1925

Discours prononcé à la réunion du comité de Moscou, 17 avril 1925. Publié dans La question paysanne en U.R.S.S. (1924-1929), François Maspéro, Livres « Critiques de l’économie politique », 1973, pp. 139-161. Traduit du Bolchevik, 1925, n° 8, pp. 3-14 et n°9, pp. 3-15. Référence dans la bibliographie de W. Hedeler : n° 1193. Le texte de ce discours, publié plus tard dans Bolchevik, d'où il a été traduit, a subi, semble-t-il, certains changements par rapport à sa version originale, dans le sens d'une atténuation du ton (note des éditeurs de 1973). Le même discours, traduit d’après la première édition (WH 1112), à Kharkov, est publié dans les Œuvres choisie en un volume et ne diffère que par le style des traducteurs.

 

Format ODT Format Acrobat/PDF Téléchargement : cliquer sur le format de contenu désiré


La nouvelle politique économique et nos tâches

N.I. Boukharine

17 avril 1925

 



I


Notre parti et le pouvoir soviétique accordent aujourd’hui une attention particulière au problème des relations entre la classe ouvrière et les paysans, entre l’industrie d’Etat et l'économie paysanne. Ce problème est à l’ordre du jour et se pose de façon spécialement urgente.

A l’heure actuelle, nous assistons à un développement de notre économie qui suit un rythme qu'on ne pourrait pas appeler lent. En considérant ce fait, nous devons cependant tenir compte d’un nouveau phénomène qu’on ne saurait en aucun cas sous-estimer.

Nous nous référons au processus qu’on vient de définir correctement comme « stabilisation » du capitalisme en Europe occidentale. Il semble qu’on ne puisse mettre en doute le fait qu’en Europe occidentale, et surtout en Europe centrale, le capitalisme progresse et regagne du terrain après les dommages causés par la guerre. La seule chose qu'on puisse mettre en doute est la solidité de ce processus de réinstallation. Mais il ne fait aucun doute qu'à l'heure actuelle — en l'occurrence les mois, l'année en cours — ce processus s’est manifesté avec évidence. Cela ne se peut nier ; c’est un fait patent à présent.

Il est non moins certain qu’à considérer la conjoncture mondiale et la situation internationale dans son ensemble nous pouvons observer également d'autres tendances qui démontrent l’existence d’une intense fièvre révolutionnaire. Nous voulons parler de la Chine, des mouvements coloniaux, etc.

Ceci est parfaitement exact et irréfutable. Cependant — et nous le répétons et soulignons une fois de plus —, l’économie bourgeoise se trouve actuellement dans une phase de réinstallation dans les pays capitalistes qui nous sont les plus proches géographiquement ; cette circonstance influe dans une certaine mesure sur la manière dont on doit poser le problème de notre situation économique intérieure.

Nous vivons parmi des pays capitalistes, entourés d'ennemis. Si nous pouvions affirmer, il y a peu de temps encore, que — parallèlement à notre développement — les pays bourgeois reculaient économiquement et politiquement, nous ne pouvons plus l'affirmer aujourd’hui. Nous progressons et ils progressent eux aussi.Ceci constitue un nouveau phénomène dans le champ historique mondial que nous avons devant nous ; phénomène qui ne se manifestait pas auparavant, mais qui se manifeste à présent.

Nous devons aussitôt en tirer une conséquence qui s'impose d'elle-même : dans une situation où nous nous renforçons en même temps que nos adversaires capitalistes voisins, le problème du rythme de développement revêt une exceptionnelle importance. Si ce problème n'avait pas la même importance auparavant, parce que nos ennemis capitalistes reculaient et que nous — quoique avec lenteur — nous avancions, il est absolument évident que, dans les conditions d'un développement spontané (de notre adversaire et de nous-mêmes), le problème de la rapidité du développement acquiert une importance fondamentale. Voilà pourquoi notre parti, qui ne considère pas seulement les bagatelles et les détails secondaires, mais qui est habitué à regarder le cadre général au-delà des détails, voilà pourquoi, dis-je, notre parti doit prendre en considération ces éléments nouveaux de la situation mondiale.

