Otto Bauer a beaucoup appris des bolcheviks. Ce qu'il n'a pas appris et ce qu'il n'apprendra vraisemblablement jamais — car, sur cette question, il tourne autour du pot — c'est comment prendre le pouvoir ? C'est tout au plus s'il balbutie la question suivante :

Esprit et violence, démocratie et dictature, quelles sont vos fonctions dans la conquête du pouvoir ?

Otto Bauer effleure ainsi, il est vrai, l'idée de la dictature, mais c'est uniquement pour faire une légère concession à l'état d'esprit du prolétariat industriel d'Autriche qui touche les plus bas salaires de toute l'Europe, qui est écrasé de chômage et qui commence à douter de la justesse de la voie parlementaire et démocratique. En tout cas, le parti socialiste de l'Autriche a bien adopté à son congrès un programme agraire dans le but ouvertement proclamé de gagner pour sa majorité parlementaire les 300 000 voix qui lui manquent.

D'autres partis social-démocrates de masse vont bientôt suivre l'exemple des social-démocrates autrichiens. Le fondement de cette conversion tactique est la suivante : les petits paysans qui commencent à être las de la direction des agrariens et des gros bonnets campagnards, doivent être raffermis dans leur croyance à l'ordre social bourgeois par une idéologie social-démocrate afin de les empêcher de prendre une voie révolutionnaire sous la direction du parti communiste. Dans la lutte de la révolution et de la contre-révolution pour la conquête de la paysannerie, la social-démocratie, comme toujours, se range du côté de la contre-révolution.

Tel est le sens général de cette nouvelle tactique de la social-démocratie. La social-démocratie « gauchiste » qui opère en Autriche fait le premier pas vers une nouvelle politique paysanne (analogue à la politique paysanne que préconise Lloyd George pour le parti libéral anglais), tandis que la social-démocratie allemande, la plus réactionnaire de toutes, fait le premier pas vers la politique de démocratie économique.

Cette nouvelle politique est basée sur la théorie économique de Hilferding, qui déclare que le capitalisme européen dispose encore d'une longue période de prospérité. Elle se décompose en deux éléments : le mot d'ordre de la démocratie économique, qui n'est autre que la transposition dans le domaine économique de la théorie de Kautsky affirmant que, dans la période actuelle, la forme politique de direction de l'Etat par la bourgeoisie et le prolétariat est le gouvernement de coalition des partis social-démocrates et bourgeois. Si nous cherchons le sens du rapport et de la discussion sur la démocratie économique qui eut lieu au congrès de là C. G. T., à Breslau nous y trouvons les idées suivantes :

Le pouvoir des capitalistes doit être diminué systématiquement par les conseils d'entreprises, par l'activité des représentants ouvriers dans le Reich, dans les localités et les communes, par le développement des coopératives de consommation ouvrières, par la construction de cités ouvrières, par le maintien et le développement des entreprises publiques, par la création d'un parlement et de chambres économiques, etc. ; on doit atteindre ainsi à l'équilibre, dans le domaine économique et juridique, entre les ouvriers et les capitalistes. Tout cela n'est autre chose que le rajeunissement du système des communautés de travail dans l'espoir ou dans le mirage qu'il sera possible, grâce à ces institutions, d'améliorer de façon durable la situation de la classe ouvrière.

Le deuxième élément est la tentative d'instaurer en Allemagne l'idéologie et les méthodes du mouvement ouvrier américain.

La social-démocratie copie fidèlement la bourgeoisie européenne. En tant que facteur contre-révolutionnaire par excellence, elle s'oriente, elle aussi, vers le centre de toutes les forces contre-révolutionnaires du monde, vers les Etats-Unis. La- situation matérielle de l'aristocratie ouvrière américaine est présentée comme l'idéal. La Fédération Américaine du Travail est invitée à entrer dans l'Internationale d'Amsterdam, comme le contre-poids réactionnaire aux Anglais devenus « peu sûrs »8. La social-démocratie combat les partis communistes et l'idéologie révolutionnaire, assurant que l'application des méthodes révolutionnaires exige trop de victimes, trop de sacrifices, superflus d'ailleurs, puisque la démocratie économique (développement des banques ouvrières, des sociétés de consommation, des habitations ouvrières, etc.) signifie 1' « absorption » progressive du capitalisme par le prolétariat.

