1922

Source : Bulletin communiste n° 2 (troisième année), 12 janvier 1922. L'article original avait paru dans la Pravda, 6-7 novembre 1921, p. 7.


Pour le front unique

Albert Treint


Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDFTéléchargement
Cliquer sur le format de contenu désiré

I. — Historique

Au cours l'année 1921, est née dans plusieurs sections de l'Internationale une tactique nouvelle. Instinctivement employée tout d'abord, elle fut clairement formulée dans les décisions de 3e Congrès de Moscou et elle tend aujourd'hui à la systématisation sous le nom de Front prolétarien unique.

Au début de l'an dernier, le Parti allemand adressait à toutes les organisations la fameuse Lettre ouverte pour les convier à une action commune de tout le prolétariat. Plus tard, le Parti italien, écartant le Parti serratiste, cherchait à établir l'unité de front avec les organisations syndicales seulement.

Entre temps avait lieu à Moscou le Congrès communiste mondial. La thèse sur l'organisation des Partis Communistes disait dans son paragraphe 34 :

Si le P. C. est obligé d'essayer de prendre en mains la direction des masses à un moment où les antagonismes politiques et économiques sont surexcités et provoquent de nouveaux mouvements et de nouvelles luttes, on peut renoncer à établir des revendications particulières et adresser des appels simples et concis, directement aux membres des partis socialistes et des syndicats, les invitant à ne point éviter les luttes nécessaires contre les entrepreneurs, même en dépit des conseils de leurs chefs bureaucrates, étant données la misère et l'oppression croissantes et afin de n'être pas poussés à la perte et à la ruine complète. Les organes du Parti et surtout les quotidiens doivent chaque jour démontrer et souligner pendant ce mouvement que les communistes sont prêts à participer en chefs aux luttes actuelles ou proches des prolétaires réduits à la misère et qu'ils accourront au secours de tous les opprimés dès que cela leur sera possible dans la situation tendue actuelle. Il faudra prouver quotidiennement que le prolétariat ne saurait plus continuer à subsister sans ces luttes et que néanmoins les anciennes organisations cherchent à les éviter et à les empêcher.

Enfin ces derniers mois, il fut question dans le Parti allemand, avec des garanties et sur un programme précis comportant l'armement du peuple, de proposer aux majoritaires et aux indépendants la formation avec les communistes d'un gouvernement purement ouvrier. Dans l'esprit des camarades allemands cette offre était faite pour mettre au pied du mur et démasquer les majoritaires engagés à fond dans les combinaisons de Wirth et de Rathenau.

Sans vouloir juger sommairement des choses d'Allemagne, il apparaît que la formule tactique du front unique, si elle n'est pas très clairement précisée, peut aboutir à des déviations dangereuses ou ne pas être comprise par certaines parties des masses ouvrières.

Aussi, je salue avec joie la convocation par l'Exécutif d'une Conférence des partis affiliés à l'effet d'étudier en premier lieu la question du front prolétarien unique.

II. — Front unique et Parti français

Le Parti français pour diverses raisons a eu jusqu'ici une vie internationale peu active. Il ne s'est guère occupé de la question du front unique. De ce problème qui est au premier plan des préoccupations de l'Internationale, les sections et les fédérations n'ont pas été saisies et le Comité directeur de l'an dernier s'est borné à l'audition de quelques camarades retour d'Allemagne.

Dans cette ignorance, un grand nombre de camarades ont identifié la tactique du front unique et le rapprochement immoral avec les dissidents.

Cela explique les applaudissements enthousiastes qui accueillirent à Marseille certaines condamnations sommaires de la tactique de l'unité de front. Cela explique l'hostilité de l'unanimité de la sous-commission de politique générale où je fus seul à défendre le point de vue de l'Internationale.

Il est nécessaire que le Parti soit éclairé. Dès maintenant, sur ce sujet, un large débat doit être ouvert. Il appartient à la direction du Parti de renseigner, de documenter les sections et les fédérations et de faire participer l'Internationale elle-même à cette vaste discussion.

III. — Théorie du front unique

Par la pratique du front unique, les Partis Communistes d'Allemagne et d'Italie ont instinctivement adapté leur tactique de combat à une situation générale nouvelle — nouvelle dans le monde entier. Il est naturel que ce changement dans la situation ait été perçu en premier lieu et avec plus d'acuité dans les pays ou le capitalisme se décompose le plus vite et où s'accélère la tension, des antagonismes sociaux.

Au 3e Congrès, l'Internationale a clairement défini la nouvelle situation mondiale.