Notre parti doit avoir présente à l’esprit la nouvelle disposition des forces dans le plan général et savoir en tirer toutes les conséquences. La première considération qui s'en dégage est l’extraordinaire importance que revêt pour nous le rythme de développement de notre économie paysanne.

La considération de ce problème doit nous amener avant tout à la conclusion suivante : il est extrêmement important que nous accélérions aujourd’hui la rapidité des échanges économiques par tous les moyens possibles,et ceci doit être compris comme objectif fondamental, problème central de la politique économique, plus important que tous les autres problèmes et à partir duquel tout s’articule.

Nous disons que notre développement économique doit être plus rapide. Cela veut dire qu’il nous faut atteindre le taux d’accumulation le plus rapide possible dans l'économie nationale en sa totalité et dans l’industrie d'Etat en particulier, en tant que base du socialisme en marche. Nous savons à l’heure actuelle que nous ne pouvons pas attendre grand-chose du capital étranger. En conséquence, la rapidité de nos échanges économiques et de la circulation de notre capital joue un rôle décisif. Si nous accélérons la dynamique des forces productives dans toute notre économie, si nous accélérons la circulation de capital, nous obtiendrons un rythme d’accumulation beaucoup plus rapide et un développement économique beaucoup plus grand.

Ceci est une vérité élémentaire ; mais il faut lui accorder une particulière attention parce que c’est elle qui conditionne tous les autres problèmes de la politique économique.

Si nous faisons abstraction des tout premiers pas de notre développement économique, il s'avère finalement que nous avons traversé trois phases de politique économique, la phase intermédiaire n’en étant pas une au vrai sens du mot (elle a représenté une étape éphémère qui a disparu rapidement après un certain temps).

La première phase est le système du communisme de guerre ; la deuxième est précisément celle dont nous venons de parler, à savoir le système du commerce libre dans l’échange local (c’est le premier pas en avant que nous ayons fait après avoir reconnu que le système du communisme de guerre n’était pas tout à fait adapté à la situation réelle) ; enfin, la troisième phase dans laquelle nous sommes rentrés en 1921, et qui dure encore aujourd’hui, est extraordinairement vivante et se renouvelle constamment malgré son âge vénérable : c'est la nouvelle politique économique.

Comme nous l’avons signalé, la phase intermédiaire (celle de l'échange commercial local) n'a été, en réalité, qu'une phase économique éphémère. Elle a représenté le premier pas vers l’actuelle politique économique correcte du prolétariat. L’échange local ne se maintenait pas à l'intérieur de son domaine propre ; l’échange des marchandises sortait des limites qui lui avaient été fixées par les premières dispositions législatives du pouvoir soviétique, limites élaborées par notre parti. L'échange des marchandises allait se répandre plus ou moins à l'intérieur du pays, tandis que la désorganisation du marché, le mauvais état des voies de communication et une série de phénomènes dus au déséquilibre économique ne constituaient pas de véritables obstacles.

Dans son article « L'Impôt en nature » — article que nous devons relire, car chaque fois l'on y découvre des aspects qu'on n’avait pas remarqués auparavant —, Lénine définit de façon admirable le système du communisme de guerre comme un système de circulation « fermée ». De ce point de vue, nous pouvons définir la nouvelle politique économique comme un système de circulation « ouverte ».

Le système du communisme de guerre a joué son rôle historique, celui d'une forme économique qui devait répartir équitablement les ressources disponibles au cours d’une période caractérisée pas tant par le développement de l’économie et de l’expansion des forces productives que par la consommation des produits existants. Le système du communisme de guerre ne consistait pas en ce que l'industrie vivifiait l’agriculture et réciproquement ; il ne s'agissait pas de développer au sein de l’industrie les différents secteurs en vue de créer les conditions grâce auxquelles les facteurs économiques se fécondaient les uns les autres. La politique du communisme de guerre avait pour principal objectif l’organisation rationnelle de la consommation, afin que les produits puissent parvenir à l'armée et aux membres de la classe ouvrière restés en ville. Ce rôle historique a été accompli par le système du communisme de guerre. Mais il est tout à fait évident que lorsqu’il fallut reconstruire l'économie, le système du communisme de guerre n'eut plus aucune raison de se maintenir. Ce fait fut perçu si clairement par le parti que l'on commença à comprendre la nécessité d’« ouvrir », de libérer la circulation des marchandises des limites où on l’avait enfermée.

