1873

Texte paru en mars 1873 dans l’hebdomadaire socialiste allemand Volkstaat (n°18 du 1er mars 1873).
Editions sociales/Messidor, “Marx/Engels et la troisième république”, 1984


 

 

La République en Espagne

Friedrich Engels

1er mars 1873




Il est difficile de dire laquelle des deux, de la république ou de la monarchie, s'est dégradée le plus depuis trois ans. La monarchie — en tout cas sur le continent européen — se mue partout, de plus en plus vite, en son ultime forme, le césarisme. Constitutionnalisme factice avec suffrage universel, une armée proliférante comme soutien gouvernemental, achat et corruption comme moyens principaux de gouvernement et enrichissement par corruption et fraude comme seul but de gouvernement se glissent partout irrésistiblement sous toutes les belles garanties constitutionnelles, sous cet équilibre artificiel des pouvoirs, dont nos bourgeois rêvaient aux temps idylliques de Louis-Philippe, où même les plus corrompus de tous étaient encore des anges d'innocence comparés aux « grands hommes » d'aujourd'hui. Dans la mesure même où la bourgeoisie perd jour après jour son caractère de classe temporairement indispensable dans l'organisme social, délaisse les fonctions sociales qui lui sont propres, se transforme en une pure bande de fraudeurs, son État, lui, se transforme en un institut de protection, non pas de la production, mais du vol pur et simple des produits. Cet État, non content de porter en lui sa propre condamnation, a même été déjà condamné par l'histoire en la personne de Louis- Napoléon. Mais, en même temps, il est l'ultime forme possible de la monarchie. Toutes les autres formes de la monarchie sont usées et surannées. Après lui, la seule forme d’État possible est la république.

Mais la république ne se porte pas mieux. De 1789 à 1869, elle était l'idéal de combattants enthousiastes pour la liberté, toujours désiré, atteint après un combat dur, sanglant et, à peine atteint, de nouveau fugitif. Depuis qu'un roi de Prusse a réussi à faire une république française, tout a changé. Depuis 1870 — et voilà le progrès — ce ne sont pas les républicains qui font les républiques (justement parce qu'il n'y a plus de purs républicains), mais les royalistes désespérant de la royauté. Les bourgeois d'opinion royaliste consolident la république en France, la proclament en Espagne, afin d'échapper à la guerre civile ; ici, parce qu'il y a trop de prétendants, là parce que le dernier roi possible fait la grève.

Il y a là-dedans un double progrès.

Premièrement, la magie qui entourait le nom de république est détruite. Après les événements de France et d'Espagne, seul Karl Blind peut encore s'accrocher à la superstition des effets magiques de la république. La république apparaît enfin en Europe aussi comme ce qu'elle est dans son essence, ce qu'elle est réellement en Amérique, comme la forme la plus accomplie de la domination bourgeoise. Je dis : enfin en Europe aussi, car des républiques comme la Suisse, Hambourg, Brême, Lübeck et l'ex-ville libre de Francfort — Dieu ait son âme — il ne peut en être question ici. La république moderne, la seule dont nous parlons ici, est l'organisation politique d'un grand peuple, non pas l'institut de politique de clocher d'une ville, d'un canton ou d'un club de cantons qui, transmis historiquement du Moyen-Age, ont pris des formes plus ou moins démocratiques et, au mieux, remplacé la domination patricienne par la domination paysanne qui n'en vaut guère mieux. La Suisse vit à moitié par la grâce de ses grands voisins, à moitié grâce à leur jalousie ; elle doit remiser ces grands discours républicains et obéir à la consigne dès qu'ils sont d'accord entre eux. De tels pays n'existent que tant qu'ils n'essayent pas d'intervenir dans le cours de l'histoire ; c'est pourquoi on le leur interdit en les neutralisant. L'ère des véritables républiques européennes datera du 4 septembre, ou plutôt du jour de Sedan, même si un bref retour césariste, peu importe sous quel prétendant, était possible. Et c'est dans ce sens que l'on peut dire que la république Thiers est la réalisation finale de la république de 1792 ; la république des jacobins, sans les illusions que se faisaient les jacobins. Désormais, la classe ouvrière ne peut plus se faire d'illusions sur ce qu'est la république : la forme d’État où la domination de la bourgeoisie prend son expression ultime, vraiment accomplie. Dans la république moderne, on instaure enfin l'égalité politique pure, égalité encore soumise dans toutes les monarchies à certaines restrictions. Et cette égalité politique, est- ce autre chose que de déclarer que les antagonismes de classes ne concernent en rien l’État, que les bourgeois ont autant le droit d'être bourgeois que les travailleurs prolétaires ?

