1867

Un chapitre du livre premier découvert ultérieurement et qui fournit des précisions cruciales pour l'analyse du mode de production capitaliste.


Un chapitre inédit du Capital

Karl MARX

Résultats du procès de production immédiat


Dans ce chapitre, nous examinerons trois points :
1º Les marchandises, comme produits du capital et de la production capitaliste.
2º La production capitaliste est création de plus-value, et enfin
3º elle est production et reproduction de l'ensemble du rapport, par quoi le procès de production immédiat obtient son caractère spécifiquement capitaliste.

Dans la rédaction ultime, celle pour l'impression, le premier de ces trois points est à placer à la fin, et non au début, parce qu'il représente le passage au Livre II, le procès de circulation du capital. Cependant, pour plus de commodité, nous commencerons par ce premier point. [1]


1. Les marchandises comme produit du Capital

A. Caractéristiques générales

La forme la plus élémentaire de la richesse bourgeoise - la marchandise - constitue le point de départ de notre livre et la condition préalable à la formation du capital. Or, désormais, les marchandises apparaissent, en outre, comme le produit du capital. En bouclant de la sorte le circuit, notre analyse suit donc étroitement le développement historique du capital.

L'une des conditions de genèse du capital l'échange de marchandises - le commerce - se développe à partir de niveaux de production certes différents, mais ayant en commun le fait que la production capitaliste, ou bien n'y existe pas du tout, ou bien n'y surgit que d'une manière tout à fait sporadique. Par ailleurs, l'échange mercantile développé et la marchandise comme forme sociale, universelle et nécessaire du produit, ne peuvent être que le résultat du mode de production capitaliste.

Si nous considérons les sociétés de production capitaliste développée, nous voyons que la marchandise y surgit constamment comme condition d'existence et pré­supposition élémentaire du capital en même temps que comme résultat immédiat du mode de production capitaliste.

La marchandise et la monnaie sont donc, l'une et l'autre, des présuppositions élémentaires du capital, mais elles ne deviennent du capital que dans des conditions déterminées. En effet, le capital ne peut se former que sur la base de la circulation des marchandises (ce qui implique la circulation monétaire), donc à un niveau de développement assez important du commerce. A l'inverse, la production et la circu­lation de marchandises n'ont nullement pour condition d'existence le mode de production capitaliste; en effet, « on les trouve aussi dans les formations sociales pré­bourgeoises », comme nous l'avons déjà expliqué [2]. D'un côté elles sont la présupposition historique, du mode de production capitaliste; de l'autre côté, - c'est seule­ment sur la base de la production capitaliste que la marchandise devient la forme universelle, tout produit devant désormais adopter la forme de marchandise. Dès lors, la vente et l'achat ne portent plus seulement sur l'excédent, mais encore sur la substance même de la production, les différentes conditions de production elles-mêmes devenant en général des marchandises, qui passent de la circulation dans le procès de production.

C'est pourquoi, nous pouvons dire, d'une part, que la marchandise est la condition préalable à la genèse du capital et, d'autre part, qu'elle est essentiellement le produit et le résultat du procès de production capitaliste, lorsqu'elle est devenue forme générale et élémentaire du produit. Aux stades antérieurs de la production, une partie des produits seulement revêt la forme de marchandise. En revanche, le produit du capital est nécessairement marchandise (cf. Sismondi) [3]. C'est pourquoi, à mesure que se développe la production capitaliste, c'est-à-dire le capital, on constate aussi que se réalisent les lois générales que nous avons dégagées à propos de la marchandise, par exemple celles qui régissent la valeur dans la forme développée de la circulation monétaire.

On observe alors que les catégories économiques existant déjà aux époques précapitalistes de production acquièrent, sur la base du mode de production capita­liste, un caractère historique nouveau et spécifique.

L'argent - simple figure métamorphosée de la marchandise - ne devient capital qu'à partir du moment où la capacité de travail de l'ouvrier est transformée en mar­chandise. C'est ce qui implique que le commerce ait conquis une sphère où il n'apparaissait que sporadiquement, voire en était exclu. Autrement dit, la population laborieuse ne doit plus faire partie des conditions objectives du travail, ou se présenter sur le marché en producteur de marchandise : au lieu de vendre le produit de son travail, elle doit vendre son travail, ou mieux sa capacité de travail. C'est alors seulement que la production, dans toute son ampleur, en profondeur comme exten­sion, devient production de marchandise. En conclusion, la marchandise ne devient forme élémentaire générale de la richesse que sur la base de la production capitaliste.

Par exemple, tant que le capital ne domine pas encore l'agriculture, on continue de produire une grande partie des denrées comme simples moyens de subsistance, et non comme marchandises. De même, une importante fraction de la population laborieuse reste non salariée et la plupart des conditions de travail ne sont pas encore du capital [4].