Le capitalisme, après la prospérité factice de guerre, après l'assaut général que lui livrèrent tous les prolétariats en 1919 et en 1920, se voyant, par l'effet de ses crises internes, acculé à la ruine économique, s'est politiquement ressaisi. Il se rend parfaitement compte qu'il ne peut se sauver et tenter de reconstruire le monde selon ses formules de profit qu'en régnant souverainement sur une classe ouvrière complètement asservie.

Le capitalisme est passé partout à l'offensive : lutte contre les 8 heures, lutte pour la réduction des salaires, lutte contre l'existence des organisations ouvrières elles-mêmes, à coups de mesures administratives ou de représailles patronales en France, à coups de fusils et de mitrailleuses en Allemagne et en Italie.

Mais c'est là une offensive désespérée. Si elle ne réussit pas, si le prolétariat reste sur ses positions, c'est la faillite du capitalisme avec toutes les possibilités révolutionnaires qu'elle comporte.

Le prolétariat, lui, est passé à la défensive. Menacé dans ses besoins les plus immédiats, il tend à se défendre pour ainsi dire biologiquement. Il est apte à marcher dans sa totalité pour des mots d'ordre concrets, pour des réformes précises ou même pour la simple conservation de son niveau actuel de vie.

Il est facile, dans la situation actuelle, de réaliser l'unité de front prolétarien pour des actions déterminées et sur des mots d'ordre précis.

Et cela crée pour les communistes des possibilités de travailler davantage pour la révolution.

Autrefois, les communistes prêchaient la prise du pouvoir politique et appelaient les prolétaires à la bataille définitive. Ils n'étaient suivis que par la fraction la plus avancée du prolétariat.

Les réformistes illusionnaient une partie notable des masses en appelant les travailleurs à lutter pour des revendications limitées et compatibles avec l'existence du régime capitaliste.

Il y avait dissociation de la réforme et de la révolution.

Aujourd'hui, si le prolétariat résiste victorieusement sur le front des 8 heures et de la conservation des salaires, la situation économique du monde est telle que le régime capitaliste saute.

Il y a coïncidence entre la réforme et la révolution ; la réforme est un équivalent pratique de la révolution.

Cela permet aux communistes, sans rien abandonner de leur volonté révolutionnaire, d'appeler le prolétariat à lutter pour des buts concrets et immédiats et par là d'entraîner au combat derrière eux toute la classe ouvrière.

Et dans cette situation, les réformistes prennent leur véritable figure : celle de contre-révolutionnaires.

La réforme équivaut si bien à la Révolution, que les soi-disant réformistes, par peur de la révolution, abandonnent le terrain même des réformes. Ils se refusent au combat défensif du prolétariat. Ou s'ils parlent de réformes, c'est contre les ouvriers et pour la bourgeoisie. Les majoritaires de la C. G. T. n'ont-ils pas pris parti en faveur de l'impôt sur les salaires ?

Nos pseudo-réformistes font du réformisme à rebours, du rétro-réformisme, en un mot de la contre-révolution hypocrite.

En appelant le prolétariat à se défendre sur le front unique, il y a pour les communistes des possibilités nouvelles de dénoncer aux masses profondes la trahison des chefs réformistes ou opportunistes qui jusqu'ici les ont égarées.

Ou bien ceux-ci refusent le combat, ou bien, s'ils l'acceptent, on peut être sûr qu'ils trahiront. Dans tous les cas, il y a intérêt pour les communistes à les mettre au pied du mur et à les démasquer.

La tactique du front unique est apparue si redoutable aux chefs social-majoritaires d'Allemagne qu'ils ont lancé à leurs organisations le mot d'ordre d'isoler les communistes. Inutile de dire que, malgré les chefs, de nombreuses organisations indépendantes et majoritaires locales ont répondu a l'appel des communistes et qu'ainsi, peu à peu, les masses, jusque-là égarées, se libèrent de l'emprise des vieilles organisations.

On voit par là combien se trompent ceux qui voient dans la tactique du front unique un pas vers le rapprochement avec les chefs dissidents ou vers le retour à l'ancienne unité.

Se rapprocher, oui. Pour des actions déterminées et sur des mots d'ordre précis. Se rapprocher, oui, mais pour se quereller avec les chefs opportunistes et réformistes, et pour que, dans la querelle, les masses donnent raison au communisme.

Notre intransigeance doctrinale ne doit pas s'enfermer dans le rêve, la spéculation pure, le journalisme ou le meeting. Nous devons transporter notre intransigeance doctrinale dans toutes les luttes, dans toutes les réunions de travailleurs où se préparent les luttes, dans les entrailles mêmes du réel pour le féconder.

Notre parti n'a guère été jusqu'ici qu'un parti de propagande communiste. Il doit devenir un parti d'actions communistes. Par nos démonstrations théoriques, nous avons atteint les mêmes auditeurs de réunions publiques, les mêmes lecteurs de journaux, le même public de convaincus et de sympathisants.

