1934

 

 

 

 

Source : Izvestija, 01-05-1934, p. 3, WH 1769. Traduction française publiée dans La Correspondance Internationale, 1934, n°46-47, pp. 809-811.

 

 

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Pourquoi nous vaincrons

Nikolaï Boukharine

1er mai 1934


Avec le sentiment heureux de leur pouvoir de classe croissant, de nombreux millions d'hommes défilent aujourd'hui à travers les rues de nos villes et de nos villages. Ils marchent sous les plis du drapeau rouge et en chantant des chants de combat, sous les sons métalliques des fanfares de victoire. Défilent des vétérans et des jeunes, des femmes et des enfants, et les sons de l'« Internationale » retentissent dans le monde entier. Des centaines de peuples, d'innombrables délégations ouvrières étrangères, des héros de Vienne, des Chinois et des Allemands, des Japonais et des nègres, des prolétaires européens et américains, défilent sur la place Rouge de la capitale soviétique devant le grand mausolée ; au-dessus d'eux on entend le bruit de centaines d'aigles d'acier et le salut des armes ébranle fortement les airs…

Pour un instant seulement, tournons nos regards vers le passé, pour nous rendre compte de l'immense distance historique qui nous sépare des époques passées. Il faut faire effort pour se représenter réellement à quel point nous nous sommes éloignés des vieux rivages. C'est un fait caractéristique : en cette année 1934, personne ne parle plus de la chute de l'autocratie, de la révolution de Février. Pourquoi cela ? Est-ce oubli, ingratitude historique, sous-estimation ou volonté bien déterminée ? Non. C'est simplement un signe des mesures formidables des quantités et qualités historiques qui sont caractéristiques de notre époque. Le gendarme du monde, le monstre du despotisme asiatique, la machine infernale de l'autocratie pétersbourgeoise, s'est écroulée sous l'attaque de l'indignation populaire. Que de choses, sentiments et pensées sont liés à cela ! Quelles transformations grandioses dans tous les domaines ! Mais nous avons déjà laissé tomber ce jour dans la froide mer de l'oubli, car la chaude respiration du temps, le flot entraînant de l'histoire, les images fantastiquement puissantes des événements qui se dépassent les uns les autres, ont même rejeté la victoire sur la puissance néfaste dans les nuées de l'éloignement historique.

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Le « bon sens » bourgeois, et même la haute « raison », considères tous les événements de l'histoire du point de vue de la société capitaliste « normale ». C'est précisément pourquoi la science historique du capital a donné naissance à d'innombrables études savantes, où l'on démontre que le capitalisme a toujours existé, qu'il y a toujours eu des échanges, des propriétaires, que le « vrai, le beau et le bien » ont éternellement existé, tels des rayons de la divinité, sur les maisons blanches des hommes élus, riches et forts. L'échange est une chose innée à l'âme humaine. Déjà le bâton du sauvage est du capital. Il y a toujours eu et il y aura toujours du capital ? Certes, il y eu des circonstances qui l'entravèrent : « Les voies féodales », « les esprits non éclairés », « la populace grossière », qui attaquait la « sainte propriété », base de toute culture « véritable ». Mais les voies féodales furent coupées, la « populace » toujours calmée. Les esclaves furent battus, les moujiks pendus, les émeutes réprimées, les insurrections écrasées, que veut-on de plus ? L'« expérience de l'histoire » ne montre-t-elle pas que toute tentative de rébellion est condamnée d'avance à l'échec ? L'histoire ne montre-t-elle pas qu'il est absurde que des « organes inférieurs » de la société placent la « canaille » à la place des hommes riches, sages et cultivés, c'est-à-dire des « organes supérieurs ». N'est-ce pas comme si la main et le nez voulaient prendre la place du précieux cerveau ? La vieille fable du Romain Menenius Agrippa devint le dogme de la pensée bourgeoise. Autrefois, cette fable était présentée sous une forme démocratique. Aujourd'hui, elle a une odeur de caserne telle que même quelques curés du IIIe Reich commencent à s'en détourner.

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Mais en 1917, un « miracle » historique s'est produit. La « populace », ainsi que s'exprimait à l'époque M. Tchernov, le ministre social-révolutionnaire et théoricien du « socialisme » à l'eau de rose, a, « contre toute raison », pris le pouvoir dans ses propres mains. Toute la clique des propriétaires fonciers, des capitalistes, des professeurs, des généraux d'infanterie et de cavalerie, des archevêques, des ingénieurs et des poètes patriotes, conclurent une alliance contre-révolutionnaire étroite. Ils avaient soif de sang ouvrier, d'intervention, de mitrailleuses. Bien entendu, tout cela au nom du « sauvetage de la culture et de la civilisation ». Ces messieurs les patriotes accoururent servilement auprès des consulats étrangers. Mais ils étaient sérieusement convaincus que la révolution n'était qu'un épisode, que « tout cela » passerait, que cela pourrait durer tout au plus quelques semaines, que c'était « anormal », comme sont anormaux le frisson de la fièvre et le typhus, que ce n'était qu'une psychose momentanée. Ils étaient certains que les « lois d'airain de l'éternité », les lois de la vie « normale », c'est-à-dire de la vie bourgeoise, se fraieraient leur chemin malgré tous les obstacles, que le dieu du capital monterait de nouveau sur son trône, et que les Denikine et les Merejkovski, les banques et les bourses, les églises et les cocottes du palais impérial se réjouiraient à nouveau. Mais le temps passait, les victoires restaient du côté des « vauriens », et voilà que le pouvoir soviétique existe depuis 17 ans. Il est devenu une force prolétarienne puissante, que ne peuvent réduire ni la guerre civile, ni l'intervention, ni la famine, ni le blocus, ni la NEP, ni l'attente d'un Thermidor, ni les koulaks, ni la faiblesse de sa base économique. La classe ouvrière héroïque a tout surmonté et s'est engagée sur l'arène de l'histoire, comme puissance victorieuse de première classe.