Tout cela implique que la division du travail développée - telle qu'elle apparaît par hasard au sein de la société - et la division du travail capitaliste au sein de l'atelier s'engendrent et se conditionnent réciproquement. En effet, la marchandise - forme déterminée du produit - et donc l'aliénation du produit comme forme nécessaire de l'appropriation supposent une division du travail social pleinement développée. Or, c'est seulement sur la base de la production capitaliste - et donc aussi de la division du travail capitaliste au sein de l'atelier - que tout produit revêt nécessairement la forme mercantile, et que tous les producteurs sont nécessairement des producteurs de marchandises. C'est donc seulement sur la base de la production capitaliste, que la valeur d'usage est en général médiatisée par la valeur d'échange.

Les trois points suivants sont décisifs :
1. Ce n'est que la production capitaliste qui fait de la marchandise la forme générale de tous les produits.
2. La production de marchandises conduit nécessairement à la production capitaliste, dès lors que l'ouvrier cesse de faire partie des conditions de production objec­tives (esclavage, servage) ou que la communauté naturelle primitive (Inde) cesse d'être la base sociale; bref, dès lors que la force de travail elle-même devient en général marchandise.
3. La production capitaliste détruit la base de la production marchande, la production individuelle autonome et l'échange entre possesseurs de marchandises, c'est-à-dire l'échange entre équivalents. L'échange purement formel entre capital et force de travail devient la règle générale.

A ce point, il est parfaitement indifférent de déterminer la forme sous laquelle les conditions de production entrent dans le procès de travail. Peu importe si elles ne transmettent que progressivement leur valeur au produit, telle une fraction du capital constant, entre autres les machines, ou bien si elles s'y dissolvent physiquement, comme la matière première; ou enfin si une partie du produit est de nouveau utilisée directement par le producteur lui-même comme moyen de travail, telle la semence dans l'agriculture, ou bien s'il doit vendre pour en reconvertir l'argent en moyen de travail. Tous les moyens de travail produits - outre qu'ils servent de valeurs d'usage dans le procès de production - opèrent maintenant aussi comme élément du procès de valorisation. Si on ne les convertit pas en argent véritable, du moins les estime-t-on en monnaie de compte et les tient-on pour des valeurs d'échange; bref, on calcule très exactement l'élément de valeur qu'ils ajoutent au produit, sous une forme ou sous une autre.

Par exemple, dans la mesure où la production capitaliste, se fixant à la campagne, transforme l'agriculture en branche d'industrie exploitée de manière capitaliste et produisant pour le marché des articles destinés à la vente, et non à la consommation directe, on calcule ses dépenses et on traite en marchandise - et donc en argent - chacun de ses articles (peu importe d'ailleurs qu'il soit acheté au producteur par un tiers ou par lui-même); bref, dans la mesure où la marchandise est traitée comme une valeur autonome, elle est argent.

Dès lors qu'ils sont vendus comme marchandises - et sans cette vente, ils ne se­raient même plus des produits - le blé, le foin, le bétail, les diverses semences, etc. entrent dans la production comme marchandises, et donc aussi comme argent. Tout comme les produits, les conditions de production qui sont d'ailleurs produites elles aussi, deviennent des marchandises, et le procès de valorisation implique qu'elles soient calculées comme des grandeurs monétaires, sous la forme autonome de valeurs d'échange.

Constamment, le procès de production immédiat est dès lors union indissoluble entre procès de travail et procès de valorisation, tout comme le produit est unité de valeur d'échange et de valeur d'usage, autrement dit marchandise.

Mais, il y a plus que ce changement formel : à mesure que les fermiers achètent ce dont ils ont besoin - et que se développe donc le commerce des semences, des engrais, du bétail, etc. - ils vendent eux-mêmes plus de produits de leur travail. C'est ainsi que, pour chacun de ces fermiers, les conditions de production passent effecti­ve­ment de la circulation dans le procès de production, et la circulation devient toujours davantage présupposition de sa production, les conditions de celle-ci apparaissant de plus en plus comme des marchandises, réellement achetées ou achetables. De toute façon, ces articles et moyens de travail sont pour eux des marchandises, et forment donc aussi des éléments de valeur de leur capital. Même lorsqu'ils les remettent en nature dans leur propre production, les fermiers les calculent comme s'ils les avaient vendus à eux-mêmes. Tout cela se développe au fur et à mesure que le mode de production capitaliste gagne l'agriculture, et que celle-ci est gérée comme une fabrique.

En tant que forme universelle et nécessaire du produit et détermination spécifique au mode de production capitaliste, la marchandise se manifeste de façon tangible dans la production à grande échelle qui s'instaure au cours du développement capitaliste : le produit devient toujours plus unilatéral et massif, ce qui lui imprime des traits sociaux étroitement dépendants de la nature des rapports sociaux existants, en même temps qu'un caractère contingent, inessentiel et indifférent vis-à-vis de sa valeur d'usage et de la satisfaction du besoin des producteurs.