Cette nouvelle plate-forme de la social-démocratie contre la Russie des Soviets et les communistes est beaucoup plus faible que la précédente ; « La dictature prolétarienne est synonyme de famine et de misère ». Elle est plus faible, parce qu'elle manque totalement de base matérielle.

Le mensonge qui consiste à dire qu'en Russie des Soviets le capitalisme règne ne peut durer longtemps, étant donné les relations toujours plus fréquentes entre la classe ouvrière russe et les autres classes ouvrières. La plate-forme précédente avait une base matérielle : c'est un fait que durant des années, la misère et la gêne ont régné en Russie des Soviets9. Cette légende de la domination actuelle des capitalistes en Russie des Soviets, je le répète, n'a aucune base.

Quant à la plate-forme de la démocratie économique et de l'absorption de l'économie capitaliste, elle est déjà inutilisable dans la période actuelle pour les ouvriers européens. C'est l'idéologie de l'aristocratie ouvrière dans la période du capitalisme prospère. Elle ne peut servir à la lutte contre les communistes que dans les pays où la bourgeoisie est capable d'assurer au moins à une partie Importante de la classe ouvrière un niveau de vie toujours croissant. Cela est de nos jours encore possible dans les Etats-Unis, au Canada, en Australie, dans l'Afrique du Sud, grâce surtout aux surprofits qui peuvent être obtenus par une exploitation renforcée des couches inférieures de la classe ouvrière (émigrés, nègres, population coloniale), aussi bien dans le pays qu'au dehors (impérialisme). En Angleterre, la situation s'est renversée de façon toute particulière : alors qu'à l'époque de prospérité de l'impérialisme anglais, c'est la classe ouvrière des industries d'exportation qui formait l'aristocratie ouvrière, ce sont aujourd'hui les travailleurs des petites branches de production non soumises à la concurrence extérieure qui sont dans une situation matérielle relativement élevée. Mais pour la grande masse du prolétariat des pays européens, on ne saurait envisager une élévation régulière du niveau de vie dans la période actuelle. C'est pourquoi la nouvelle tactique de la social-démocratie manque complètement de base matérielle. Le révolutionneraient progressif de la classe ouvrière en Europe ne saurait être entravé par cette tactique.

Parmi les facteurs de révolutionnement de la classe ouvrière, le niveau d'existence joue un grand rôle. Ce qui est déterminant, ce n'est pas le niveau absolu, mais la direction du changement de ce niveau. Une classe ouvrière dont la situation matérielle est très basse, mais reste constante ou s'améliore, est beaucoup moins révolutionnaire qu'une classe ouvrière dont la situation matérielle est à un niveau plus élevé mais décroissant. Il en est de même pour certaines couches de la classe ouvrière. Ce ne sont pas les couches du prolétariat les plus mal payées qui forment l'avant-garde de la révolution, mais bien plutôt les ouvriers professionnels. Ce ne sont pas les ouvriers professionnels en général qui sont les moins révolutionnaires, mais plutôt ces couches qui, bien qu'avec un revenu infime, ont un salaire assuré et croissant, comme les ouvriers de l'Etat et des communes, les ouvriers qui ont une petite maison et un peu de terrain, etc. L'existence d'une aristocratie ouvrière bien payée n'est pas une garantie contre la révolution lorsque la bourgeoisie n'est plus capable de garantir un standard de vie croissant.