L'on donna d’abord un demi-tour de clé en plus, en disant : échange local des marchandises. Mais il apparut que les exigences d'une économie en voie de développement se répercutaient dans la conscience des différentes classes, et — ce qui est plus important — elles apparurent pour la conscience de la classe ouvrière comme une impérieuse nécessité d’étendre le domaine de l’échange économique. Nous parvenons alors à cette conclusion : nous dûmes donner un autre tour de clé, ouvrir ce qui avait été fermé à l’époque du communisme de guerre. En le faisant, nous trouvâmes la nouvelle politique économique.

Quel est le sens exact de la nouvelle politique économique ? Pour bon nombre de nos camarades, elle se réduit à un seul fait : le paysan est passé à l'attaque, les forces petite-bourgeoises se sont soulevées, nous nous sommes retirés. Rien d'autre. Le problème se limiterait à cela seul. Il ne consiste pas, cependant, en cela seulement, ou plus exactement ne consiste pas tellement en cela. La signification de la nouvelle politique économique — que Lénine qualifia, dans son article « L'Impôt en nature », de politique économique opportune (en opposition au communisme de guerre qu'il qualifia, dans le même article, de « triste nécessité » imposée par le contexte de la guerre civile) —, la signification de la nouvelle politique économique consiste dans ce fait qu'une série de facteurs économiques, qui ne pouvaient pas se conforter les uns les autres auparavant parce qu’ils se trouvaient bloqués par le système du communisme de guerre, sont apparus aujourd’hui capables de s’influencer réciproquement et de cette façon contribuer au développement économique.

Dans le système du communisme de guerre, le paysan n'avait pas intérêt à produire davantage. Tous ses surplus lui étaient arrachés ; il ne pouvait pas vendre légalement ; et il manquait de toute stimulation personnelle pour la production. L’« alliance » économique avait ainsi totalement disparu. L’échange de marchandises était bloqué. Par conséquent, notre industrie également demeurait paralysée. Au sein de la grande industrie apparaissaient des phénomènes négatifs provenant du manque d'intérêt personnel. Etant donné qu’on ne pratiquait pas le forfait, ni aucun mode analogue de rétribution, la stimulation individuelle nécessaire semblait inhibée chez la classe ouvrière. Lorsque nous avons institué le forfait et modifié les formes de la rétribution, nous avons par là même mis en marche le facteur de l'intérêt individuel parmi les membres de la classe ouvrière.

D’un point de vue économique général, que veut-on dire quand on parle d’établir un lien commercial entre la ville et la campagne ? L'on veut dire que nous avons permis à la ville de fortifier économiquement la campagne, et à la campagne de fortifier la ville. En d’autres termes, la signification profonde de la nouvelle politique économique réside dans ce fait que nous avons créé pour la première fois la possibilité d'une fécondation réciproque entre diverses forces économiques ; et c’est sur cette base seule que nous pourrons obtenir un développement économique. Ce n'est qu’à partir de ce lien, à partir de l'influence mutuelle de ces facteurs 'économiques, que l'on peut atteindre un accroissement des forces productives et un développement de l'économie.

L’on peut posséder la force de travail la meilleure et la plus qualifiée ; l’on peut avoir une économie paysanne assez bien organisée et des paysans sains et prospères au lieu de paysans à moitié morts de faim ; mais si l’on ne donne pas aux différents facteurs économiques la possibilité d'agir les uns sur les autres, les usines ne progresseront pas et l’économie paysanne reculera : ce sera un recul général.