Dans des luttes auxquelles participera le dernier ouvrier, le plus éloigné de nos doctrines, nous ferons l'éducation par l'action de tout le prolétariat. Nous accompagnerons nos démonstrations théoriques, à retentissement limité, de la preuve expérimentale de la trahison opportuniste et réformiste, preuve que chaque travailleur pourra tirer de sa propre expérience.

En résumé, le front unique c'est, pour atteindre l'objectif révolutionnaire, la tactique indirecte substituée à la tactique directe ; c'est la lutte du prolétariat entier pour la réforme révolutionnaire substituée à la lutte d'une avant-garde d'élite pour la révolution totale ; c'est, enfin, la preuve expérimentale accompagnant la démonstration théorique dirigée contre l'illusionnisme des Longuet, des Blum et des Jouhaux.

IV. — Utiles précautions

La tactique du front unique étant ainsi nettement définie dans son essence, dans son objet et dans ses rapports avec la situation mondiale, il est nécessaire d'en déterminer les modalités d'application, selon les pays et selon les situations.

Naturellement comme il arrive chaque fois qu'on s'applique au réel c'est-à-dire au complexe, pour le transformer, il est impossible de prévoir tous les cas qui peuvent se présenter.

Les modalités d'application varieront selon que le Parti Communiste rassemble la majorité ou la minorité des prolétaires politiquement organisés ; selon la puissance d'entraînement des partis ouvriers en présence ; selon la situation syndicale ; selon qu'il y a ou non scission syndicale et selon la pureté des partis communistes intéressés.

Une fois adoptée en France la tactique du front unique devra être examinée dans le détail de son fonctionnement en tenant compte de tous ces éléments de la réalité complexe et mouvante. Elle devra être l'objet d'une surveillance constante et vigilante des communistes les plus zélés et les plus avertis.

Quelques règles simples peuvent néanmoins être tracées pour guider l'examen des cas particuliers qui peuvent se présenter.

D'abord, en aucun cas, la tactique du front unique ne devra permettre aux chefs disqualifiés devant la majeure partie de l'opinion ouvrière de redorer leur blason.

Ensuite, le front unique ne pourra être réalisé qu'avec des organisations exerçant encore une influence certaine sur des masses égarées et qu'il est impossible d'atteindre autrement avec facilité.

Enfin la participation à des actions communes et limitées doit être accompagnée de la critique communiste la plus sévère et la plus juste de l'activité des chefs qu'il importe de démasquer.

Toute action du prolétariat sur un front unique qui n'aboutit pas à augmenter ou à renforcer l'influence communiste est une action mal conduite. Les communistes doivent l'examiner soit pour en tirer des leçons d'avenir, soit pour prendre les sanctions nécessaires contre les camarades incapables ou traîtres.

V. — Conclusions

Sans retard le Parti français doit mettre à l'ordre du jour de toutes ses réunions l'examen du problème du front prolétarien.

Cette étude doit être abordée sans idée préconçue. Beaucoup de camarades ont donné une adhésion sentimentale à la IIIe Internationale et sont plus enclins à l'intransigeance verbale et stérile qu'au maniement de la dialectique marxiste, pourtant si féconde. Il importe que tous ceux qui ont une culture doctrinale solide luttent partout autour d'eux pour que tous les militants disciplinent intellectuellement leurs colères, leurs révoltes et leurs aspirations révolutionnaires.

Il ne faut pas permettre à l'opportunisme de droite de s'enfermer dans la tour d'ivoire d'une intransigeance feinte pour se donner des airs trompeurs d'extrême-gauche.

Il faut surtout marquer un péril certain. Là où le vieil esprit opportuniste n'a pas été suffisamment éliminé de nos organisations communistes, la tactique du front unique est dangereuse.

En permettant dans l'action commune le raprochement des dissidents de l'extérieur et des dissidents de l'intérieur, elle peut favoriser pour tous ceux qui en ont la nostalgie, le retour à l'unité impuissante et contradictoire d'autrefois.

Loin de constituer une tentative de retour à l'unité, la tactique du front unique n'est possible, désirable, efficace, que dans la mesure ou la scission nette, définitive, irrévocable d'avec les centristes et les opportunistes a véritablement abouti à la formation d'un pur Parti communiste.

Seulement alors la critique communiste des luttes entreprises peut en arrachant les travailleurs à l'emprise dès vieilles organisations, les amener dans la zone d'attraction du Parti ; seulement alors l'influence croissante du prolétariat permettra de terminer la lutte contre la bourgeoisie par la victoire de la classe ouvrière.


Archives Rosa LuxemburgArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire