1843

Source. Marx : du "vol de bois" à la critique du droit
Edition critique de « Débats sur la loi relative au vol de bois » ; « Justification du correspondant de la Moselle »
de Pierre Lascoumes et Hartwig Zander, collection philosophie d'aujourd'hui, Presses Universitaires de France, Paris 1984

K. Marx

 

Justification du correspondant de la Moselle

1843

Justification du ++ correspondant de la Moselle

Cette partie regroupe deux sortes de textes :

- tout d’abord, les trois articles du Correspondant de la Moselle, Peter Coblenz qui se dissimule derrière le signe « + + ». Ces textes sont à l’origine de la polémique avec von Schaper qui précéda l’interdiction de la Gazette rhénane ;

- d’autre part, l’annonce et la « justification » où Marx se substitue à Coblenz pour répondre au président. Il le fait en s’appuyant sur les documents assemblés par le correspondant. [1]


Allemagne, ++ de la Moselle, 12 novembre

Le vigneron peut espérer de bons prix, encouragé en cela par des résultats déjà tangibles :

    1) Le vin, à son stade actuel, celui que l’on nomme « laiteux », présente les mêmes signes que ceux qui annonçaient autrefois un vin exceptionnel. Il a déjà fourni les preuves les plus convaincantes de sa vigueur, de son corps et de son bouquet ;

    2) Les prix des raisins, du moût et des vins nouveaux sont en cours d’alignement sur ceux des meilleures années.

A Zeltingen, Graach, Berncastel, Dozemond et à Pisport, on en a vendu de petites quantités, entre 16 et 24 thalers l’Ohm [2], et avant-hier à Filzen a été vendu un foudre [3] pour 180 thalers et un autre pour 190 tha­lers. Afin d’apprécier ce fait à sa juste mesure, il ne faut cependant pas passer s crus silence le fait que les vendeurs sont des vignerons pauvres, ceux qui ne récoltent pas leur cru sur les terres les mieux exposées, qui n’ont pour stocker ni tonneau ni cave, et sont obligés par des contraintes de toutes sortes de brader dès que possible. La conjoncture de cette année qui promet une qualité de vin probablement supérieure et des prix élevés s’explique par plusieurs facteurs : la quantité a atteint à peine la moitié d’une récolte complète, peu de vin vieilli de bonne qualité ou de qualité supérieure est en réserve, que ce soit chez les vignerons ou chez les négo­ciants plus importants ; enfin, cette année, le vin mosellan n’a pas à redouter une concurrence trop forte des vins des régions avoisinantes, puisque l’on constate, effectivement, dans la Bavière rhénane et dans la Hesse que, de mémoire d’homme, on n’avait pas connu de récolte si maigre. De même, dans la Sarre et certaines régions mosellanes, le vignoble a peu produit en raison des dégâts causés, l’an passé, par la chute de grêle, et dans le célèbre Scharzberg, la récolte obtenue est très faible.

Pourtant, il nous faut contrebalancer ces espoirs; si tous ceux-ci se réalisent, si le vigneron mosellan se voit récompensé, cette année, de toutes ses peines amères, si le résultat quantitatif est celui d’une grande récolte, cela ne suffira pas à guérir les blessures infligées au vigneron les années précédentes. Il endure depuis trop longtemps déjà et trop profon­dément fin cauchemar qui anéantit toutes ses forces, c’est pourquoi il accepte ce bienfait actuel en silence et avec tristesse, un peu comme un homme terrassé par la maladie, ayant réglé ses comptes avec le monde, accueillerait un cadeau d’ici-bas.

Tandis qu’aux temps favorables (1818-1825), pendant les vendanges, les Mosellans emplissaient d’éclats de joie et de chants leur chère vallée tant aimée et offraient en libation le vin nouveau aux pourvoyeurs de tous ces biens avec une gratitude spontanée, à présent, de tristes silhouettes, chargées de fardeaux de raisins, se traînent vers les pressoirs; en effet, ils ne récoltent pas pour eux-mêmes, mais pour leurs créanciers. Un silence de mort règne dans toute la vallée. Qui a inoculé cette gangrène dévorante ? Avant tout les impôts de l’Etat, qui depuis plus d’une décennie accablent la Moselle au-delà de ses forces, doivent être désignés comme la cause primordiale de la misère.

Lorsque le taux d’imposition [4] actuellement en vigueur fut établi pour la vallée de la Moselle, le calcul retenu alors reposait sur des prémices tout à fait justes. On évalua sur un certain nombre d’années le produit net approximatif, on détermina rapidement le produit moyen, ainsi que la valeur du capital des biens fonciers, et l’on fixa sur cette base le montant des impôts. Mais les données de base à partir desquelles la taxation avait été fixée se sont, depuis, totalement modifiées. Après 1825 les mauvaises années se suivirent sans trêve jusqu’en 1834, année durant laquelle inter­vint un événement politique qui, bien plus que tous les événements natu­rels, entraîna la ruine totale des Mosellans.

Le Mosellan n’est pas d’une nature si égoïste qu’il voit d’un mauvais œil l’union douanière qui étend sa bienfaisance dans toute l’Allemagne, aussi bien sur un plan politique que commercial ; mais il sent vivement qu’il est la victime, imposée par l’union douanière, qui doit donc laisser couler son sang sans résister. Bien peu, ou plutôt rien, n’a été fait pour son secours, ses gémissements les plus profonds, ses cris de pitié se perdent sans trouver d’écho ni dans sa propre patrie, ni dans celle de ses frères allemands.

Le Mosellan est limité à sa petite vallée et à ses vignobles. La nature ne lui a accordé aucune parcelle de terre où il puisse gagner de quoi satis­faire ses besoins les plus indispensables, tandis que les Palatins du Rhin ou les Bavarois, outre la viticulture, ont la terre et le tabac à cultiver et ne sont pas confinés exclusivement dans la production précaire de la vigne.

La libre concurrence des vins étrangers, engendrée par l’union doua­nière, fit baisser particulièrement les prix des vins mosellans et paralysa la vente des vins de qualité inférieure ou moyenne, si bien que l’exploitation onéreuse de la vigne ne trouva plus son équivalent dans la valeur du produit ; il s’ensuivit, nécessairement, une baisse de valeur du capital des biens fonciers. Le vigneron paie les mêmes impôts dans cette situation désespérée que dans des circonstances autrefois favorables. Tandis qu’autrefois, le montant de l’impôt était dans un rapport juste avec la valeur du capital des biens fonciers et de leur revenu, ainsi qu’avec les impôts des terres agraires; ces données, bases de ce principe arithmétique, se sont tellement modifiées que les impôts proportionnés aux données antérieures ont contribué, par leur déséquilibre actuel, à la ruine de la Moselle dans une progression géométrique. L’exemption temporaire de l’impôt sur le moût n’eut aucune influence, d’autant plus que cet impôt fut parfois exigé dans des cas où le vigneron ne tira pas un seul kreuzer [5] de son vin taxé.

Les ventes aux enchères par ordre de justice, qui ont eu lieu ces der­nières années, apportent une preuve sans équivoque d’une réelle dégra­dation de leurs biens. A Graach, Zeltingen, Pisport, Berncastel, etc., les ventes aux enchères se succèdent en rang serré et touchent, justement, des gens possédant des vignes de 10 à 20 foudres environ et que l’on tenait pour riches il y a quinze ans.

Je ne peux pas omettre de citer ici une situation déplorable qui atteint gravement et particulièrement les vignerons les plus pauvres en matière de répartition de l’impôt sur le vin. Comme chacun sait, toutes les circons­criptions communales de la vallée mosellane sont répertoriées quant à l’indexation de l’impôt sur le moût, afin que la deuxième classe paie 12 thalers par foudre, et la troisième classe environ 8 thalers. Or, il est évident que l’on obtient dans chacune de ces circonscriptions des crus très diffé­rents et que les vignerons moins riches détiennent les emplacements de moindre valeur. Ils restent taxés selon le même barême, même si leur production leur rapporte les deux tiers du prix obtenu par l’exploitant d’une terre noble qui vendange au meilleur endroit de la même classe. Puisque le revenu net et la valeur du capital foncier déterminent le pré­lèvement fiscal, on devrait s’en tenir ici à ce principe. Autre situation à déplorer, moins fondamentale mais pourtant sensible pour qui connaît la valeur d’un seul silber groschen pour le vigneron pauvre : le vigneron doit payer dans l’immédiat l’impôt foncier relatif à ses nouvelles planta­tions de vigne, lesquelles ne produisent que quatre ou cinq ans plus tard. Ceci est un fait qui contredit tout autant l’équité que le principe des impôts.

La surface restreinte de ce journal et le caractère de cette information rapide ne permettent pas de brosser un tableau complet et approfondi de notre malheur et de ses causes. Qui donc prendrait plaisir à troubler, par des récriminations vaines, le bonheur d’un voisin plus favorisé qui ne peut, malgré tout, être d’aucune aide ? Cependant, certains maux qui sévissent dans un cercle plus large et auxquels nous sommes soumis, nous et toute notre Province, développent chez nous, vu l’épuisement de chacun, leurs conséquences pernicieuses à un degré largement plus élevé et ignoré ailleurs. Un de ces maux est la constitution communale et le budget communal tel qu’il existe jusqu’à présent. Nous ne voulons pas relever particulièrement celles de leurs lacunes qui touchent spécifiquement la Moselle dans ses points les plus sensibles, nous voulons nous contenter de témoigner et de confirmer que toute la région mosellane se joint de tout coeur aux revendications et aux souhaits formulés à leur égard par la Province rhénane. La nécessité d’une réforme est, chez nous, indénia­blement plus grande que dans les villes rhénanes où régnent la richesse et la culture et où chacun peut bénéficier de centaines d’aides. Nous sommes pauvres et devons vivre du travail manuel le plus pénible et, malgré toute la peine que nous nous donnons, nous ne cessons un instant d’être harcelés par le souci. S’il ne nous restait pas l’air libre de la mon­tagne, la dernière lueur d’espoir se serait éteinte depuis longtemps. Pour­tant, tant que durera ce souffle, notre espoir et notre amour de la liberté ne sombreront pas. Mais la liberté exige d’être nourrie, consolée, elle exige que nos frères rhénans, plus heureux, ne nous abandonnent pas parce que nous sommes pauvres et sans aides. Nous avons été douloureu­sement touchés par certaines voix qui ont réclamé l’exclusion de la cam­pagne de la réforme communale [6] ou une limitation des principes de celle-ci à l'égard de la campagne. Nous avons confiance, en attendant, dans le sens du droit et dans le caractère héréditaire de notre Province qui se montrera fortement unie dans le développement actuel et dans tout développement futur.

Cela exige une seule chose : la Province doit apprendre à se connaître afin de prouver, en dépit des préjugés les plus opiniâtres, l’aspect illusoire de toutes les frontières et de toutes les barrières légales que l’on propose d’instaurer entre les différentes régions. Par là même, nous exprimons notre confiance dans l’esprit de la Province, qui, tout en commençant à concevoir, en connaissance de cause, son unité autour des institutions légales, des conditions sociales et des mêmes devoirs culturels, révélera ainsi la force de cette unité par une affection agissante à l’égard de ceux de ses membres qui souffrent individuellement.


Allemagne, ++ Berncastel, 10 décembre

Aucun sujet de notre Etat ne s’est plus sincèrement réjoui de la mani­festation de la volonté royale à l’égard de la presse que contenait l’Ordre du 24 décembre de l’an passé que le Mosellan. Celui-ci se trouve désormais satisfait à certains égards d’avoir trouvé un refuge où débattre, de façon ouverte et sincère, de ses conditions de vie. Nul n’a salué avec plus d’en­thousiasme l’existence d’organes de presse indépendants.

Le vigneron pauvre, harcelé par les contraintes les plus diverses, ne doit-il pas avoir le droit de dénoncer publiquement la gangrène qui le ronge au plus profond de sa moelle ?

Ne doit-il pas avoir le droit de réclamer que soient enfin écartés de lui les vampires qui s’abreuvent depuis si longtemps déjà de son sang ou qu’ils soient anéantis ?