Il était nécessaire d'organiser ces différents noyaux et facteurs économiques, afin d’assurer leur mutuelle confortation. Ce critère nous a permis d’énoncer notre mot d'ordre pour l'adoption de la nouvelle politique économique ; et ce n’est pas le hasard qui nous fit proposer la ligne du commerce en premier lieu, parce que c’est bien le commerce qui assure le lien par lequel les facteurs économiques peuvent agir les uns sur les autres ; surtout à la ville d’agir sur la campagne et vice versa.

Ceci est la base de la nouvelle politique économique, et si nous considérons de ce point de vue les différentes phases économiques que nous avons traversées, notre mouvement pourra se définir comme le passage d’un échange économique « fermé » à un échange économique « ouvert ».

Cette expérience économique nous a démontré cependant les erreurs de nos conceptions au sujet des conquêtes socialistes réalisées juste après la prise du pouvoir par le prolétariat. Nous imaginions les choses de la façon suivante : nous assumions le pouvoir ; presque tout était entre nos mains ; nous faisions fonctionner aussitôt une économie planifiée, et les difficultés ne nous faisaient pas peur ; nous les aurions en partie éliminées et en partie dépassées, et tout devait se terminer favorablement. Aujourd'hui, nous nous rendons parfaitement compte que la question ne peut pas être résolue de cette façon.

Dans la collection de bêtises et d’absurdités que les critiques bourgeois ont déversées au sujet de la politique de dictature du prolétariat en Russie, l’on a formulé également des propos sensés et relativement justes. L'un des critiques du communisme les plus intelligents, le professeur autrichien Mises, qui a écrit en 1921-1922 un livre sur le socialisme, développe une série de réflexions : nous sommes d’accord, dit-il, avec les socialistes marxistes sur le fait qu’il faut absolument abandonner l’absurde romantisme et tenir pour le meilleur système économique celui qui développe le plus les forces productives. Mais ce qu’il appelle le socialisme « destructeur » des communistes n'amène pas le développement des forces productives, mais leur disparition. Ceci se produit en premier lieu parce que les communistes oublient l’importance énorme de la stimulation individuelle et de l'initiative privée. Cependant, la concurrence capitaliste amène le développement des forces productives entraînées par le développement capitaliste. Par l'accroissement des forces productives de la société, la classe ouvrière, elle aussi, touche un pourcentage plus important du revenu. Dans la mesure où les communistes veulent organiser la production au moyen de la contrainte, leur politique est destinée à un échec irrémédiable.

Dans le système du communisme de guerre — envisagé du point de vue de son contenu économique —, il y a indubitablement quelque chose qui ressemble à cette caricature du socialisme, dont l'échec a été prédit par tous les économistes bourgeois. C’est pour cette raison que, dès que nous nous mettons à faire la critique de ce système et adoptons une politique économique rationnelle, les théoriciens de la bourgeoisie se sont écriés que nous commencions à rejeter les idées communistes, que nous abandonnions nos positions, que nous avions donc perdu la partie et revenions au respectable capitalisme. C’est ce qu’ils proclamaient. Mais ceux qui ont perdu la partie en réalité, ce sont eux, pas nous.

Nous nous trouvions dans une situation où nous agissions comme nous pouvions. Mais, ensuite, nous nous sommes mis à envisager comment nous devions procéder, et l'on peut dire qu’aujourd’hui nos adversaires ont perdu la partie. Par la lutte, nous avons sauvé ce qu’il y avait de plus important à défendre : la dictature du prolétariat.

Quand nous sommes passés à la N.E.P., nous avons détruit dans la pratique l’argumentation bourgeoise contre le prétendu capitalisme que nous venions de retrouver. Comment cela ? La N.E.P. consistait à utiliser l’initiative économique des paysans, des petits producteurs, y compris bourgeois, donc à tolérer l'accumulation privée ; par conséquent, nous mettions celle-ci objectivement — bien que d’une certaine façon seulement — au service de l'industrie d’Etat socialiste et de toute l’économie socialiste. En développant le commerce, nous avons permis aux petits producteurs privés de manifester leur esprit d’initiative ; nous avons stimulé l'élargissement de la production ; nous avons mis au service du socialisme les stimulations individuelles des couches rétrogrades et des travailleurs non touchés encore par les idées socialistes, en introduisant le vieux système de la rétribution, du forfait, etc. Tous ont été obligés de travailler de telle sorte que, en partageant leurs intérêts privés, ils contribuent comme prolétaires au développement de la production générale.