Or la bourgeoisie européenne en est déjà incapable, en dépit de sa tendance à la stabilisation. Le mouvement d'émancipation des colonies et des demi-colonies enlève au capitalisme européen ses surprofits coloniaux. La suprématie économique de l'Amérique écarte l'Europe de beaucoup de marchés. Pour payer ses dettes à l'Amérique, la bourgeoisie européenne est obligée de céder à cette dernière une partie de sa plus-value. Les antagonismes impérialistes qui s'aggravent, la crainte de la révolution obligent la bourgeoisie à entretenir un appareil de coercition dispendieux (armée et police). Comment, dans de telles circonstances, serait-il économiquement possible de garantir à la classe ouvrière une augmentation régulière de sa situation matérielle? C'est pourquoi cette nouvelle tactique de la social-démocratie, préconisant la « démocratie économique », ne peut garantir aucune protection durable à la bourgeoisie, qui profite de la défaite de tel ou tel détachement du prolétariat pour instaurer la terreur blanche.

E. VARGA


Notes

1 Caractéristique est la visite des syndicalistes allemands, aux frais de l'Etat, en Amérique et leur effort pour gagner la Fédération Américaine du Travail à Amsterdam afin d’introduire en Allemagne les méthodes américaines.

2 Voir le Capital, tome I, page 590 : « La centralisation est la concentration des capitaux déjà formés, la cessation de leur indépendance individuelle, l'expropriation du capitaliste par le capitaliste… elle se distingue de la première forme [concentration] par fait qu'elle comporte une modification de la répartition des capitaux déjà existants et actifs. »

3 La bourgeoisie, il est vrai, augmente l'écart entre les salaires des ouvriers professionnels et des manœuvres, mais moins en élevant réellement le niveau de vie des professionnels qu'en abaissant celui des manœuvres.

4 C'est pourquoi nous ne mentionnons pas non plus ici ces graves phénomènes de crise qui proviennent de la même disproportion, mais qui portent en eux des possibilités immanentes d'équilibre : la crise du charbon, de la navigation, etc.

5 Il circule cette idée que le capitalisme européen pourrait, avec l'aide du capitalisme américain, parvenir, au bout d'un certain temps, à une nouvelle prospérité, comme il en a été pour le capitalisme américain au XIXe siècle grâce à l'aide du capital européen. Nous croyons que cette idée est tout à fait fausse. L'Amérique a pu se développer avec l’aide du capital européen parce que c'était un pays avec des richesses naturelles formidables et des possibilités infinies, et aussi parce que sa prospérité s'est développée dans le cadre d'un capitalisme mondial en ligne ascendante. Pour l'Europe disloquée, déchirée par des antagonismes impérialistes, privée de son hégémonie industrielle et impérialiste, secouée fébrilement par les luttes sociales les plus graves, hantée par le spectre de la Russie Soviétiste, cette possibilité n'existe pas.

6 Les chiffres suivants montrent combien l'industrie anglaise du coton a souffert du soulèvement libérateur chinois et du boycottage des marchandises anglaises. L'exportation des marchandises textiles du Lancashire vers la Chine s'est abaissée aux chiffres suivants (en millions de yards) en 1925 : janvier, 27,8; mars, 17,7; août, 8,7; septembre, 8,5.

7 Der Kampf, novembre 1925, page 403.

8 Nous essaierons, dans un prochain article, de représenter d'une façon détaillée cette orientation vers l'Amérique de la social-démocratie européenne, et en particulier de la social-démocratie allemande.

9 Dans mon livre : Les problèmes d'économie politique de la dictature prolétarienne, j'ai démontré, sur la base de l'expérience hongroise, qu'au début de chaque dictature le niveau réel d'existence du prolétariat industriel tombe nécessairement en même temps que la production. La production tombe parce qu'en même temps que cesse la domination de classe cesse aussi la discipline de classe dans la production. La conséquence en est que la discipline du travail reste fortement ébranlée jusqu'à ce qu'une nouvelle forme de discipline du travail s'établisse basée sur les nouveaux rapports de force. Ce processus demande un certain temps.


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