N’est-ce pas un droit sacré pour celui qui est dans le besoin et lutte contre la mort que de pouvoir exposer en public les raisons de sa lutte et que soient discutés les moyens de son sauvetage ? Déjà, l’aveu public est une libération intérieure.

Un article figurant dans vos pages, en provenance de la Moselle et signé d’une double croix — vraisemblablement destiné à signaler notre situation de gens doublement crucifiés — a suscité ici une grande émotion ; il n’y a probablement pas de vigneron qui ne partage l’opinion de l’auteur quant à l’origine de sa ruine telle qu’elle s’y trouvait énoncée.

L’état de désolation des vignerons a longtemps été mis en doute par les autorités supérieures et leur cri de détresse tenu pour des vociférations insolentes. Soit que les autorités proches du vigneron rédigent avec négli­gence leurs rapports, soit que les articles écrits avec sincérité sur les condi­tions mosellanes n’aient pas été publiés en raison de la censure. N’est-ce pas assez que se délabrent, depuis plusieurs années, les biens de la moyenne bourgeoisie et que s’ébranle dangereusement la fortune de la haute bour­geoisie, situation qui a été reconnue lors d’une tombola d’ouvrages de dames au profit des Mosellans qui eut lieu voilà deux ans à Berlin ?


Allemagne, ++ de la Moselle, 12 décembre

Le bois de chauffage et la houille, qui seule peut le remplacer, sont en ce moment d’un prix si élevé que le vigneron aux revenus moyens, à plus forte raison celui qui est pauvre, n’est pas en état de subvenir par ses propres moyens à son chauffage. La commune de plusieurs milliers d’âmes à laquelle j’appartiens est propriétaire des plus belles forêts ; mais, je ne peux pas me souvenir que ses habitants aient jamais tiré quelque bénéfice immédiat en parts de bois de leur propriété. Certes, des abattages ont lieu, de temps à autre dans ces forêts, ainsi que des licitations qui rappor­tent un gain non négligeable. Mais, nous doutons fort que la commune tire le meilleur bénéfice de cet avantage. Nous n’avons qu’une certitude : ». plus de la moitié de notre commune est contrainte par son extrême indi­gence de satisfaire par méfait la plus grande partie de ses nécessités en bois ; en effet, l’autorisation donnée, certains jours de la semaine, d’en­lever l’écorce de ce qui reste des troncs des arbres abattus et de déterrer les racines mortes ne suffit pas, loin s’en faut, à satisfaire même le quart du minimum nécessaire à leur consommation. D’où la question : comment remédier, de la façon la plus sûre et la plus appropriée, à ce mal ? Même s’il est cohérent, d’un point de vue économique, qu’une commune utilise les revenus de sa propriété pour rembourser les dettes communales, des considérations humaines plus hautes enjoignent alors que, dès qu’un conflit entre la morale et l’intérêt matériel lié au maintien de la vie surgit de la marche inéluctable des événements, l’on fasse pour un temps abstrac­tion de la première considération, et même que l’intérêt pécuniaire de la commune soit sacrifié à la prévention et au règlement de ce conflit. Cela ne représente-t-il pas, aussi bien pour la propriété de la commune que pour l’autorité gouvernementale une nuisance inévaluable que les habi­tants se trouvent acculés par les forces impitoyables de la nature à la légitime défense, violent de leur propre autorité les limites imposées par la légalité qui, d’ordinaire, leur est sacrée et mènent ainsi un combat d’un arbitraire effréné parce que les pouvoirs publics ne les ont pas aidés à temps par des mesures de protection ? Notre question se trouverait donc résolue si, en temps opportun, les autorités forestières désignaient des coupes de bois à abattre et à distribuer aux plus indigents. Telle commune mosellane, vu l’organisation actuelle de son budget, perd totalement l’usufruit de sa propriété parce que celle-ci ne sert qu’à rembourser sans relâche la dette communale. En ces temps si néfastes aux Mosellans, nous ne pouvons absolument pas approuver cette volonté de se libérer des dettes, et soutenons pour cela que le bien-être de la commune doit passer en priorité en ne réglant de la dette que ses intérêts exacts. Il conviendraitdonc de réserver à des temps plus fastes son amortissement progressif. Etant donné l’état présent des conditions en Moselle, cela revient à sacrifier toute une génération afin de décharger éventuellement ses des­cendants, bien que cet objectif ne soit pas atteignable par un procédé qui épuise et décime des milliers de familles. Seul, le déblocage total des bénéfices de la propriété communale peut venir en aide au vigneron appauvri et anéanti. Nous aspirons à un nouvel ordre communal qui soit débarrassé de ses défauts actuels que nous ressentons si vivement, tel un poisson gisant au sec aspire à retrouver l’eau.


Annonce de la « Justification » du + + Correspondant de la Moselle

Rheinische Zeitung, n° 3, 3 janvier 1843.

Cologne, le 2 janvier. Etant donné que les « rectifications » de Monsieur le président von Schaper et les explications exigées de la Rheinische Zeitung ont été largement diffusées par la presse, nous nous voyons obligés de déclarer que notre réponse dont le retard n’est dû qu’à la néces­sité de nombreuses enquêtes paraîtra la semaine prochaine.


Justification du ++ correspondant de la Moselle

Section A et B

Rheinische Zeitung, n° 15,
15 janvier 1843.

++ de la Moselle, janvier

Les n°s 346 et 348 de la Rheinische Zeitung contiennent deux de mes articles : l'un concerne la pénurie de bois en Moselle, l'autre la participation exceptionnelle des Mosellans à l'Ordre de Cabinet de sa Majesté du 24 décembre 1841 et à l'exercice plus libre de la presse suscité par cet Ordre. Le dernier article est peint dans des tons rudes et, si l’on veut, crus. Celui qui perçoit de façon immédiate et fréquente la voix impitoyable de l'indigence où se trouve le peuple qui l'entoure perd facilement la mesure esthétique ; celle-ci s'exprime au travers d'images très raffinées et très dis­crètes, il considère même peut-être que c'est un devoir politique que de tenir un instant, publiquement, ce langage populaire de la détresse, n'ayant pas eu l'occasion de le désapprendre dans son pays. Mais, s'il s'agit à présent de prouver la vérité de tels propos, il est bien évidemment difficile de limiter la démonstration au contenu des mots, car, à cet égard, chaque résumé serait faux, et il serait de toute façon impossible de rendre le sens d'un discours sans répéter le discours lui-même. Par conséquent, lorsqu'on avait affirmé, par exemple : « On tint le cri de détresse des vignerons pour des vociférations insolentes », cela revenait à ne pouvoir exiger qu'à bon compte que soit posée une équation à peu près juste ; c'est-à-dire, que soit mis en évidence un objet qui corresponde, en quelque sorte, à la dénotation globale « vociférations insolentes » et qui fasse de celle-ci une dénotation non inappropriée. Cette preuve étant livrée, il ne peut plus être question de vérité, mais plutôt de précision linguistique, et il serait difficile de rendre un jugement qui ne fût pas problématique sur les nuances presque imperceptibles de l'expression langagière.

Deux rescrits de Monsieur le président von Schaper, parus dans la Rheinische Zeitung, n° 352, datée du 15 décembre, à Coblence, m'ont incité à formuler les remarques ci-dessus : plusieurs questions relatives à mes deux articles cités plus haut m'y étaient adressées. La parution tardive de ma réponse est liée tout d'abord au contenu de ces questions. En effet, un corres­pondant de presse fait part en toute conscience de la voix du peuple tellequ'elle est parvenue à ses oreilles, mais, en aucun cas, il ne doit être en mesure d'en faire une présentation exhaustive et motivée dans le détail, dans ses motiva­tions et ses sources. En dehors de la perte de temps et des nombreux moyens réclamés par un tel travail, le correspondant d'un journal ne peut que se consi­dérer comme un membre mineur d'un corps aux ramifications multiples, au sein desquelles il se choisit librement une fonction. Et si l'un des correspon­dants illustre plus l'impact immédiat d'une situation de détresse sur l'opinion populaire, l'autre, l'historien, commentera son histoire, l'homme de cœur traitera la détresse elle-même, l'économiste d'Etat exposera les moyens de la supprimer ; cette dernière question, quant à elle, peut être résolue de diffé­rentes manières, soit à un niveau local, soit par rapport à l'Etat tout entier.

Ainsi, c'est une vive agitation de la presse qui fera apparaître l'entière vérité. Car si le tout ne se présente d'abord que dans la mise en évidence concomitante de points de vue différents, tantôt délibérément, tantôt fortuite­ment, finalement, ce travail de la presse a préparé, pour l'un des siens, la documentation à partir de laquelle il va maintenant reprendre le tout. C'est en divisant le travail que la presse prend peu à peu possession de toute la vérité : non par le travail d'un seul homme, mais parce que beaucoup en ont assumé une certaine part.

Une autre raison est à l'origine du retard de ma réponse : la rédaction de la Rheinische Zeitung, à la suite du premier article que je lui envoyai, me réclama encore plusieurs éclaircissements complémentaires ; après l'envoi d'un second et d'un troisième article, elle réclama d'autres addenda et, finalement, cet article-ci. En fin de compte, d'une part, la rédaction me demanda la commu­nication de mes sources, d'autre part, elle se réserva la publication de mes envois jusqu'à ce qu'elle ait obtenu elle-même, par d'autres voies, la confir­mation de mes informations [7].

En outre, ma réponse parait anonymement. J'ai, en effet, acquis la convic­tion que l'anonymat est lié à la nature de la presse quotidienne ; il fait d'un journal, lieu où se rassemblent de nombreux avis individuels, l'organe d'un seul esprit Le nom isolerait si rigidement chaque article, comme le corps isole les personnes les unes des autres, que cela reviendrait à nier totalement le fait qu'un article n'est qu'un membre complémentaire. Enfin, l'anonymat permet plus d'impartialité et plus de liberté non seulement à celui qui parle, mais aussi au public puisque celui-ci ne voit pas l'homme qui parle, mais ta chose dont il parle ; le public, ainsi non perturbé par la personne empirique, fait de la seule valeur intellectuelle le critère de son jugement.

Comme je tais mon nom, je ne nommerai, dans toutes les informations détaillées, les fonctionnaires et les communes, que si j'utilise des documents imprimés disponibles en librairie, ou si la divulgation du nom ne comporte aucun risque. La presse doit dénoncer des conjonctures, mais elle ne doit pas, selon ma conviction, dénoncer les personnes, à moins qu'il n'existe d'autre remède à un mal public ou que l'opinion publique ne contrôle déjà toute la vie politique et que, par conséquent, la notion allemande de dénonciation n'ait disparu.

En conclusion de ces remarques d'introduction, je crois pouvoir exprimer un souhait légitime : que Monsieur le président, après lecture de l'ensemble de mon exposé, soit convaincu de la pureté de mon intention, et qu'il ne veuille bien voir dans les erreurs possibles qu'une conception erronée des choses, mais en aucun cas une disposition d'esprit malveillante de ma part. Mon exposé doit établir par lui-même, même si je maintiens effectivement mon anonymat, si j'ai mérité la sévère accusation de diffamation, ainsi que celle d'avoir poursuivi le but de susciter l'insatisfaction et le mécontentement.

Ces accusations seraient d'autant plus douloureuses qu'elles émanent d'un homme qui est particulièrement apprécié et vénéré dans la Province rhénane.

Afin de faciliter une vue d'ensemble, j'ai divisé ma réponse selon les thèmes suivants :

A) La question relative à la distribution du bois ;

B) Le rapport de la région mosellane à l'Ordre de Cabinet du 24 décembre 1841 et à l’exercice plus libre de la presse qu'il suscita ;

C) Les gangrènes de la Moselle ;

D) Les vampires de la Moselle ;

E) Propositions d'aides.

A) La question relative à la distribution du bois

Dans mon article « De la Moselle, le 12 décembre » de la Rheinische Zeitung, n° 348, j'introduis le fait suivant : « La commune de plusieurs milliers d'âmes à laquelle j'appartiens est propriétaire des plus belles forêts ; mais, je ne peux pas me souvenir que ses habitants aient jamais tiré quelque bénéfice immédiat en parts de bois de leur propriété. » Monsieur le président observe à ce propos : « Une telle façon de procéder qui n'est pas en accord avec les dispositions légales ne pourrait se justifier que par des circonstances tout à fait particulières », et il exige en même temps, pour preuve de cet état de fait, la divulgation du nom de la commune.