Dans un premier temps, nous avons cru possible d’introduire presque immédiatement l’économie planifiée.

Aujourd'hui, nos conceptions sont différentes. Nous nous sommes emparés des principaux leviers économiques, et cela constitue l’élément essentiel.Par divers chemins et malgré les dangers de la concurrence au niveau des relations commerciales avec ce qui reste du capital privé, notre économie d’Etat renforce graduellement son propre pouvoir économique et intègre dans son organisme les unités économiques attardées par différentes méthodes, mais fondamentalement à travers le marché. De quelle façon avons-nous éliminé les opposants directs et les capitalistes privés ? Par la concurrence ; par la lutte économique. Si ceux-ci (les opposants et les capitalistes) vendent à des prix moindres, nous devons tout faire pour vendre à des prix encore inférieurs. C’est en cela que consiste — entre autres choses — la lutte de classesdans la situation actuelle.

Nous nous acheminons ainsi vers l'économie planifiée, résultat d’une lutte économique longue et difficile contre les résidus du capital privé et grâce au renforcement de notre puissance économique. Ce processus sera long. Pendant un certain temps, nous libérerons les forces économiques existant dans le pays, non seulement dans notre propre sphère, mais aussi dans celle de nos adversaires ; nous devons les placer dans une situation telle qu’ils en arrivent — volontairement ou non — à servir notre cause.

L’on peut affirmer, par conséquent, que si notre conception passée du développement du système socialiste signifiait l'abolition du marché sitôt après l’instauration de la dictature du prolétariat, et par là l’arrêt immédiat de l’économie capitaliste et l'obtention immédiate de l'économie planifiée, alors, oui, nous nous serions trompés. Notre erreur ne se serait pas manifestée sur-le-champ, mais tout au long d’un processus d’élimination, de dépassement et de transformation d’une série de formes intermédiaires.Car dans ce processus, les relations de marché, la monnaie, la bourse, les banques, etc., jouent un rôle extrêmement important.

Aujourd’hui, tout le parti communiste sans exception reconnaît que tel sera désormais le sens du développement, et on l’a établi dans le projet de programme approuvé par l’Internationale communiste au cours de son dernier congrès.

Nous pouvons, à présent, mener avec succès une authentique politique économique du prolétariat victorieux, c'est-à-dire une politique utilisant toute les forces productives du pays, mais à la condition de développer les échanges économiques et de diriger l'économie non de manière « fermée », mais en élargissant le domaine que lui avait assigné le communisme de guerre.

A l'heure actuelle, toutefois, surgissent toute une série de nouveaux problèmes qui compliquent la question. L’important n’est pas simplement d'obtenir un accroissement des forces productives, le développement de l'économie. Si nous remettions notre pays entre les mains du capital américain, il pourrait se faire que celui-ci, en y investissant ses ressources excédentaires, agisse sur notre développement économique beaucoup plus rapidement que nous ne pourrions le faire (sans tenir compte, naturellement, de l’éventualité de violentes luttes de classes, comme celles qu’a menées le prolétariat russe contre le capital pendant des dizaines d'années).

Ce qui manque, c’est une augmentation des forces productives et un développement économique, accompagnés du renforcement des formes socialistes et de l'élimination et affaiblissement constants des formes capitalistes contraires au socialisme. Ce qui manque, c’est un développement des forces productives qui nous conduise au socialisme, et non au complet rétablissement du soi-disant « sain » capitalisme.

Il me semble que lorsque nous avons adopté la nouvelle politique économique, le camarade Lénine pensait à un plan stratégique pour résoudre ce problème, et que lorsqu’il écrivit son article sur la coopération (nous livrant ici ses dernières volontés au sujet des bases de la politique économique), il avait en tête un autre plan stratégique. Il n'y a pas d'opposition absolue entre ces deux plans ; ils se relient l’un à l’autre.