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L'Histoire est un grand livre instructif. Mais il faut savoir le lire. Le titan de la pensée humaine, Marx, le génie incomparable des siècles, le grand révolutionnaire de l'intelligence et de la volonté, nous a appris à le lire. Si maintenant, les pauvres lieutenants du fascisme en culottes de cuirassiers qui proclament la mort du marxisme, élaborent les variantes les plus empoisonnées de la haine et présentent ces excréments idéologiques comme des découvertes modernes destinées à faire époque, cela ne peut provoquer que l'hilarité. Le livre de l'Histoire, répétons-le, il faut savoir le lire. Alors il nous apprendra quelque chose. Oui, il y eut dans le cours des siècles des tentatives en vue de rejeter le joug de l'exploitation. Mais les travailleurs ont subi des échecs. Et même s'ils ont triomphé pour un temps – il y eut dans l'histoire de tels épisodes – ils n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, et c'est pourquoi les exploiteurs ont triomphé. Pourquoi ? La philosophie fasciste n'a pour cette question qu'une simple réponse universelle, à savoir : tout tient à la race, au sang, à la couleur des cheveux, de la peau, à la pureté de l'origine. Quelle misérable imbécillité ! Quelle pauvreté de pensée ! Quelle étroitesse d'horizon ! Nous savons très bien que même les changements de civilisation ne se sont nullement produits comme le prétendent les « bêtes à peau blanche », nous connaissons de grandes civilisations de noirs en Afrique, nous connaissons les vieilles cultures de l'Amérique et de la Chine, de l'Inde et de l'Égypte. Nous savons que l'on trouve en Chine et dans l'Inde tous les courants de la pensée philosophique que l'on considère habituellement comme le patrimoine exclusif de la culture européenne et tout particulièrement grecque. Que peut dire de cela la pauvre sagesse des chemises brunes ?

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La plus vieille révolution que nous connaissions est le soulèvement victorieux des pauvres et des esclaves en Egypte. Nous avons un « document » de cette époque, le pamphlet contre-révolutionnaire, la « plainte d'Inuver » qui avec sa violence de classe rappelle extraordinairement les poésies d'un Sinaïda Hippius. Quelle netteté de couleur, quelles images, quelle fureur contre les pauvres qui se sont libérés ! Les insurgés s'emparèrent de la fortune des maîtres, ils s'emparèrent du pouvoir, ils détruisirent les documents juridiques du passé. Mais en fin de compte l'ordre ancien fut rétabli, car les vainqueurs momentanés n'avaient à leur disposition aucun moyen de production nouveau. Ils produisaient sur la même base sur laquelle avaient travaillé leurs prédécesseurs. C'était simplement un changement de groupes, mais non une transformation radicale des forces productives et des moyens de production.

Tout à fait intéressante et instructive est l'histoire des vieilles révolutions chinoises, où il y eut aussi des victoires sur les grands propriétaires fonciers et des fondations de nouvelles dynasties paysannes. Mais ici, aussi, en fin de compte, le vieil état de choses fut rétabli, mais pas seulement par la défaite militaire de l'insurrection. La raison en était plus profonde. La défaite s'explique avant tout par le fait que les paysans victorieux, après le partage des terres, commençaient à donner naissance à de nouveaux grands propriétaires fonciers. Dans les rangs des vainqueurs momentanés eux-mêmes, la scission se produisit, qui alla en s'approfondissant, car les conditions de moyens de production plus élevés, de moyens de production qui suppriment les classes, n'existaient pas.