En toute sincérité j'avoue. D'une part, je pense qu'un procédé qui n'est pas en accord, qui est donc en contradiction avec la loi, peut difficilement être justifié par des circonstances, mais demeure toujours illégal ; d'autre part, il ne m'est pas possible de considérer comme illégal le procédé que j'expose.

L'instruction (datée du 31 août 1839 à Coblence), promulguée à la suite de la loi du 24 décembre 1816 et de l’Ordre de Cabinet de Sa Majesté du 18 août 1835, et publiée en annexe du Bulletin officiel, n° 62, du gouverne­ment royal à Coblence, concerne l'administration des forêts de la commune et des institutions dans les départements de Coblence et de Trêves. Elle définit littéralement, dans le § 37, ce qui suit :

« Au sujet de l'exploitation des matériaux provenant des forêts, il est de règle qu'il doit être vendu autant que nécessaire pour couvrir les frais occa­sionnés par la forêt (impôts et dépenses administratives). »

« En outre, les décisions communales déterminent si les matériaux doivent être vendus au plus offrant pour la couverture d'autres besoins de la commune, ou s'ils doivent être distribués entre les membres de la commune, totalement ou partiellement, à titre gratuit ou contre une taxe déterminée. Toutefois, la règle veut que le bois de chauffage et le bois d'ouvrage soient distribués in natura, mais que le bois d'œuvre soit vendu au plus offrant tant qu'il n'est pas indispensable à des constructions de la commune ou pour abriter des sinistrés à la suite d'incendies, etc. »

L'instruction, promulguée par un prédécesseur de Monsieur le président de la Province rhénane [8], me semble prouver que la distribution du bois de chauffage parmi les membres de la commune n'est ni exigée ni interdite par la loi, mais que c'est simplement une question de convenance. Dans l'article en question, je n'ai fait moi-même que présenter la convenance du procédé. Par conséquent, la raison pour laquelle Monsieur le président exigeait de connaître le nom de la commune n'existe plus, puisqu'il ne s'agit plus d'en­quêter sur l'administration d'une commune, mais de modifier une instruction. Cependant, je n'hésite pas à habiliter, sur demande expresse de Monsieur le président, la rédaction de la Rheinische Zeitung à divulguer le nom de la commune dans laquelle je ne me rappelle pas une seule distribution de bois. Cette divulgation ne dénoncerait pas le conseil communal, mais ne pourrait que favoriser le bien-être de la commune.

Rheinische Zeitung, n° 17,
17 janvier 1843.

B) Le rapport de la région mosellane à l'Ordre de Cabinet du 24 décembre 1841 et à l'exercice plus libre de la presse qu'il suscita

A propos de mon article « Bernkastel, le 10 décembre » de la Rheinische Zeitung, n° 346, dans lequel j'affirme que nul n'aurait salué avec plus d'en­thousiasme la liberté plus grande donnée à la presse par l'Ordre de Cabinet Royal du 24 décembre 1841 que le Mosellan, vu sa situation de contrainte particulière, Monsieur le président note la chose suivante :

« Si cet article doit avoir un sens, c'est que l'on aurait refusé au Mosellan la possibilité de commenter publiquement et franchement sa détresse, les causes de celle-ci et les moyens d'y remédier. Je doute qu'il en soit ainsi. En effet, alors que les autorités s'efforcent de remédier à la détresse reconnue des vignerons, rien ne leur a semblé plus souhaitable que la discussion la plus franche et la plus sincère possible de la situation régnant là-bas. » « Monsieur l'auteur de l'article ci-dessus m'obligerait beaucoup, par consé­quent, s’il voulait avoir la bonté de vérifier avec soin les cas où les autorités ont entravé une discussion sincère et publique sur la détresse des Mosellans avant même la promulgation de l'Ordre de Cabinet Royal du 24 décembre. » Monsieur le président remarque plus loin que : « Du reste, comme dit l'article cité plus haut, longtemps les instances supérieures auraient tenu pour des vociférations insolentes les cris de détresse des vignerons, je pense pouvoir proclamer que ceci n'est pas vrai. »

Ma réponse à ces questions va suivre la démarche suivante. Je m'effor­cerai de prouver ceci :

1) Tout d'abord, la nécessité d'une presse livre s'impose de par la nature spécifique de la détresse régnant en Moselle, abstraction faite des autorisa­tions données à la presse avant l'Ordre de Cabinet de Sa Majesté du 24 décembre 1841.

2) Même si aucun empêchement particulier n'a entravé « la discussion franche et publique » avant la promulgation de l'Ordre de Cabinet, mon affir­mation ne perd rien de son exactitude ; l’intense participation des Mosellans à l'Ordre de Cabinet de Sa Majesté, tout comme l'exercice plus libre de la presse qui découla de cet Ordre restent aussi compréhensibles.

3) Des circonstances toutes particulières ont empêché une discussion « franche et publique ».

Dans ce contexte, il ressort donc à quel point mon affirmation selon laquelle « l'état de désolation des vignerons a longtemps été mis en doute par les autorités supérieures, et leur cri de détresse tenu pour des vociférations inso­lentes » est ou non une vérité.

Ad. 1. — Lorsqu'on enquête sur des faits du ressort de l'Etat, on est trop facilement tenté de négligé la nature concrète des conditions sociales et de tout expliquer par la volonté des personnes agissantes. Il est cependant des conditions qui déterminent les actions aussi bien des particuliers que de chaque autorité et qui en sont aussi indépendantes que la manière dont nous respirons. Si l'on se range d'emblée à ce point de vue concret, on ne présu­mera pas une bonne ou une mauvaise volonté, exclusivement, d'un côté ou de l'autre, mais on verra agir des conditions sociales là où, à première vue, ne semblent agir que des personnes. Sitôt prouvé qu'un fait a été rendu néces­saire par les conditions sociales, il ne sera plus difficile de découvrir les cir­constances extérieures dans lesquelles il s'est réellement produit et les cir­constances dans lesquelles il ne pouvait se produire, même si sa nécessité préexistait. On pourra à peu près définir ceci avec la certitude du chimiste qui détermine dans quelles circonstances extérieures des substances voisines s'associent. En démontrant que la particularité de la détresse sur les bords de la Moselle entraîne la nécessité d'une presse libre, nous croyons donner à notre exposé un fondement qui va au-delà de tout critère personnel.

La détresse de la région mosellane ne peut être considérée comme une conjoncture simple. On devra, au moins, toujours distinguer deux aspects : la conjoncture privée et la conjoncture de l'Etat, car on ne peut pas plus séparer la région mosellane de l'Etat que sa détresse de l'administration de l'Etat. C'est d'abord l'intrication de ces deux aspects qui constitue l'état réel de la région mosellane. Afin de découvrir maintenant les modalités de cette intri­cation, relatons le contenu d'une discussion authentique entre un organe privé et un organe public.

[Résumé]

Ces résumés commentés ne concernent que les parties de l'article reprenant presque littéralement des extraits de documents publics, exemplifiant l'argumentation de Marx. Ses apports peuvent y être considérés comme minimes, en fait, il cite.

La direction de l'association pour le développement de la culture de la vigne de la Moselle et de la Sarre présente, le 10 octobre 1839, une requête au ministre des Finances, von Alvensleben, et au directeur général de la fiscalité, Kühlmeyer. La direction avait demandé de reviser la taxation des des terres et de renoncer à l'imposition des vignerons pour l'année précé­dente. L'allégement de l'impôt fut refusé et la révision de la taxation ren­voyée au gouvernement de Trêves. Celui-ci demanda un avis au chef du bureau du cadastre, von Zuccalmaglio. Cet avis montra peu de compré­hension à l'égard des vignerons et recommanda de refuser la révision en bloc. Encouragé par le président du gouvernement de Trêves, von Schaper, qui fut en bien mauvais rapports avec Zuccamaglio, l'association publia peu après une réplique au rapport du chef du bureau du cadastre.

L'association publia dans le n° 4 de son journal, les Mitteilungen (Trêves, 1841), tous les documents sur cette affaire. De ces documents, Marx utilise le seul rapport de Zuccamaglio et la réplique de l'association. Considérant, à juste titre, Zuccamaglio comme un expert administratif qui avait lui-même collaboré à la taxation des vignes dans les années vingt, il oppose les extraits du rapport de celui-ci aux extraits de la réplique et le traite comme un exposé exemplaire des contradictions entre l'opinion administrative et l’opinion publique. Dans son « documentaire », Marx regroupe les extraits du rapport officiel et ceux de la réplique autour de trois sujets, les estimations du bureau du cadastre, les frais de production des vignerons, la paupérisation des vignerons et la situation de classe des propriétaires de terre.

Les estimations du bureau du cadastre

Le rapporteur officiel : Tout calcul de l'association ignorerait des pré­misses dûment constatées. Car en dehors de l'intervention administrative et du contrôle de l'administration, aucun particulier, que ce soit un individu ou une association ne serait en mesure de disposer de l'ensemble des informations exactes. En effet, il serait dans l'intérêt de nombreux proprié­taires de dissimuler la vérité sur les bénéfices obtenus.

La réplique : L’association refuserait de discuter des chiffres dont les seules sources, comme le rapporteur l'affirme, seraient des sources d'ori­gine administrative. On ne contesterait pas l'éventualité selon faquelfe les chiffres cités par le rapporteur aient une certaine validité concernant les périodes antérieures. Par contre, elles ne seraient d'aucune utilité quant aux changements survenus récemment.

Les frais de production

Le rapporteur officiel : Les frais, causés par chaque tonneau, ne pour­raient pas être réclamés comme frais de production. Généralement, le prix du vin serait calculé sans tenir compte du prix du tonneau. Si, par contre, le vin est vendu par tonneau, le prix de celui-ci s’ajouterait tout naturelle­ment à celui du vin.

La réplique : Elle fait valoir que le vin est généralement vendu par tonneau. Par conséquent, le prix du vin est indivisible. Les rares cas où les patrons de tavernes achèteraient le vin sans tonneau pourraient être passés sous silence. On ne pourrait pas comparer le vin aux autres mar­chandises qui, conservées ou stockées dans les magasins, seraient embal­lées et envoyées aux frais de l'acheteur. La vente du vin est depuis des temps immémoriaux une vente au tonneau. Le prix des tonneaux ne figurant as dans le prix de la consommation devrait donc être ajouté aux frais de production.

La pauvreté des vignerons et la situation de classe des propriétaires de terre

Le rapporteur officiel reconnaît que la détresse de la Moselle a sensi­blement augmenté par rapport à la situation d’avant la création de l'union douanière. Si une véritable paupérisation de la population était à craindre, sa cause devrait être recherchée dans le bénéfice excessif obtenu pendant les années antérieures. Grâce au monopole commercial du vin et grâce aux bonnes récoltes de ces années, un luxe jamais vu se serait répandu dans la région. De fortes sommes d'argent auraient incité les vignerons à acquérir toujours davantage de terres et à s'endetter. Cette situation très néfaste pour beaucoup de vignerons aurait pour conséquence de limiter la production de vin aux terres du meilleur cru qui, au demeurant, appartiennent aux propriétaires de terre. Car ceux-ci disposent des moyens de résister à la concurrence des autres pays de l'union douanière. Mais leur situation antérieure aurait été bel et bien une situation artifi­cielle ; et cela se paierait aujourd'hui. L'Etat devrait se cantonner à sou­lager autant que possible le passage transitoire que vit, à présent, la population.

La réplique : Ne serait-il pas évident que quelqu'un qui ne fait que craindre est dans l'impossibilité de voir la pauvreté se répandre parmi les Moselians, une pauvreté qui fait déjà rage parmi toute la population et n'épargne personne. Il paraît absurde de nommer « luxe » le simple fait que les vignerons, grâce aux bonnes récoltes d'autrefois, investissent leurs bénéfices afin de contribuer par leur travail et la culture des vignobles nouvellement acquis à la prospérité de toute la région. En fin de compte, l'administration considère que les vignerons ne sont même pas dignes d'une tentative pour faciliter leur existence afin de connaître de meilleures années et de redevenir ce qu'ils ont été toujours pour l'Etat : une source de revenus.