Quelle est l’idée essentielle du raisonnement de Lénine dans son article « L'Impôt en nature » ? Il y déclare que pour avancer vers le socialisme, il est avant tout nécessaire de dépasser la spontanéité dispersée de la petite bourgeoisie, car elle est notre ennemi principal du point de vue économique. Pour dépasser cette spontanéité, cette dispersion, il faut avoir le courage d’utiliser la médiation du grand capital, surtout du capital concessionnaire. Le prolétariat (élément socialiste de l’économie), uni au grand capital, forme en un certain sens un bloc économique capable de lier de façon cohérente les initiatives dispersées de la petite bourgeoisie (celle-ci est notre plus grand ennemi).

« Ici, ce n'est pas le capitalisme d’Etat qui lutte contre le socialisme, écrit Lénine, mais bien plutôt la petite bourgeoisie alliée au capitalisme privé, qui combat le capitalisme d’Etat et le socialisme1. »

C’était le premier plan stratégique. Examinons maintenant ce que le camarade Lénine écrit à ce sujet, aussitôt après :

« Les coopératives de petits producteurs (c'est d'elles et non des coopératives ouvrières qu’il est question ici, car elles sont prédominantes, typiques dans un pays de petite paysannerie) engendrent inévitablement des rapports capitalistes petit-bourgeois, contribuent à les développer, poussent au premier plan les petits capitalistes, leur procurent le maximum d’avantages. Il ne peut en être autrement puisque les petits patrons prédominent et que les échanges sont possibles et nécessaires. Dans les conditions actuelles de la Russie, la liberté et les droits des coopératives sont la liberté et les droits au capitalisme. Il serait stupide ou criminel de fermer les yeux sur cette vérité évidente2. »

Ce premier plan stratégique est parfaitement clair. Nous devons arriver au socialisme, c’est-à-dire à l'économie planifiée : ceci est notre but idéal. Nous devons consentir à faire une série de concessions à l’économie paysanne pour que les paysans viennent à notre niveau Mais la spontanéité petite- bourgeoise (notre ennemi principal), il nous faut la dépasser en nous alliant au capital concessionnaire et au capitalisme d'Etat. A ce niveau, la coopération se définit comme le chaînon principal du capitalisme d’Etat, en tant que la coopération profite essentiellement aux éléments capitalistes de la campagne, aux koulaks.Il n’y a là rien d’alarmant. Grâce aux coopératives, nous amènerons ces éléments dans le système du capitalisme d’Etat, dirigé par la dictature du prolétariat, et de la sorte, formant un seul bloc avec tous ces éléments capitalistes, nous serons à même de dépasser l’extraordinaire éparpillement de la spontanéité petite-bourgeoise. Tel était notre plan.

Si nous comparons à présent ce que nous venons de citer avec ce qu’a écrit Vladimir Ilitch dans son dernier article sur la coopération, nous nous trouvons devant un programme totalement différent. Les premières lignes de cet article exposent un ensemble d'explications du capitalisme d'Etat. Mais la coopération n'y est pas considérée comme un chaînon du capitalisme d'Etat.

« Sous le régime du capitalisme d'Etat, les entreprises coopératives se distinguent des entreprises capitalistes d’Etat, d’abord en ce qu’elles sont des entreprises privées, ensuite parce qu’elles sont collectives. Dans notre régime actuel, les entreprises de coopératives se distinguent des entreprises capitalistes privées en ceci qu’elles sont des entreprises collectives, car elles ont été créées à partir de la terre et grâce à des moyens de production appartenant à l'Etat, c'est-à-dire à la classe ouvrière. »

Il poursuit, en disant :

« Maintenant, nous avons le droit de dire que le simple développement des coopératives se confond pour nous (avec la « petite » restriction mentionnée plus haut) avec le développement même du socialisme... »

Dans ce cas-là, les conceptions stratégiques ne sont pas les mêmes que celles de l’article sur L'Impôt en nature  ; elles sont même fondamentalement différentes. La ligne essentielle du plan est ici le bloc paysan dressé contre le grand capital et contre les restes du capital privé en général.