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Passons quelques milliers d'années. Nous avons devant nous une « nouvelle histoire » et le flot fougueux de la grande Révolution française. La petite bourgeoisie eut dans cette époque de terreur sa dictature héroïque. Les sans-culottes, les patriotes, les jacobins, les montagnards, rassemblèrent les masses et, dans un grand élan révolutionnaire, ils abattirent la contre-révolution intérieure et extérieure. Mais ici aussi en fin de compte, les rebelles furent battus. La tête de Robespierre tomba sous la hache des thermidoriens. La dictature du parti de la Montagne fut objectivement le balai de fer du progrès historique, qui détruisit le féodalisme. Mais les masses petites bourgeoises qui étaient parvenues au pouvoir, n'apparurent que comme le terrain sur lequel se développèrent les fleurs des entreprises bourgeoises et de l'usure. Les mots d'ordre de la liberté furent interprétés comme des mots d'ordre en vue de la liberté illimitée de l'exploitation. Ce fut la finale du grand drame historique. C'est sur le cours de la Révolution française que s'appuient aujourd'hui encore les adversaires du communisme qui se présentent comme des « penseurs ». Cela donne lieu à des espérances et même à des « prophéties ». N'est-ce pas un fait qu'après la terreur « anormale » de 93 vint la période tranquille d'un système « normal » ? Les « horreurs » sanglantes ne sont-elles pas passées, les « maladies » n'ont-elles pas pris fin ? Ici aussi, la logique intérieure de la « guérison » ne s'est-elle pas fait sentir ? Il en sera toujours ainsi, pensent les philistins savants. Appliquées à nous, ces pensées ont une pure absurdité. La dictature des jacobins, qui étaient politiquement la plus avancée, se termina, en fin de compte, par une défaite parce que la petite bourgeoisie était économiquement en retard sur la grande bourgeoisie. La grande exploitation capitaliste est supérieure à l'artisanat, elle est techniquement plus avancée, économiquement plus rationnelle. C'est à cette contradiction que s'est heurtée également la domination du parti de la Montagne, qui dut céder la place à la marche triomphante du capital, dont elle avait vaincu les représentants girondins dans une lutte acharnée et sanglante.

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Mais le prolétariat, ce n'est ni la classe des esclaves ni la classe des artisans et des petits propriétaires fonciers. Le prolétariat n'est pas une classe de société esclavagiste ou féodale. C'est une classe particulière, qui se développe dans les cadres d'une société particulière, dans la société capitaliste, avec sa base industrielle et sa concentration des ouvriers dans les usines. En même temps, le prolétariat, la force productive principale, est le champion du nouveau mode de production, le socialisme. Le socialisme n'est pas une absurdité, une utopie, un fata morgana. Le socialisme est un système économique bien déterminé, qui se développe déjà à toute allure dans la réalité. D'après son type économique, le socialisme est supérieur à tous les modes de production connus jusqu'ici, car il est en mesure de développer une productivité supérieure du travail social et de développer les forces politiques sociales. Ce fait, à lui seul, rend absurdes toutes les analogies savantes ou non, qui doivent prouver « scientifiquement » que la victoire définitive du prolétariat est impossible sous prétexte que tous les mouvements de « prolétaires » de l'histoire : esclaves, artisans, paysans, gladiateurs, etc. ont échoué. Ce fait renverse toute la conception des idéologues bourgeois. Ce qui est malade, c'est le capitalisme en décomposition, en proie à ses propres contradictions et pris dans la crise. C'est le capitalisme qui n'est même pas capable d'utiliser ses forces productives existantes. Les fascistes sont tellement aveugles que, troublés par les difficultés de leur système économique, ils lancent le mot d'ordre d'assainissement du capitalisme ; au moyen de l'autarchie, du militarisme et de la guerre, sans remarquer que cette guerre de « sauvetage » est l'une des caractéristiques les plus criantes de la « maladie » mortelle que seule peut guérir la révolution prolétarienne.

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Le prolétariat vaincra inévitablement, car il est le champion d'un mode de production supérieur, qui libère les forces productrices enchaînées et détruites par le capital. Cette loi fondamentale, loi véritable et non imaginaire, se fraie la voie à travers tous les obstacles. Bien entendu, ce n'est pas une loi « en soi ». Ce sont les hommes eux-mêmes qui font leur histoire, par l'intermédiaire des classes, des partis et de leur direction. C'est par eux, par ces forces vivantes, leurs luttes héroïques, que se réalise la grande action historique. Et voyez ! Certains idéologues et historiens de la bourgeoisie ne sentent-ils pas le caractère inéluctable de notre victoire ? N'essaient-ils pas de nous imiter ? Ne s'efforcent-ils pas, en voyant les avantages du socialisme, de « justifier » le capitalisme au moyen de l' « économie planifiée » ? Ne réclament-ils pas une « organisation » économique ? Ne s'efforcent-ils pas de retrouver un appui « dans les masses » ? Ne flirtent-ils pas avec le mot « socialisme » ? N'ont-ils pas volé le Ier Mai en en faisant une fête du « travail nationale » ? Mais ce n'est là que de lamentables et vaines tentatives de banqueroutiers. L'économie planifiée au sein du capitalisme, c'est de l'eau sèche. Le mensonge national « socialiste » apparaît de plus en plus évident, et d'autre part les progrès victorieux du socialisme chez nous apparaissent de plus en plus nettement aux ouvriers de tous les pays.

Nous avons élevé avec une rapidité inouïe la technique et la vie économique du prolétariat. Nous rattrapons l'adversaire, et, sur cette base, nous le dépassons dans tous les domaines, de l'industrie métallurgique à l'aviation, de l'aviation à l'art et à la science. Nous savons, et cela la science véritable nous l'enseigne, que nous vaincrons inévitablement.


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