(fin du résumé)

Le rapporteur officiel : Il est bien compréhensible que les propriétaires de terres nobles, relativement riches, tirent bénéfice, ces temps-ci, de cette indigence, celle des vignerons relativement pauvres, afin de se procurer toutes sortes de facilités et d’avantages par un exposé sans nuances, oppo­sant l’état antérieur heureux à l'état actuel moins favorable, mais toujours et encore profitable pour eux.

Rheinische Zeitung, n° 18,
18 janvier 1843.

Réplique de la direction de l'association : « Notre honneur et notre cons­cience nous imposent de nous défendre de Y accusation de tirer bénéfice de l'indigence des vignerons pauvres pour nous octroyer toutes sortes d'avan­tages et de facilités par un exposé sans nuances. »

« Non, nous déclarons que toute intention égoïste nous est étrangère et nous espérons que cela suffira à nous justifier. Dans toute cette démarche, nous n'avions d'autre but que celui d’attirer l'attention de l'Etat, par une description franche et véridique des conditions des vignerons pauvres, sur ce qui le menace si cette situation s'étend. L'idée qu'une telle misère va per­sister ou même grandir saisit d'horreur, pour l'avenir, quiconque mesure les restructurations qui ont engendré progressivement la triste situation actuelle des vignerons dans leurs rapports domestiques, industriels, et même moraux. »

Il faut, tout d'abord, reconnaître que le gouvernement n'avait pas une conviction tranchée, mais hésitante, entre le point de vue du rapporteur et celui adverse des viticulteurs. Si l'on songe, en outre, que le rapport de Monsieur von Zuccalmaglio date du 12 décembre 1839 et la réponse de l'association du 15 juillet 1840, il s'ensuit que jusque-là, le point de vue de Monsieur le rapporteur, tout en n'étant pas le seul et unique, devait pourtant avoir toujours été le point de vue dominant du gouvernement. Du moïns, ce point de vue fait encore figure, en 1839, de rapport du gouvernement. Il s'oppose au mémoire de l'association, en quelque sorte, comme résumé du point de vue gouvernemental. Car on est autorisé, bien sûr, sous un gouverne­ment conséquent, à considérer le dernier de ses points de vue comme la somme de ses points de vue précédents et de ses expériences. Ce rapport ne se contente pas de ne pas reconnaître le caractère général de l'indigence, il ne propose même pas de remède à la détresse reconnue, puisqu'il dit : « L'Etat pourra se cantonner à soulager la population dans cette étape de .transition par des moyens appropriés. »

Mais ce qu'il faut entendre par période transitoire dans ces conditions, c'est la ruine progressive. La ruine des vignerons pauvres est considérée pour ainsi dire comme un événement naturel auquel l'homme est résigné par avance et dont il ne cherche qu'à adoucir l'inévitable. « Du reste, dit-on, cela se passera sans grosses calamités. » Alors l'association pose une question : Le vigneron mosellan ne mérite-t-il pas même « une tentative » ? Si le gouverne­ment avait eu une opinion résolument opposée au point de vue de l'associa­tion, il aurait modifié d'emblée le rapport officiel, puisqu'il énonce nettement une chose aussi importante que le devoir et la fermeté de l'Etat dans cette affaire. On en déduit que la détresse des vignerons pouvait être reconnue sans que l'on aspire vraiment à y remédier.

Nous donnons, à présent, un autre exemple montrant comment fut rap­portée aux autorités la situation mosellane. En 1838, un haut fonctionnaire de l'administration se rendit dans la région moseliane. Dans une conférence tenue à Pisport par deux sous-préfets, il interrogea l'un d'eux sur la situation de fortune des Mosellans et obtint cette réponse : « Les vignerons vivaient trop luxueusement et, par conséquent, leurs affaires pourraient ne pas aller mal. » Pourtant le luxe appartenait déjà à une vieille légende. Relevons seule­ment au passage, à quel point on n'a pas encore abandonné cette opinion qui concorde avec le rapport du gouvernement. Souvenons-nous de la voix qui, dans l'annexe I du Frankfurter Journal, n° 349 (en 1842), se fit entendre de Coblence et parla « de la soi-disant détresse des vignerons sur les rives de la Moselle ».

Les autorités supérieures reflètent pareillement le point de vue adminis­tratif que l'on vient d'entendre : on doute de « la situation désespérée », des effets généraux de la misère et donc aussi de ses causes générales. Dans Les Mittheilungen, organe de l'association utilisé par nous, on trouve, entre autres, les réponses du ministère des Finances à diverses requêtes : « Bien que, comme en témoignent les prix du vin en cours sur le marché, les propriétaires des vignobles, taxés selon la première et la deuxième classe fiscale en Moselle et dans la Sarre, n'aient pas lieu d'être mécontents, on n'ignore pas cependant que les viticulteurs, dont le produit est d'une qualité inférieure, ne se trouvent pas dans des conditions tout aussi favorables. » Ce qui donne dans une réponse à une demande d'exonération d'impôts pour 1838 : « Suite aux récriminations que vous nous avez adressées, le 10 octobre de cette année, nous vous informons que nous sommes dans l’impossibilité de répondre à votre demande d'exonération complète d'impôt sur le vin pour 1838, puisque vous n'appartenez nullement à la classe qui nécessite le plus d'égards et dont l'indigence (...) est à rechercher dans des conditions tout autres que celles des impôts. »

Comme nous souhaitons n'édifier tout notre exposé que sur des faits et comme nous nous efforçons, autant que possible, de n'élever que des faits à une forme générale, nous ramènerons donc d'abord les dialogues entre l'Association de Trêves pour le Développement de la viticulture et le rappor­teur du gouvernement à leurs idées fondamentales.

Le gouvernement doit désigner un fonctionnaire pour qu'il donne son avis sur le mémoire. Il désigne, bien sûr, un fonctionnaire aussi compétent que possible, donc, de préférence, un fonctionnaire ayant lui-même participé à la régularisation de la situation en Moselle. Ce fonctionnaire ne s'interdirait pas de découvrir, dans la plainte en question, des attaques contre sa capacité d'appréciation et son activité administratives passées. Quoi de plus naturel pour un fonctionnaire conscient d'avoir rempli son devoir et de connaître ses dossiers en détail, lorsqu'il se trouve soudain confronté à un point de vue opposé, que de prendre parti contre les requérants ; leurs intentions qui peuvent toujours être liées à des intérêts privés, lui paraissent suspectes et sont donc suspectes. Au lieu de prendre en compte leur exposé, il cherche à le réfuter. Il faut ajouter à cela que le vigneron pauvre, comme on peut le voir, n'a ni le temps ni l'instruction pour décrire sa situation, qu'il ne peut donc s'exprimer, tandis que le viticulteur, lui, qui sait parler et qui, selon toute apparence, n'est pas pauvre, a l'air de ce fait de parler sans motif. Si on reproche même au viticulteur instruit son manque de capacité d'appréciation administrative, comment le vigneron inculte pourrait-il faire face à cette même capacité !

De leur côté, les particuliers qui ont constaté tout le développement de la misère réelle des autres et la voient se glisser jusque chez eux, qui, en outre, sont conscients que l'intérêt privé qu'ils protègent est tout autant celui de l'Etat, ce qu'ils invoquent comme tel, ne ressentent pas seulement une bles­sure à leur propre honneur, mais pensent aussi qu'un point de vue partial et arbitraire a dénaturé la réalité. C'est pourquoi ils s'élèvent contre la bureau­cratie abusive, dénonçant les contradictions entre le véritable visage du monde et celui qu'il prend dans les bureaux, et opposent aux données officielles des données pratiques ; ils ne peuvent enfin s'empêcher de soupçonner une intention égoïste dans la totale méconnaissance où est tenue leur présenta­tion des faits, si assurée quant à sa conviction et si claire en elle-même, c'est-à-dire l'intention de faire valoir l'entendement bureaucratique contre l'intelligence du citoyen. Ainsi, le particulier, lui aussi, en conclut-il que le fonctionnaire compétent, aux prises avec sa situation, ne l'exposera pas sans préjugé, justement parce qu'elle est partiellement son oeuvre ; tandis que, le fonctionnaire libre de tout préjugé qui détiendrait l'impartialité suffisante pour donner un avis ne serait pas compétent. Par contre, si le fonctionnaire reproche au particulier d'élever ses affaires privées au niveau d'un intérêt d'Etat, le particulier reproche au fonctionnaire de rabaisser l'intérêt d'Etat à celui de ses affaires privées, au niveau d'un intérêt qui exclut tous les autres en tant que profanes ; si bien que la réalité la plus évidente lui semble illusoire com­parée à la réalité qui transparaît des dossiers, réalité administrative donc éta­tique, et à l'intelligence qui repose sur cette réalité ; si bien que, seul, le champ d'action de la bureaucratie lui apparaît comme l'Etat tandis que le monde extérieur à ce champ d'action lui apparaît comme objet d'Etat, dépourvu de tout principe et de toute capacité d'appréciation étatique. Enfin, le fonction­naire rejette, en cas de malaise notoire, presque tout sur les hommes privés qui seraient personnellement responsables de leur situation et, au contraire, ne permet aucune remise en question de la supériorité des principes et des institutions administratifs, lesquels sont eux-mêmes des créations offi­cielles, et ne veut renoncer à quoi que ce soit ; le particulier, par contre, conscient de son labeur, de son épargne et de son dur combat contre la nature et les conditions sociales, demande alors que le fonctionnaire, qui, seul, détient un pouvoir créateur d'Etat, fasse disparaître aussi son indigence ; et qu'il prouve aussi, lui qui prétend tout remettre en ordre, qu'il est dans son pouvoir de redresser les mauvaises conditions par ses actions ou, du moins, qu'il reconnaisse que les institutions appropriées à une certaine époque ne conviennent pas à une époque totalement transformée.

Ce point de vue du savoir officiel supérieur et cette opposition entre l'admi­nistration et son objet se retrouvent à l'intérieur du monde des fonctionnaires. De même que le bureau du cadastre valorise principalement, dans son étude sur la région mosellane, l'infaillibilité du cadastre, et que le ministère des Finances affirme que le mal réside « tout à fait ailleurs » que dans les causes « fiscales », ainsi l'administration ne trouvera jamais la raison de l'indigence en son sein, mais en dehors d'elle. Le fonctionnaire individuel proche des pro­blèmes du vigneron voit les conditions meilleures ou différentes de ce qu'elles sont, non pas intentionnellement, mais nécessairement. Il est convaincu que la question du bien-être de sa région réside dans la question de l'exercice de sa bonne administration. Il n'est pas de sa compétence de s’interroger sur la valeur des principes administratifs et des institutions ; car seules les autorités supérieures où règne une connaissance plus étendue et plus approfondie de la nature officielle des choses, c'est-à-dire de leur rapport avec l'ensemble de l'Etat, peuvent juger en cette matière. Le fonctionnaire local peut, en toute sincérité, être convaincu de sa bonne administration. D'une part, il ne jugera donc pas la situation si désespérée et si, d'autre part, elle lui paraît ainsi, il en cherchera la raison hors de l'administration, partiellement dans la nature indépendante des hommes, partiellement dans la vie privée indépendante de l'administration, partiellement dans les hasards qui ne dépendent de personne.