Tels sont les deux plans qu’élabora le même grand cerveau, le même grand théoricien et chef génial de la classe ouvrière. Mais cela ne veut pas dire qu’il pensa d’une certaine façon un jour et d’une autre ensuite radicalement différente. Les deux plans ne s’opposent pas, absolument parlant. Il reste qu’un certain temps s’est écoulé entre la première formulation du camarade Lénine et la seconde (Lettre sur les coopératives), période au cours de laquelle ont eu lieu des transformations importantes. Une série d’événements se sont produits qui ont ouvert les yeux du camarade Lénine sur de nouvelles perspectives.

Nous avons signalé que nous ne manquons pas tant d’une augmentation des forces productives comme fin en soi que d’un accroissement des forces productives garantissant la victoire des éléments socialistes. Nous avons signalé, par ailleurs, que l’accroissement des forces productives ne peut se faire que par l'accélération maximum des échanges. Imaginons maintenant que nos maisons de commerce ne contiennent que des affiches avec ces mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », mais soient dépourvues de toute marchandise ; que sur nos usines flottent des drapeaux rouges avec les mêmes mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », mais qu’elles soient vides et arrêtées ; que nos banques soient décorées d'affiches « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », mais sans posséder le moindre centime ; imaginons, enfin, que nous possédions une si grande quantité de sovznak3 que nous puissions y nager, sur lesquels soient inscrits également ces mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », ayant cependant le petit inconvénient de n'avoir aucune valeur ; si, dans ces conditions, nous avions alors ouvert tous les barrages, que serait-il arrivé ? Nous aurions risqué de perdre notre économie en même temps que nos têtes.

Cette catastrophe aurait pu se produire parce que nous ne disposions pas des leviers de commande économiquesau vrai sens du terme ; dans ces conditions, la spontanéité petite-bourgeoise alliée aux petits capitalistes qu’elle ne cesse d'engendrer et qui à chaque étape deviennent plus forts, aurait pu nous submerger. Préservant le développement socialiste des forces productives, assurant un chemin réel pour l’avance progressive du socialisme, nous devions tenir les rênes de la circulation, dans la mesure où cela ne constituait pas une menace pour nous ; nous devions garantir les conditions suffisantes pour soutenir la concurrence et vaincre notre concurrent dans le processus d'élargissement — et non d'étrécissement — de la lutte économique. C'est à peine si nous commençons à suivre la nouvelle politique commerciale ; et, faisant quelques pas timides dans ce sens, nous ne nous rendons pas très bien compte de l'énorme importance des leviers de commande économiques. En outre, ces leviers n’avaient presque aucune valeur lorsque nous les avions entre nos mains. Nous avions des chemins de fer qui ne fonctionnaient pas ; nous avions des banques, mais la monnaie se dévaluait, etc. Il fallait observer la plus grande prudence, et nous pensons que c’est pour cette raison que Vladimir Ilitch proposa le plan stratégique dont nous avons parlé et qui constitue la première élaboration. Il était avant tout nécessaire de renforcer nos leviers de commande. De quelle façon ? La seule source accessible était le capital étranger, les concessions. De la sorte, on espérait étayer ces leviers pour renforcer et conquérir une certaine marge de manœuvre.

Que s'est-il produit entre la première et la seconde élaboration du plan ? Il apparut d'abord que le capital étranger ne semblait pas très disposé à entrer sur notre territoire. A l’heure actuelle, nous avons extrêmement peu de contrats de concession, mais nous en avions encore moins auparavant. (Je ferai remarquer au passage que le capital étranger ne commencera à affluer sérieusement que lorsque nous nous serons consolidés nous-mêmes.) Ensuite, il y a que nous avons pu développer nos forces intérieures dans des proportions telles que nos hommes même les plus optimistes n’avaient pas cru possibles. Nous sommes très vite sortis de la misère, de la faim et du froid, sans secours extérieurs, donc sans payer d'intérêts supplémentaires. Cela eut lieu du vivant de Lénine.