La valeur d'échange de ce produit de masse doit être réalisée. Il lui faut donc par­courir le cycle des métamorphoses de toute marchandise, non seulement parce que le producteur doit, de toute nécessité, disposer de ses moyens de subsistance pour pro­duire en tant que capitaliste, mais encore parce que le procès de production doit continuer et se renouveler : il tombe donc dans la sphère du commerce. Celui qui l'achète n'est pas le consommateur immédiat, mais le marchand dont la fonction spé­ci­fique est de réaliser la métamorphose des marchandises (Sismondi.) Enfin, le produit se mue en marchandise, et donc en valeur d'échange, à mesure qu'au sein de la production capitaliste, les branches productives se multiplient et se diversifient, en même temps que la sphère d'échangeabilité du produit [5].

La marchandise, à l'issue de la production capitaliste, diffère de celle qui en a été l'élément et la présupposition au départ. De fait, nous sommes partis de la marchan­dise particulière, article autonome matérialisant une certaine quantité de temps de travail, et donc une valeur d'échange de grandeur donnée. Or, à présent, la marchan­dise a d'autres caractéristiques :

1. Abstraction faite de sa valeur d'usage, elle renferme une quantité déterminée de travail socialement nécessaire. Mais, alors qu'il importe peu - et en fait il est com­plètement indifférent - de connaître l'origine du travail objectivé dans la marchandise tout court, il faut que la marchandise, produit du capital renferme pour partie du travail payé, et pour partie du travail non payé. (Nous avons déjà vu que cette expression n'est pas tout à fait correcte, puisque le travail en tant que tel ne se vend ni ne s'achète directement.) Mais, une somme de travail s'est objectivée dans la mar­chan­dise. Abstraction faite du capital constant pour lequel est payé un équivalent, une partie de ce travail objectivé est échangée contre son équivalent en salaire, une autre est appropriée sans équivalent par le capitaliste. Toutes deux sont objectivées et constituent des fractions de valeur de la marchandise. C'est donc pour plus de brièveté seulement que nous parlons de travail payé et de travail non payé.

2. Chacune de ces marchandises n'est pas seulement une partie matérielle du produit total du capital, mais une partie aliquote du lot (fr.) produit. Il ne s'agit plus d'une marchandise particulière et simple, d'un produit existant à lui tout seul devant nous; le procès n'a plus pour résultat de simples marchandises particulières, mais une masse de marchandises dans laquelle se sont reproduites la valeur du capital avancé + la plus-value (surtravail approprié), dont chacune contient et la valeur du capital et celle de la plus-value produite.

Le travail utilisé pour chacune des marchandises en particulier ne peut plus être déterminé, sinon par un calcul de moyenne; bref, par une estimation idéelle. On évalue d'abord la fraction du capital constant qui n'entre dans la valeur du produit total que pour autant qu'il est usé, puis les conditions de production consommées collectivement, et enfin le travail directement social et moyen d'une foule d'ouvriers coopérant dans la production. Bref, c'est un travail dont on calcule la valeur par péréquation, car on ne peut plus calculer le travail dépensé pour chaque marchandise en particulier. On l'estime donc idéellement, comme partie aliquote de la valeur totale; et, dans la détermination du prix de la marchandise, ce n'est plus qu'une partie idéale du produit total dans lequel se reproduit le capital.

3. En tant que produit du capital, la marchandise porte la valeur totale du capital + la plus-value, contrairement à la marchandise autonome, considérée à l'origine. Cette marchandise est une métamorphose du capital qui vient de se valoriser, et elle se révèle dans le volume et les dimensions de la vente, qui va s'effectuer en vue de réaliser la valeur originelle et la plus-value produite, ce qui ne s'obtient pas en vendant à leur valeur chacune des marchandises ou une partie d'entre elles.


Notes

[1] Conformément à ces indications, les différents éditeurs du VI° Chapitre ont inversé l'ordre des rubriques. Nous n'estimons pas devoir en faire autant, parce que Marx n'a pas mis la dernière main à cet écrit et a dit lui-même que l'ordre en est le plus « commode ». En outre, le plan d'ensemble immédiat, en fonction duquel Marx pensait inverser l'ordre des rubriques, a été modifié lors de la publication. Par exemple, les deux derniers chapitres du livre I ont été intervertis, sans doute pour des raisons de censure. (N.R.)

[2] Cf. K. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin, 1859.

[3] Cf. Sismondi, Nouveaux Principes d'économie politique, tome X, Paris, 1819, p. 113, et le Capital, livre I°, Ed. Soc., vol. 1, p. 176.

[4] Cf. dans les Pages Éparses, en fin de volume, la note sur la Différence de centralisation des moyens de production dans les divers pays, p. 288. Marx y établit le lien entre le développement des formes de propriété dans l'agriculture et l'essor de l'industrie capitaliste.(N.R.)

[5] Cf. Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique (Éditions Sociales, p. 11), et aussi Wakefield.


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