L'autorité collégiale supérieure doit manifestement accorder à ses propres fonctionnaires une plus grande confiance qu'aux administrés dont on ne peut attendre la même capacité d'appréciation. Une autorité collégiale possède, de plus, ses traditions. Elle a aussi, par conséquent, ses principes établis une fois pour toutes en ce qui concerne la région mosellane et détient, par le cadastre, l'image officielle du pays ; elle dispose de directives officielles quant aux recettes et dépenses et, partout, possède, outre la réalité concrète, une réalité bureaucratique qui conserve son autorité, en dépit de toute l'évo­lution de l'époque. Ajoutons que ces deux faits — la loi de la hiérarchie bureau­cratique et le principe d'une double citoyenneté, la citoyenneté active et informée de l'administration et la citoyenneté passive et ignorante des admi­nistrés — se complètent mutuellement. Selon la maxime d’après laquelle l'Etat possède, dans l'administration, son existence consciente et active, chaque gouvernement considérera la situation d'une région quant à son aspect officiel comme l'œuvre de son prédécesseur. Selon les règles hiérarchiques, ce prédécesseur occupera la plupart du temps déjà une place supé­rieure, souvent la position immédiatement supérieure [9]. Enfin, d'une part, chaque gouvernement possède la réelle conscience d'Etat selon laquelle l’Etat doit imposer ses lois en dépit de tous les intérêts privés ; d'autre part, le gouvernement doit non pas créer, mais utiliser, en tant qu'autorité adminis­trative particulière, les institutions et les lois. Par conséquent, il ne peut chercher à réformer l'administration elle-même, mais uniquement l'objet de celle-ci. Il ne peut pas aménager ses lois pour la région mosellane, il ne peut que chercher à améliorer le bien-être de la région mosellane dans le cadre des lois administratives en vigueur. Plus un gouvernement est actif et sincère dans sa tentative de soulager une indigence manifeste, étreignant toute une contrée, dans le cadre des principes administratifs et des institutions en vigueur, plus le mal s'obstine à résister et à croître, malgré la bonne adminis­tration et plus le gouvernement est profondément, sincèrement et inébranla­blement convaincu qu'il s'agit d'un état d'indigence incurable auquel l'admi­nistration, c'est-à-dire l'Etat, ne peut rien changer et qui nécessite plutôt un changement de la part des administrés.

Mais si les autorités administratives inférieures suivent les autorités admi­nistratives supérieures, dans leur capacité d'appréciation officielle sur la valeur des principes de l'administration, et si elles se portent garantes de leur application loyale et scrupuleuse, les administrations supérieures s'assurent ainsi du bien-fondé des principes généraux et croient leurs subordonnés capables d'un jugement de détail correct dont ils ont, au demeurant, des preuves officielles.

C'est ainsi qu'un gouvernement, avec la meilleure volonté du monde, peut en arriver à ce principe énoncé par le rapporteur gouvernemental de Trêves à propos de la région mosellane : « L'Etat pourra se cantonner à sou­lager la population dans cette étape de transition par des moyens appropriés. »

Si nous considérons maintenant quelques-uns des moyens connus utilisés par le gouvernement pour adoucir l'indigence de la Moselle, notre raisonne­ment se trouvera confirmé par l'histoire administrative publique, puisqu'il nous est impossible, bien sûr, de porter un jugement sur les bases d'une his­toire officieuse. Nous relevons parmi ces moyens : les dégrèvements d'impôts pour les mauvaises années de récolte, le conseil de s'orienter vers d'autres genres de culture, par exemple la sériciculture [10], et, finalement, la motion tendant à limiter la parcellisation des terres. Le premier moyen ne doit être, en vérité, qu’un allégement, non un remède. Il s'agit d'un moyen pro­visoire où l'Etat fait une exception à ses règles et une exception qui n'est pas onéreuse. Ce n'est pas l'indigence constante, mais une manifestation excep­tionnelle de celle-ci qui sera allégée ; il ne s'agit pas de la maladie chronique à laquelle on s'est habitué, c'est une maladie aiguë qui surprend.

Les deux autres moyens ne relèvent pas de la compétence de l'administra­tion. L'activité positive qu'elle développe à présent consiste, d'une part, à enseigner au Mosellan comment s'en sortir par ses propres moyens, d'autre part, à lui proposer d'amputer et d'abandonner un droit en vigueur jusqu'alors. Nous assistons donc ici à la réalisation de la démonstration développée plus haut. L'administration a jugé que la détresse mosellane est incurable et que les circonstances qui la motivent trouvent leurs racines hors de ses principes et de son activité : elle conseille au Mosellan d'aménager sa situation de manière à ce qu'il s’adapte aux institutions administratives actuelles et puisse trouver une existence tolérable dans le cadre de celles-ci. De telles proposi­tions, même si elles ne lui parviennent que portées par la rumeur, blessent profondément le vigneron. Il sera reconnaissant au gouvernement si celui-ci met sur pied des expériences à ses propres frais ; mais il sent que cette ins­truction, entreprendre des expériences sur soi-même, revient à une renoncia­tion du gouvernement à l'aider par sa propre activité. Il a besoin d'aide, non de conseil. Autant il fait crédit au savoir de la bureaucratie dans un domaine qui le concerne et se tourne vers elle en toute confiance, autant il fait confiance à sa propre capacité d'appréciation dans ce même domaine. Limiter la parcel­lisation des terres s'oppose pourtant à la conscience du droit dont il a hérité ; il y entrevoit la proposition d'ajouter encore à sa pauvreté physique la pau­vreté juridique, car il voit, dans chaque atteinte à l'égalité devant la loi, un état d'indigence du droit. Il comprend tantôt consciemment, tantôt incons­ciemment que l'administration existe en fonction du pays, et non le pays en fonction de l'administration, que pourtant le rapport est inversé dès que le pays doit modifier ses mœurs, ses droits, son mode de travail et de propriété pour se couler dans le moule administratif. Par conséquent, s'il mène à terme le travail que lui assignent la nature et la coutume, le Mosellan exige que l'Etat lui procure l'environnement propre à lui permettre de prospérer, de réussir et de vivre. De telles inventions négatives rebondissent, par consé­quent, sans succès, sur la réalité, non seulement des conditions sociales, mais aussi sur celle de la conscience civique.

Rheinische Zeitung, n° 19,
19 janvier 1843.

Quel est donc le rapport de l'administration à l'état d'indigence de la Moselle ? L'état d'indigence de la Moselle est aussi un état d'indigence de l'administration. L'indigence constante d'une partie de l'Etat (et l'on peut, bien sûr, qualifier de constante une indigence qui s'implante presque imper­ceptiblement depuis plus de dix ans en se développant d'abord lentement, puis irrésistiblement jusqu'à son paroxysme, et s'étend de façon toujours plus menaçante), une telle indigence constante est une contradiction entre a réalité et les principes de l'administration ; tout comme, par ailleurs, le peuple et le gouvernement considèrent le bien-être d'une région comme une confirmation de fait de l'administration. Mais l'administration, de par sa nature bureaucratique, peut voir les raisons de l'indigence non pas dans la région administrée, mais seulement dans la région naturelle et civile qui reste extérieure à la région administrée. Les autorités administratives, malgré leur meilleure volonté, leur humanitarisme zélé et leur intelligence la plus vive peuvent résoudre des conflits momentanés et passagers, mais nulle­ment une collision permanente entre la réalité et les principes administratifs ; car, ni les obligations de leur charge, ni leur meilleure volonté ne leur per­mettent de briser un rapport fondamental ou, si l'on veut, une fatalité. Ce rapport fondamental est le rapport bureaucratique, tant au sein du corps administratif que dans ses relations avec le corps administré.

Toutefois, le viticulteur particulier ne peut méconnaître que son option peut être troublée intentionnellement ou non par l'intérêt privé, la vérité de cette option ne peut donc pas être nécessairement présumée. Il comprendra aussi qu'il y a dans l'Etat beaucoup d'intérêts privés qui souffrent et qui ne peuvent être soutenus en délaissant ou en modifiant les principes généraux de l'administration. De plus, en affirmant le caractère général d'un état d'indigence, on affirme que le bien-être est menacé d’une façon telle, et dans une telle proportion, que la misère privée devient misère d'Etat et que l'enrayer devient un devoir de l'Etat envers lui-même ; cette affirmation des administrés face à l'administration passe de fait pour une inconvenance puisque l'administration est la plus apte à juger si le bien-être de l'Etat est menacé, et l'on doit présumer qu'elle détient une meilleure capacité d'appré­ciation du rapport du tout à ses parties que ces parties elles-mêmes. De plus, un individu isolé, ou même plusieurs d'entre eux ne peuvent prétendre que leur voix est celle du peuple ; par contre, leur exposé conservera toujours le caractère de plainte privée. Finalement, même si la conviction des plaignants particuliers gagnait toute la région mosellane, celle-ci, en tant qu'unité admi­nistrative et partie du Land, prendrait, par rapport à sa propre Province comme à l'égard de l'Etat, la position d'un particulier dont les convictions et les vœux devraient être évalués en fonction de la conviction et du vœu général.

Par conséquent, pour résoudre la difficulté, l'administration et les admi­nistrés ont besoin, au même titre, d'une tierce partie qui, politique sans être officielle, non soumise aux présupposés bureaucratiques, soit en même temps civile sans être mêlée immédiatement aux intérêts privés et à leurs nécessités. Cette tierce partie complémentaire, à la tête politique [11] et au cœur civil, c'est la presse libre. Dans le domaine de la presse, administration et administrés peuvent critiquer, au même titre, les principes des uns et les revendications des autres, non dans un rapport de subordination, mais à égalité de statut politique [12] ; non pas en tant que personnes, mais en tant que forces intellectuelles, en tant que systèmes d'entendement. Produite par l'opinion publique, la « presse libre », produit aussi cette opinion publique ; elle seule peut transformer un intérêt particulier en intérêt général, elle seule peut changer l'état d'indigence de la Moselle en objet d'attention et de sym­pathie générales de la patrie, elle seule peut déjà adoucir l'indigence en tai­sant partager à tous ce sentiment.

Par rapport à la situation du peuple, la presse se comporte comme intel­ligence, mais tout autant comme cœur ; par conséquent, son langage n'est pas seulement le langage éclairé du jugement qui reste au-dessus des cir­constances, il est aussi le langage passionné de ces circonstances elles- mêmes, langage qui ne peut ni ne doit être exigé pour les rapports officiels. Enfin, la presse libre porte avec son propre visage, un visage qui n'est pas retouché par les intermédiaires bureaucratiques, l'indigence populaire aux marches du trône, vers un pouvoir face auquel s'évanouit toute différence entre administration et administrés et devant lequel, désormais, il n'y a plus que des citoyens également proches et également éloignés.

Dès lors, si l'état d'indigence particulier de la Moselle avait rendu indis­pensable la presse libre, si elle était ici un besoin véhément parce que réel, il semble qu'il n'était pas nécessaire d'entraver la presse par des mesures exceptionnelles pour susciter ce besoin ; mais qu'il aurait plutôt fallu une liberté de presse exceptionnelle pour satisfaire le besoin existant.

Ad. 2. — En tout cas, la presse qui informe sur les affaires moseflanes ne constitue qu'une partie de la presse politique en Prusse. Il sera utile, afin d'évaluer sa situation antérieure à l'Ordre de Cabinet si souvent cité, de jeter un regard rapide sur la situation de toute la presse prussienne avant 1841. A titre d'exemple nous donnons la parole à quelqu'un dont la loyauté est au-dessus de tout soupçon.

[Résumé]

Celui à qui Marx donne la parole par la suite, c'est David Hansemann, un des représentants les plus connus du libéralisme rhénan, de tendance conservatrice et, ce que Marx ne pouvait pas prévoir, qui devint avec Camphausen, autre Rhénan de même tendance, chef du gouvernement prussien après la révolution de 1848. Marx cite un passage du livre de Hansemann qui a fait connaître celui-ci à un public plus large. Il utilise la deuxième édition de 1834. Hansemann y constate que la censure ne permet pas un débat approfondi des questions politiques et même écono­miques dans les quotidiens en Prusse. Car un tel débat ne nécessite pas seulement d'opposer arguments et contre-arguments, mais de faire connaître les rapports existant entre questions politiques et écono­miques et la politique intérieure et extérieure — ce que la censure juste­ment ne permet pas.

Ensuite, Marx rappelle à ses lecteurs, par de longues citations d'articles de loi, que le deuxième article des deux décrets de l'Etat prussien sur la censure, celui de 1788 et celui de 1819, et plus encore l'instruction de décembre 1841, mettent en valeur qu'il n'a jamais été dans l'intention de la censure d'exercer une contrainte injustifiée sur les écrivains effectuant une recherche sérieuse de la vérité. En tenant compte de toutes ces déclarations officielles :

(fin du résumé)

La raison pour laquelle la censure aurait posé des entraves à la presse, étant donné le voeu des autorités de voir les conditions mosellanes discutées aussi franchement et publiquement que possible, paraît se transformer en la question plus générale selon laquelle, à son propre aveu, il fallait encore en 1841 libérer la presse « de restrictions illicites », c'est pourquoi, en 1841, il fallait rappeler l'article 2 de l'édicte de 1819 ; et tout cela en dépit de « l'intention de ia loi », de « l'intention du gouvernement » et enfin de «l'inten­tion de sa Majesté ». On devrait se demander, en particulier par rapport à la région mosellane, non pas quelles ont été les entraves spécifiques auxquelles la presse s'est heurtée, mais plutôt se demander quels ont été les privilèges spécifiques qui ont exceptionnellement favorisé la presse afin de transformer cette discussion partielle des situations intérieures en une discussion aussi franche et publique que possible.