Mais les bourgeois eux-mêmes n'instaurent qu'avec une répugnance extrême cette forme ultime et accomplie de la domination de la bourgeoisie qu'est la république ; c'est elle qui s'impose à eux. D'où vient donc cette contradiction bizarre ? De ce qu'instaurer la république signifie rompre avec la tradition politique tout entière ; de ce que, en république, toute institution politique doit pouvoir démontrer son droit à l'existence ; donc de ce que toutes les influences traditionnelles qui, sous la monarchie, soutenaient le pouvoir en place, s'effondrent. En d'autres termes : si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’État où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte. La république moderne n'est précisément rien d'autre que ce terrain de lutte. Et voilà le second progrès. D'une part, la bourgeoisie sent qu'elle va vers sa fin, dès que le sol de la monarchie disparaît sous ses pieds et, avec celle-ci, tout le pouvoir conservateur lié à la souveraineté princière dans la superstition des masses populaires incultes, en particulier les campagnes (que cette superstition se prosterne devant la royauté de droit divin, comme en Prusse, ou devant le légendaire empereur paysan, comme en France). D'autre part le prolétariat sent que le requiem de la monarchie est en même temps le signal appelant à la bataille décisive contre la bourgeoisie. La république moderne n'est rien d'autre que le théâtre déblayé pour la dernière grande lutte de classe de l'histoire du monde : voilà précisément sa formidable portée.

Mais pour que cette lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat ait une issue décisive, il faut que les deux classes soient suffisamment développées dans le pays concerné, du moins dans les grandes villes. En Espagne, ce n'est le cas que dans certaines parties du pays. La grande industrie est relativement développée en Catalogne ; en Andalousie et dans quelques autres régions prédominent la grande propriété foncière et la culture extensive — propriétaires terriens et salariés ; sur la plus grande partie du territoire, petite paysannerie dans les campagnes, artisanat et petit commerce dans les villes. Les conditions pour une révolution prolétarienne y sont encore relativement peu développées, et c'est précisément pour cette raison qu'il y a encore énormément à faire en Espagne pour une république bourgeoise. Elle a ainsi avant tout la tâche de déblayer le théâtre pour la lutte de classe à venir.

En premier lieu, il faut dans ce but abolir l'armée et installer une milice populaire. Géographiquement, l'Espagne est si heureusement située qu'elle ne peut être attaquée sérieusement que par un seul voisin, et cela encore que sur le front étroit des Pyrénées ; un front qui ne fait même pas un huitième de son périmètre total. En plus, les conditions topographiques sont telles qu'elles présentent autant d'obstacles à la guerre de mouvement des grandes armées qu'elles offrent de facilités à la guerre populaire irrégulière. Nous l'avons vu sous Napoléon qui envoya à certains moments jusqu'à 300.000 hommes en Espagne, lesquels échouèrent toujours devant la tenace résistance populaire. ; nous l'avons vu d'innombrables fois depuis et le voyons encore aujourd'hui à l'impuissance de l'armée espagnole contre les quelques bandes de carlistes dans les montagnes. Un tel pays n'a pas de prétexte pour une armée. En même temps, depuis 1830, l'armée n ’a été en Espagne que le levier de toutes les conspirations de généraux qui renversent tous les deux ou trois ans le gouvernement par une révolte militaire, pour placer de nouveaux voleurs à la place des anciens. Dissoudre l'armée espagnole signifie libérer l'Espagne de la guerre civile. Ce serait donc la première exigence que les travailleurs espagnols auraient à poser au nouveau gouvernement.
L'armée supprimée, disparaît aussi la raison principale pour laquelle notamment les Catalans réclament une organisation fédérale de l’État. La Catalogne révolutionnaire, pour ainsi dire la grande banlieue ouvrière de l'Espagne, a, jusqu'à maintenant, toujours été opprimée par de fortes concentrations de troupes, comme Bonaparte et Thiers opprimèrent Paris et Lyon. C'est pourquoi les Catalans ont réclamé la division de l'Espagne en États fédéraux à administration autonome. Si l’armée disparaît, la principale raison de cette exigence disparaît ; l'autonomie pourra fondamentalement s'obtenir sans la destruction réactionnaire de l'unité nationale et sans la reproduction d'une Suisse en plus grand.

La législation financière espagnole va, du début à la fin, à l'encontre du bon sens, tant en matière de fiscalité intérieure qu'en ce qui concerne les taxes douanières. Ici, une république bourgeoise pourrait faire beaucoup. Même remarque en ce qui concerne la confiscation de la propriété foncière de l’Église, propriété souvent confisquée, mais toujours reconstituée, et enfin avant tout en ce qui concerne les voies de communication qui nulle part ailleurs n'ont plus besoin de rénovation qu'ici.

Quelques années de république bourgeoise, calme, prépareraient en Espagne le terrain pour une révolution prolétarienne d'une manière qui devrait surprendre même les travailleurs espagnols les plus progressistes. Au lieu de réitérer la farce sanglante de la dernière révolution, au lieu de faire des révoltes isolées, toujours faciles à réprimer, espérons que les travailleurs espagnols utiliseront la république pour s'unir plus fermement et s'organiser en vue de la révolution à venir, d’une révolution qu'ils domineront. Le gouvernement bourgeois de la nouvelle république ne cherche qu'un prétexte pour écraser le mouvement révolutionnaire et fusiller les travailleurs, comme le firent les républicains Favre et consorts à Paris. Puissent les travailleurs espagnols ne pas leur donner ce prétexte !


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