Sur le contenu interne et le caractère de la littérature politique et de la presse quotidienne antérieur à l'Ordre de Cabinet en question, les termes de l'instruction de censure suivants apportent un maximum d'éclaircisse­ments :

« Grâce à ces moyens, nous sommes en droit d'espérer que la littérature politique, comme la presse quotidienne prendront plus nettement conscience de leur mission, qu'elles adopteront un ton plus digne et qu'elles refuseront, à l’avenir, de spéculer sur la curiosité de leurs lecteurs en reprenant des informations insignifiantes, extraites d'autres journaux, etc. On peut en attendre l'éveil d'une participation plus large aux intérêts patriotiques et le redressement du sentiment national. »

De là semble ressortir que si aucune mesure particulière n'a entravé un examen franc et public de l'état de la Moselle, c'est que l’état général de la presse prussienne était en lui-même un obstacle insurmontable à cette franchise et à cette publicité. Si nous résumons les extraits de l'instruction de censure citée ci-dessus, elle stipule : la censure était avant tout un réflexe de crainte et une barrière extérieure à une presse libre ; en même temps, l'auto­censure [13] de la presse allait de pair avec cette censure ; cette presse avait abandonné le courage et même l'aspiration à s'élever au-dessus de l'horizon de l'actualité ; enfin, le peuple lui-même ne prenait plus part aux intérêts patriotiques et avait perdu le sentiment national, donc les éléments qui sont non seulement les forces créatrices d'une presse franche et publique, mais encore les conditions qui, seules, permettent le fonctionnement d'une telle presse et sa reconnaissance populaire ; reconnaissance qui crée un environ­nement à la presse et sans lequel elle dépérit inéluctablement.

Si, par conséquent, les mesures des autorités peuvent créer une situation où la presse n’est pas libre, il est, par contre, hors du pouvoir des autorités, vu la non-liberté de la presse en général, d'assurer une discussion aussi franche et publique que possible des questions spécifiques ; car même les propos francs concernant des sujets isolés qui remplissent, par exemple, les colonnes de la presse ne sont pas en mesure de susciter un débat général et donc d'obtenir une publicité véritable.

Ajoutons, ce que Hansemann remarque à juste titre que, peut-être, il n'existe aucune question d’économie politique qui ne soulève le problème de la politique intérieure et extérieure. La possibilité d'une discussion franche et publique de la situation mosellane présume donc la possibilité d'une discussion franche et publique de toute la « politique intérieure et extérieure ». Une administration spécifique a si peu le pouvoir d'offrir cette possibilité que seule la volonté immédiate et ferme du roi en personne pouvait, dans ce cas, intervenir de façon décisive et efficace.

Si la discussion publique n'était pas franche, la discussion franche n'était pas publique. Elle se cantonnait à d'obscurs journaux locaux dont la portée ne dépassait évidemment pas l'horizon de leur diffusion et, vu ce qui a été dit plus haut, ne pouvait pas le dépasser.

[Résumé]

Afin de donner au lecteur une idée de ces discussions locales qui n’ont jamais connu d'écho au-delà des horizons communaux, Marx cite quelques passages du Bernskast/er gemeinnütziges Wochenblatt des années 1835, 1836,1837. Les divers faits et chiffres publiés par l'hebdo­madaire de Bernkastel (domicile du correspondant Peter Coblenz) com­prennent des données de vente aux enchères auxquelles de nombreux vignerons ont été soumis par la contrainte des huissiers. Ces chiffres prouvent à l'abondance que les vignerons n'ont obtenu que des prix dérisoires, soit au-dessous des frais de production, soit sous forme d'échange non monétaire[14].

(fin du résumé)

On ne trouvait donc ici que le simple récit de faits qui, parfois accompagné d'un court épilogue élégiaque, pouvaient émouvoir par leur simplicité non maquillée, mais qui pouvaient difficilement prendre le caractère d'une dis­cussion franche et publique de la situation mosellane.

Dans le cas où un individu, ou même une large partie de la population sont touchés par un malheur spectaculaire et épouvantable dont personne ne parle et que personne ne considère comme un événement mémorable et notable, ils doivent en conclure, ou bien que les autres ne peuvent pas parler, ou bien qu'ils ne le veulent pas parce qu'ils considèrent que l'importance de l'affaire est illusoire. Que son malheur soit reconnu, qu'on lui apporte une assistance intellectuelle représentent un besoin, même pour le vigneron le plus inculte, quitte à ce qu'il en tire la seule conclusion que là où tous pensent, beaucoup parlent, et que bientôt quelques-uns agiront aussi. Même si une discussion franche et ouverte de la situation mosellane avait été vraiment permise, elle n'avait pas eu lieu, et il est clair que le peuple croit seulement au réel, non à une presse franche dont l'existence est possible, mais à celle dont l'existence est réelle. Avant la publication de l'Ordre de Cabinet royal, le Mosellan avait déjà, à vrai dire, ressenti son indigence. Sans doute aussi, avait-il entendu qu'on en doutait, sans percevoir, ou que ce soit une presse publique et franche. Après la publication de cet Ordre de Cabinet, il voyait surgir en quelque sorte cette presse du néant. Il en tire la conclusion que, seul, l'Ordre de Cabinet royal a déclenché cette agitation de la presse à laquelle, pour les raisons introduites précédemment, le Mosellan a pris une part prioritaire imposée par l'urgence d'un besoin réel ; cette conclusion semble ainsi avoir été très populaire. Enfin, il apparaît qu'au-delà de sa popularité, un examen critique de cette opinion aboutirait au même résultat. « Sa Majesté le Roi a daigné désapprouver expressément toute contrainte injuste imposée à l'activité littéraire et, reconnaissant la valeur et le besoin d'une opinion publique franche et convenable, etc. » : ces termes qui intro­duisent l'instruction de censure du 24 décembre 1841 assurent à la presse une reconnaissance royale particulière, par conséquent une valeur d'Etat. Le fait qu'un seul mot du Roi puisse avoir un effet si important et qu'il soit accueilli par le Mosellan comme un mot de force magique et une panacée contre tous ses maux, semble pouvoir témoigner de la véritable loyauté des Mosellans envers leur Roi et de leur gratitude non pas mesurée, mais débordante.

Rheinische Zeitung, n° 20,
20 janvier 1843.

Ad. 3. — Nous avons cherché à montrer que le besoin d'une presse libre découlait nécessairement de la spécificité des conditions mosellanes. Nous avons de plus montré comment l'expression de ce besoin aurait été empêchée avant la publication de l'Ordre de Cabinet de Sa Majesté, non pas par des obstacles particuliers à la presse, mais par le seul état général de la presse quotidienne prussienne. Finalement, nous montrerons que des circonstances réellement particulières se sont opposées avec virulence à une discussion franche et publique des conditions mosellanes. Ici aussi, il nous faut tout d'abord mettre l'accent sur l'idée conductrice de notre exposé et reconnaître le pouvoir des rapports généraux dans la volonté des personnalités agissantes. Dans les circonstances particulières qui ont empêché une discussion franche et publique de la situation mosellane, nous ne devons voir rien d’autre que l'incarnation réelle et la manifestation évidente des rapports généraux déve­loppés ci-dessus : c'est-à-dire de la position particulière de l''administration à l'égard de la Moselle, de l'état général de la presse quotidienne et de l'opi­nion publique, enfin de l'esprit politique dominant et de son système. Si ces rapports, comme cela apparaît, étaient les forces générales imperceptibles et contraignantes de cette époque-là, il est à peine utile de préciser que ces rapports devaient aussi fonctionner en tant que forces, aboutir dans les faits et se manifester en actes isolés, arbitraires en apparence. Quiconque abandonne ce point de vue objectif s'embarrasse unilatéralement d'amers senti­ments à l'égard de personnalités qui incarnent face à lui la dureté des rapports de l'époque.

Parmi les obstacles spécifiques à la presse, on doit compter non seulement quelques difficultés liées à ta censure, mais tout autant toutes les circons­tances spécifiques qui ont rendu la censure superfétatoire puisqu'elles ne laissaient s'introduire aucun motif de censure, même pas sous forme de tentative. Là où la censure s'engage avec la presse dans des conflits manifestes, permanents et durs, on peut en conclure, de façon quasi certaine, que la presse a gagné en vivacité, en tempérament et en assurance, car seule une action perceptible produit une réaction perceptible. Par contre, là où la censure est absente parce que la presse est absente, bien que l'existence d'une presse libre, donc susceptible d'être censurée, y soit nécessaire, c'est dans les circonstances qui ont rebuté toute pensée, même dans ses formes les plus modestes, qu'il faut rechercher la précensure.

Notre but ne peut être de donner un exposé complet de ces circonstances spécifiques, pas même un exposé approximatif ; cela reviendrait à vouloir retracer l'histoire contemporaine, depuis 1830, en ce qui concerne la région de la Moselle. Nous pensons avoir rempli notre devoir en prouvant que toutes les formes d'expression franche et publique — orale, écrite, imprimée, autant celle qui n'est pas encore censurée que l'imprimée qui l'est déjà — se heurtent à des obstacles spécifiques.

L'humeur maussade et le découragement qui brisent de toute façon, dans une population indigente, cette force morale qui appartient à la discussion publique et franche se trouvaient notamment alimentés par les condamna­tions judiciaires ; celles qu'entraînent infailliblement les dénonciations diverses « pour outrage à un fonctionnaire en service ou à l'endroit de sa fonction ».

[Résumé]

De nombreux vignerons de la Moselle, écrit Marx, se souviennent encore aujourd'hui d'un tel événement (il s'agit d'un événement qui avait eu lieu en 1835). Un citoyen de Bernskastel, bien connu et jouissant d'une grande estime dans la commune, avait, le lendemain de l'anniver­saire du roi, fait savoir à la bonne du sous-préfet local qu'il avait, la veille, rencontré celui-ci un peu ivre. Il fut dénoncé et aussitôt poursuivi en justice pour diffamation par le tribunal correctionnel de Trêves ; mais il fut, cela va de soi, acquitté. De cette histoire dont les documents lui ont été fournis par Peter Coblenz, Marx tire l'argument suivant :

(fin du résumé)

Nous avons choisi cet exemple parce qu'une réflexion simple en découle nécessairement. Les sous-préfets sont les censeurs respectifs de leur arron­dissement. Et l'administration sous-préfectorale, incluant les sphères admi­nistratives qui lui sont subordonnées, est l'objet privilégié, parce que le plus proche, de la presse locale. Etant donné qu'il est déjà difficile de juger pro domo, des événements comme celui mentionné ci-dessus, témoignant d’une conception extrêmement irritable de l'intangibilité de la position officielle, font de la pure existence de la censure sous-préfectorale une raison suffisante pour la non-ëxistence d'une presse locale franche.

Nous voyons que le discours oral, franc et modeste ouvre le chemin du tribunal correctionnel. La forme écrite de la parole libre, la pétition, bien qu'encore éloignée de la publicité de la presse, connaît le même sort. Là, c'est l'intangibilité de la position officielle, ici, c’est l'intangibilité des lois en vigueur qui s'opposent au langage franc.

Un « Ordre de Cabinet » du 3 juillet 1836 fait savoir entre autres choses que le roi envoie son fils dans la Province rhénane afin de prendre connaissance de sa situation. Encouragés par cet Ordre, quelques propriétaires de terre du département de Trêves saisirent l'occasion et demandèrent à leur « député à la Diète rhénane » de soumettre une pétition au prince héritier. Ils lui signi­fièrent leurs plaintes. Le député, afin d'augmenter le poids de cette pétition grâce à un nombre supérieur de pétitionnaires, envoya un émissaire dans la contrée et fit signer la pétition par 160 paysans. Il s'agissait du texte suivant :

[Résumé]

La pétition porte sur les cinq points suivants : 1° les impôts excessifs sous tous les aspects, étant donné les faibles ventes de bétail et de vin ; 2° l'importante augmentation des fonctionnaires d'Etat, civils et militaires ; si autrefois 27 fonctionnaires, dont les frais s'élevaient à 29.000 thalers, suffisaient pour gérer l'administration, il en fallait, à présent, 63, dont la charge totale s'élevait à 105.000 thalers ; 3° à la demande que les fonction­naires communaux soient élus, comme cela a été le cas autrefois ; 4° que les bureaux douaniers ne restent pas fermés pendant de longues heures de la journée ; 5° qu'il soit de nouveau permis aux propriétaires d'utiliser, comme la loi de 1828 le prévoit, leurs champs jusqu'au bord des chemins publics.

(fin du résumé)

Cette pétition que le député voulait remettre au prince héritier fut reçue avec la promesse formelle de la remettre à Sa Majesté royale. Elle n'obtint jamais de réponse mais, bien sûr, le député fut poursuivi en justice en tant qu’instigateur d'une pétition proférant un « reproche irrévérencieux à l'égard des lois ». Suite à cette plainte, le député fut condamné à Trêves à une peine d'emprisonnement de six mois et aux dépens, mais cette peine fut modifiée ensuite par la cour d'appel. Elle ne le condamna qu'aux dépens estimant que le comportement de l'incriminé n'avait pas été totalement dénué de légèreté et qu'il avait donné ainsi matière à ce procès. Par contre, le contenu de la pétition même ne fut nullement déclaré condamnable [15].

Bien que cette pétition prit dans toute la contrée l'importance d'un événe­ment majeur en raison d'une part du but du voyage du prince héritier, et d'autre part par la position de député de l'incriminé, et provoqua, à un degré élevé, l'attention du public, on se doit de constater que les conséquences de cette pétition n'entraînèrent pas, à proprement parler, de discussion publique et franche de la situation mosellane ni n'exaucèrent les vœux des autorités à ce sujet.

Venons-en maintenant aux obstacles auxquels se heurte, en vérité, la presse, aux refus de la censure qui, selon nos indications précédentes, devaient se limiter à de rares cas, l'amorce d'une discussion censurable de la situation mosellane ayant été rare.

La censure sous-préfectorale refusa le droit d'imprimer un procès-verbal émanant d'un Conseil d'êchevins qui comportait tout de même, parmi quelques propos baroques, des propos francs. Les délibérations eurent lieu au sein du Conseil d'êchevins, mais ce fut le maire qui rédigea le procès-verbal. Il commençait ainsi : « Messieurs ! La région qui s'étend sur les rives de la Moselle entre Trêves et Coblence, entre i'Eifel et le Hundsrücken, est maté­riellement très pauvre parce que la viticulture constitue sa seule ressource et que les accords commerciaux avec l'Allemagne lui ont donné le coup de grâce ; le pays en question est aussi pauvre intellectuellement, etc. »

De la même manière, un autre fait peut prouver que, finalement, toute discussion publique et franche ayant dépassé tous les obstacles mentionnés, et publiée exceptionnellement dans les colonnes d'un journal, est traitée comme une exception et bientôt interdite. Il y a plusieurs années, à Bonn, M. Kaufmann, professeur de « Kameralwissenschaften », publia, dans la Rhein-und Moselzeitung, un article « Sur la misère des vignerons mosellans ». Cet article, après avoir circulé durant trois mois dans différentes revues, fut interdit par le gouvernement royal ; et cette interdiction se poursuit encore aujourd'hui [16].

Je crois, à présent, avoir suffisamment répondu à la question du rapport de la région mosellane à l'Ordre de Cabinet du 10 décembre, à l'instruction de censure du 24 décembre qui en découle et à l'exercice de la presse devenu plus libre depuis. Il me reste à justifier mon affirmation : « L'état de désolation désespérée des vignerons a longtemps été mis en doute par les autorités supérieures et leur cri de détresse tenu pour des vociférations insolentes. » On pourra décomposer cette phrase qui a été mise en question en deux parties : « L'état de désolation des vignerons a longtemps été mis en doute par les autorités supérieures » et « Leur cri de détresse tenu pour des vocifé­rations insolentes ».

La première phrase, je crois, ne nécessite plus de preuves. La seconde, « Leur cri de détresse fut tenu pour des vociférations insolentes », ne peut pas trouver directement son interprétation dans la première, comme le fait Monsieur le président de la Province : « Leur cri de détresse fut tenu par les autorités supérieures pour des vociférations insolentes. » Toutefois, cette interpolation peut être considérée comme valable dans la mesure où l'on attribue la même signification à « autorités supérieures » et « autorités administratives ».

Les informations apportées jusqu'ici établissent que l'on peut parler d'un « cri de détresse » des vignerons, non pas au sens figuré, mais au sens propre. On a, d'une part, reproché à ce « cri de détresse » son manque de bien-fondé, et l'on a considéré la description de la détresse comme une exagération tapageuse injustement motivée par l'égoïsme, on a, d'autre part, perçu la plainte et la prière de cette misère comme un « reproche insolent et irrévérencieux » à l'égard des lois ; ces prémisses ont été démontrées par un rapport gouverne­mental et une procédure criminelle. On ne peut pas dire que l'affirmation — selon laquelle Ton identifie comme « vociférations » et même comme « vociférations insolentes » le cri amplifié de mauvais motifs exagérant et méconnaissant l'état des choses et incluant un « reproche irrévérencieux » à l'égard des lois — n'a pas été recherchée trop loin ou par des moyens déloyaux. Une conséquence logique semble en découler en toute évidence : les deux termes peuvent être intervertis.


A propos de l'interruption de la « Justification du + + correspondant de la Moselle »

Explication de la rédaction de la Rheinische Zeitung

Trier'sche Zeitung, n° 55,
25 février 1843.

La rédaction sous-signée se trouve habilitée par une requête du Trier'sche Zeitung à déclarer que la suite de la publication de la correspondance de la Moselle se heurte à des obstacles qui ne sont imputables ni au correspondant ni à la rédaction.

La rédaction de la « Rheinische Zeitung »


De la Moselle, janvier 1843

C) Gangrènes de la Moselle [17]

D'abord, nous commencerons par relater des faits survenus dans le département de Trêves sous les présidences successives de von Schaper, von Bodelschwingh et von Ladenberg. Ces faits sont non seulement inté­ressants parce qu'ils caractérisent la gestion financière de la commune, mais encore par ce qu'ils révèlent de la position que le gouvernement estima devoir prendre envers ses subordonnés fonctionnaires et envers les administrés.

Factum primum : Le sous-préfet de Trêves fut en première instance condamné à six mois d'emprisonnement il y a environ dix ans, à la suite des accusations portées contre lui : « d'avoir incité ses subordonnés à des actions illégales, nuisibles au patrimoine de la commune, mais favorables à ses intérêts privés, et enfin d'avoir fomenté un véritable complot visant à destituer les fonctionnaires récalcitrants ». Il fut cependant acquitté par la cour d'appel, l'inculpation étant considérée comme prescrite.

Le sous-préfet dut cette heureuse tournure des événements au fait qu'une enquête administrative avait retardé la procédure criminelle de plu­sieurs années. Il lui fut même communiqué par le gouvernement régional un rescrit du ministère royal de l'Intérieur et de la Police qui, sur requête admi­nistrative et sur la base d'un rapport juridique d'une Haute Cour royale, relatif à l'enquête en cours le concernant, considérait celle-ci comme non fondée et illicite. Le gouvernement régional avait ajouté la remarque suivante : « Nous sommes profondément persuadés qu'il vous tiendra à cœur désormais de remplir les devoirs de votre charge avec toute la conscience, la vigilance et le zèle possible, à la satisfaction et approbation de vos supérieurs hiérarchiques, et de vous montrer, à tout point de vue, digne de la confiance qu'ils vous ont toujours témoignée. » Enfin, j'ajouterai que cette confiance sembla des plus justifiées puisque le sous-préfet fut décoré quelque temps après.

Factum secundum : L'huissier, M..., condamné plus tard à six ans de travaux forcés, acheta, il y a environ neuf ans, plusieurs titres de créance aux dépens du vigneron Herres de Leiwen, tombé à la merci d'un usurier juif. Ses affaires empirant, le vigneron ne put s'acquitter de ses dettes et ses biens furent mis à l'encan par huissier. Peu de temps avant le jour des enchères, Herres sollicita du gouvernement régional l'autorisation d'emprunter sur hypothèque, à la maison des pauvres du lieu, les 1.000 thalers de la mise à prix publiée dans le journal. Plusieurs personnes s'intéressaient au sort du malheureux vigneron, le gouvernement demanda immédiatement un préavisà l'administration qui fut confié au trésorier et inspecteur E... D'où il ressortit que la requête [de Herres] fut refusée et ce, te jour de l'adjudication. A peine E... avait-il rendu son préavis qu'il s'asseyait dans sa voiture pour aller à Schweich sur les lieux des enchères. Une fois arrivé, il prétendit être acquéreur au nom de la famille Herres, de telle sorte que personne n'osa surenchérir et que tout le domaine lui fut adjugé au prix de la mise initiale, soit le tiers de la valeur réelle. Le jour suivant, le vigneron Herres se rendit chez E... pour parler de ses affaires et pour le remercier des services rendus. Quel ne fut pas son étonnement lorsque celui-ci l’éconduisit froidement en lui disant avoir agi à son profit et n'être pas disposé à y renoncer. Lorsque le vigneron porta plainte, il n'obtint du gouvernement qu'un rappel à l'ordre.

Factum tertium : En l'année 1832, lorsque le choléra menaça notre région, la commune de Weisskirchen acquit, sur ordre des échevins, un terrain de 40 thalers, propre à servir de cimetière aux victimes. L'acte de vente stipulait que le terrain devait être restitué à son précédent propriétaire si l'acquisition faite par prudence s'avérait inutile, c'est-à-dire si l'épidémie n'éclatait pas.

Plus tard, toute crainte du choléra oubliée, les échevins décidèrent que le vieux cimetière trop exigu devait être déplacé dans les abords du presbytère avoisinant la nouvelle église alors en construction. Le vieux cimetière était situé autour de l'ancienne église qui fut démolie après construction de la nouvelle, ce qui rendit celui-ci sensiblement plus grand que le nouveau ; ainsi la nécessité d'un autre cimetière ne se fit plus sentir et la question fut ajournée. Le curé voulait bien, d'ailleurs, du vieux cimetière en guise de dédommagement puisque le droit d'user à son gré des abords du presbytère lui était retiré : Quoi qu'il en fût, le bourgmestre, sans autorisation aucune de l'échevinage, fit édifier un mur autour du terrain de 40 thalers (antérieurement) destiné aux victimes du choléra. Les frais en furent inscrits au budget et payés par la caisse communale ce qui suscita un tollé et une vague de protes­tations, vaines d'ailleurs, car, finalement, les échevins de tous les villages de la paroisse se rendirent in corpore à Trêves pour porter plainte auprès du préfet.

Le préfet von Bodelschwingh, en ne fondant son arbitrage que sur le rapport du sous-préfet de Merzig, qui, pour sa part, ne s'était informé qu'auprès du bourgmestre, considérait les échevins comme d'éternels mécontents et il récusa leur plainte comme mensongère. Sans se laisser abattre, les échevins, quelque temps plus tard, s'efforcèrent de faire une commission chargée d'enquêter sur place aux frais de la partie perdante ; mais, là encore, ils furent déboutés. Or, il advint qu'un enfant du vendeur du terrain litigieux réclama à son père sa part d'héritage. Entrait dans le partage, l'arpent et demi de terrain, vendu 40 thalers, mais dont la vente était annulée pour les raisons susdites. Trois experts nommés par le tribunal le déclarèrent indivisible, si bien qu'il fut mis à l'encan.

Aux enchères, seuls le propriétaire et le bourgmestre se portèrent acquéreurs. Le propriétaire, croyant que le bourgmestre était chargé par le sous-préfet d'acheter le terrain à n'importe quel prix, poussa les enchères jusqu'à 1.700 thalers, et il fut couvert par le maire qui enchérissait en fait au nom de la commune. Ainsi, le nouveau cimetière et son mur d'enceinte coûtèrent 2.400 thalers à la communauté. Ne sont pas compris, les frais du procès encore pendant entre la commune et le propriétaire, qui, si la commune venait à perdre, s'ajouteraient à ce prix déjà considérable. Il n'en aurait coûté que 200 thalers à la commune de déplacer (par ses propres moyens) son cimetière près de la nouvelle église et de le clôturer.

L'affaire en était là, en 1841, quand le bourgmestre donna l'ordre de fermer l'ancien cimetière et d'ouvrir le nouveau. Au premier enterrement, pas un seul paroissien ne manquait ; malgré les menaces du maire et la présence des gendarmes, ils ensevelirent le mort dans le vieux cimetière, prétextant qu'ils s'en étaient ouverts au roi et qu'ils ne se serviraient pas du nouveau cimetière avant de connaître la réponse. Le bourgmestre dressa procès- verbal contre l'insoumission et, après enquête judiciaire, neuf citoyens, dont un échevin, furent arrêtés. Trois jours plus tard, ils furent cependant relâchés sous caution et condamnés plus tard à de légères amendes.

Le préfet de l'époque, von Schaper, considérant l'affaire comme suffi­samment sérieuse, se rendit sur les lieux, où il put se convaincre que le vieux cimetière répondait mieux que le nouveau aux besoins locaux. Malheureuse­ment, il était trop tard pour changer le cours des événements.

La commune réclamait instamment la révocation du maire et la désigna­tion d'un homme jouissant de la confiance générale ; le gouvernement régional répliqua que le bourgmestre ne serait muté que dans un poste au traitement équivalent ; que cette mutation ne devait pas être prise pour une sanction, mais qu'elle sanctionnait simplement le fait que le maire n'était plus en état de remplir les devoirs de sa charge sans la confiance de ses citoyens.

Au lieu de nommer un homme au-dessus de tout soupçon, selon les vœux de la commune, le gouvernement régional y envoya un maire accusé des mêmes méfaits par ses administrés antérieurs, suspendu depuis deux ans et acquitté ab instantia.


Notes

[1] Le « + + correspondant de la Moselle » fut Peter Coblenz. Originaire de Bernkastel, il étudia la jurisprudence et fut employé auprès du parquet de Trêves. Relevé de ses fonctions vers la fin 1841 par des mesures disci­plinaires, il s’installa à Bernkastel d’où il envoya régulièrement des articles à la Trier'sche et à la Rheinische Zeitung. Dans sa lettre au ministre de l’Intérieur, datée du 2 janvier 1843, le préfet de Trêves ne laissa guère de doute sur l’identité de l’auteur des deux articles incri­minés. Peter Coblenz n’était pas un inconnu. D’une lettre qu’un membre du Conseil d’administration adressa à Marx le 21 décem­bre 1842, on a pu tirer la conclusion que Coblenz avait lâché la rédac­tion. Il n’en était rien. Si Coblenz ne semblait pas en mesure de rédiger la « Justification » de ses précédents écrits vis-à-vis du censeur, il n’en fut pas moins actif et prépara les documents utilisés par Marx. C’est ce que signale la lettre du préfet mentionnée ci-dessus.
Dans sa lettre à Ruge du 25 janvier 1843, Marx évoque l'interdiction de la Gazette rhénane. Parmi les causes invoquées, il signale le fait qu’il a pris lui-même la défense du correspondant de la Moselle où d’éminents hommes d’Etat ont été fort malmenés.
Pendant la révolution de 1848/1849, Coblenz joua un rôle assez important dans sa région. En automne 1848, il créa et dirigea le « Demokratischen Verein » de l’arrondissement de Bernkastel. Ces associations démocratiques furent créées pour défendre la révolution de mars et poursuivaient, au niveau local, le but de rassembler et d’orga­niser les démocrates, en minorité à l’Assemblée nationale.
Quand, en novembre 1848, le ministère d’Etat décréta l’état de siège sans avoir préalablement demandé l’autorisation à l’Assemblée natio­nale, des comités furent créés un peu partout en Rhénanie, incitant la population à la grève de l’impôt. La Neue Rheinische Zeitung fut le porte-parole de ce mouvement.
A Bernkastel, Peter Coblenz n’organisa pas seulement la grève locale mais appela la population aux armes afin de défendre la Répu­blique — ce qui lui valut l’arrestation le 26 novembre. Il semble qu’il put s’enfuir. Lorsqu’en 1850 il se mit à la disposition de la justice, il subit une condamnation très sévère. Condamné par la cour d’assises de Trêves à six ans de réclusion, il mourut, quatre ans plus tard, aliéné, dans la prison de Werden.
(Bibliographie : H. Stein, Marx und der rheinische Pauperismus, p. 139 ; J. Hansen, op. cit., 6, p. 25, rba, I, 399-400; H. Schierbaum, Die politischen Wahlen in den Eifel- und Moselkreisen des Regierungsbezirks Trier 1849-1867, p. 24-34, Düsseldorf, 1960).

[2] Ohm : mesure de capacité, en particulier du vin, d'environ 150 l.

[3] Fuder : mesure de capacité, dans la région mosellane, d'environ 1.000 l.

[4] La taxe foncière fut établie au début des années vingt pendant les années de riches récoltes et de hauts prix du vin, sur la base d’extraits du cadastre qui déterminèrent la taxe foncière. Une révision du cadastre fondée sur la productivité des terres cultivables n’eut pas lieu. Et ceci, bien que la taxe foncière fût à la base de la classification de l’impôt sur les personnes. Ces deux derniers servant de base à la fixation des droits communaux. Il en résultait qu’une fixation surévaluée de la taxe foncière entraînait quasi automatiquement une charge excessive de l’impôt classifié et des droits communaux.

[5] L'imposition avait lieu avant la vente du vin ; imposable était le produit brut, et le fisc ne tenait pas compte de la vente ou de la mévente du produit du vigneron.

[6] La réforme communale fut une des revendications les plus importantes soutenues par les mouvements politiques du Vormàrz en Rhénanie. Les représentants de l’opposition civile réclamaient de l’Etat prussien l’égalité juridique et politique de la ville et de la campagne. Cette égalité formait un des acquis les plus prestigieux de la Révolution française : la libre élection des conseillers municipaux, l’élection du maire, la libération de la tutelle gouvernementale et le droit à la publicité des débats municipaux.
La Prusse n’avait connu qu'une libération partielle, celle des villes, grâce aux réformes de Stein en 1808, au sommet de la déroute militaire et politique de la Prusse féodale. Or, une fois rétabli l’ordre ancien, le gouvernement de Berlin proposa, certes, aux villes une réforme communale afin de trouver un équilibre juridico-politique à l’essor économique de celles-ci. Par contre, Berlin maintenait la campagne sous la dominance des structures semi-féodales. Certains journaux rhénans, en premier lieu la Rheinische, considèrent, au début des années quarante, que l’état de l’administration communale est un des grands fléaux de l’époque. Marx souleva cette question dans une série d’articles qui parurent le 8 (n° 312), le 12 (n° 316) et le 13 (n° 317) novembre 1842 dans la Rheinische Zeitung.

[7] Tout en confirmant les informations ci-dessus, nous remarquons que les diverses lettres, qui s'ínterprètent réciproquement, ont rendu nécessaire une compilation de notre côté. (La rédaction de la Rheinische Zeitung.)

[8] Ernst von Bodelschwingh

[9] Ernst von Bodelschwingh, prédécesseur de Schaper comme préfet à Trèves, le précéda également en tant que président de la Province.

[10] M. Kaufmann, cf. note [16] ci-dessous.

[11] En allemand : Staatbürgerlich

[12] En allemand : In gleicher staatbürgerlicher Geltung

[13] En allemand : Innere Beschränktheit. L’expression signifie à la fois « limites intérieures » et « médiocrité intérieure ». Ce jeu de mots permet à Marx d’éviter le mot Selbstzensur (auto-censure) sans en perdre la signification.

[14] A titre d’exemple nous reproduisons ici un des cas que Marx avait trouvé dans l’année 1835 du Bernkasteler gemeinnütziges Wochenblatt. L’hebdomadaire parle d’une personne qui, à l’automne 1833, avait produit un foudre de vin au prix de 30 thalers. En y ajoutant les frais pour le tonneau, les impôts, les vendanges, le loyer, etc., le vin lui coûta au total plus de 51 thalers. Le 10 mai 1835 le vin est vendu à 41 thalers. Et le journal ajouta : « Et il est à souligner que ce vin est bon et qu’il ne fût pas vendu pour des raisons de nécessité et ne tomba pas dans les mains des usuriers » (MEGA (2), \j\, p. 316).

[15] Le député fut Nikolaus Valdenaire, de Saarburg. En mars 1837, le préfet de Trêves et le président de la Province, von Bodelschwingh, ordonnèrent d’ouvrir une enquête judiciaire contre lui. Bodelschwingh avait envoyé, le 28 mars 1837, une lettre au préfet de Trêves dans laquelle il écrivit littéralement : « Etant donné les opinions notoirement malveillantes de V. Valdenaire, il me plairait beaucoup, si celui-ci n’apparaissait pas à la Diète où il déshonore le département de Trêves..., qu’on ouvre une enquête judiciaire, autant qu’il est possible, qui ne soit pas close avant l’ouverture de la Diète, prévue pour le 21 mai. » L’affaire fut délicate et, afin d’éviter toute « correspondance dangereuse entre le préfet et le procureur général », on monta un complot. Ainsi Valdenaire, dont la conviction démocratique et résolument anti­prussienne était bien connue, fut empêché, par la répression de l’appa­reil prussien, de remplir ses fonctions de député à la Ve Diète rhénane (cf. Philipp Wey, Nikolaus Valdenaire (1772 bis 1849) und Viktor Valdenaire (1812 bis 1881), Zwei revolutionäre Volksvertreter und Zeitgenossen von Karl Marx, in Heimatbucb des Kreises Saarburg, 1969, 13. Folge, 44-73).

[16] Kaufmann, en tant que directeur de l’Association agricole de la Basse-Rhénanie, tint, lors de sa VIe Assemblée générale, le 25 septembre 1836 à Bonn, une conférence sur la nécessité de faire face à l’état d’urgence extraordinaire des vignerons rhénans et sur les moyens de prévenir leur ruine proche. Il souligna, entre autres causes, tout particulièrement, les effets néfastes de l’union douanière et de l’imposition. Autant que la production industrielle rhénane aurait tiré un grand bénéfice deg contrats douaniers de 1834, autant la production agricole aurait connu les conséquences les plus désastreuses. Le texte de la conférence parut dans la Zeitschrift fur den Niederrheinischen landwirtschaftlichen Verein, 4. Jg., Nro. 21 u. 22, 1. November 1836, 161-167. Plusieurs gazettes rhénanes reproduisirent et commentèrent des extraits de cette conférence, de sorte que le gouvernement interdit la publication le 12 février 1837 (cf. Hans Stein, Marx und der rheinische Pauperismus, l.c., 137. Sur le personnage de Kaufmann et son rôle politique pendant le Vormärz, cf. Hans Pelger, l.c., 328-329. Kaufmann fut un de ceux qui favorisèrent la reconversion des vignerons appauvris à la sériciculture, considérée alors comme un moyen agricole et permettant aux vignerons d’avoir des recettes accessoires au moment de la crise de viticulture).

[17] Marx avait prévu de publier la "Justification" en cinq parties. Les parties C, D et E, réprimées par la censure, ne parurent jamais. Au cours de ses recherches sur Karl Heinzen, ancien ami de Marx et collaborateur de la Rheinische Zeitung, Hans Pelger, directeur des archives « Karl Marx » à Trêves, retrouva un fragment de la partie disparue. En effet, Heinzen avait intégré ce fragment dans son livre sur la bureaucratie prussienne, paru en 1845 à Darmstadt. Pelger publia ce fragment en 1973 comme appendice à son long article « Karl Marx und die preussische Weinkrise ». Malheureusement ce fragment de la partie « C », dans la version qui nous a été conservée par Heinzen, ne contient que les documents choisis et groupés dont Marx se serait servis pour en faire son exposé.