Il y a enfin un troisième élément qui découle du précédent : on a démontré que les leviers de commande pouvaient être suffisamment renforcés sur la base du développement économique. Nous possédons déjà de vrais leviers de commande : les chemins de fer ont commencé à fonctionner ; notre industrie s'est mise en marche ; nous avons commencé à organiser les banques et nous sommes tout près de pouvoir assainir le système financier de l’Etat.

Dès que nous avons réellement tenu en mains les leviers de commande, un changement est apparu dans les rapports de force. Si nous n'avons pas de banques, des coopératives petites- bourgeoises se forment aussitôt qui font pressionsur nous. Mais si nous avons des banques, ce sont les coopératives petite-bourgeoises, au contraire, qui dépendent de nous, dans la mesure où c’est nous qui leur procurons les crédits. Si nous persuadons difficilement le koulak, il nous gêne économiquement ; mais s’il reçoit de l’argent de nos propres banques, il ne nous gêne plus. Car c'est nous alors qui l'aidons, si bien qu'il peut se faire, à la fin, que le petit-fils du koulak nous remercie de la façon dont nous l'avons traité.

Il était évident qu'il fallait appliquer la deuxième méthode dans cette nouvelle situation. Il y avait un nouveau rapport de forces et une nouvelle combinaison des relations économiques. Du moment que nous possédions une industrie vivante et prospère, pourvue de tout le nécessaire, il fallait bien modifier notre politique ; moins de prohibitions et une plus grande liberté d’échange, parce que cette liberté est moins dangereuse ; moins d’interventions administratives et davantage de lutte économique, développement plus intense des échanges économiques. On ne doit pas combattre le commerçant privé pour s’en débarrasser et faire fermer son commerce, mais pour essayer de produire davantage et vendre les produits meilleur marché et de meilleure qualité.

Si nous sommes forts, nous saurons concentrer entre nos mains un véritable pouvoir économique ; si nous possédons des instruments et des leviers économiques réellement efficaces, l'expansion de l'échange économique ne peut pas nous faire peur. Car nous avançons aussi avec elle.

Il s'agit là de la nouvelle situation pour laquelle il est tout à fait naturel que le camarade Lénine ait élaboré un plan qui anticipât génialement le cours des événements et qui nous servît aussi de fil conducteur pour l’avenir. Aujourd’hui, il faut agir de telle manière que le développement des initiatives économiques petite-bourgeoises assure constamment — avec le concours de l’accumulation privée — la consolidation de notre économie. Auparavant, notre économie prolétarienne connaissait un état certain de désagrégation ; la petite exploitation était alors plus rentable que la grande, et le seul fait de posséder de grands domaines ne nous donnait pas finalement de supériorité véritable ; mais dès que commença le regroupement économique, chaque heure, chaque minute nous aidait à accroître nos forces. Notre production sera d’autant plus importante que nos usines prendront du volume, et la ville aura plus d’influence sur la campagne ; et c'est avec d'autant plus de facilité et d’ardeur que la classe ouvrière conduira les paysans au socialisme.

La désorganisation totale pousse la campagne à se renforcer contre la ville, et la petite exploitation devient supérieure à la grande ; en période de regroupement, le rôle directeur de la ville devient tout-puissant ; et puisque nous sommes entrés dans cette phase, l'on peut aisément supposer qu’une consolidation à fonction progressive nous fera obtenir un rythme de développement très rapide.


II

Dans la classe ouvrière et dans notre parti, nous nous trouvons devant des camarades montrant une attitude de coopération par rapport aux paysans ; rien n’est plus nuisible que de méconnaître le fait que notre industrie dépend du marché paysan.

L'industrie socialiste dépend des changements quantitatifs et qualitatifs dans la demande de l'économie paysanne. Qu’est-ce que cela signifie ? La demande de l’économie paysanne est double : il y a la demande qui se rapporte à la consommation, c’est-à-dire les besoins de tissus, de drap, etc., et la demande qui concerne la production, comme les équipements, l’outillage, les biens mécaniques de toute catégorie.

De quoi dépend la demande de biens de consommation, c'est-à-dire la quantité de produits manufacturés dont les paysans ont besoin) ? Elle dépend des conditions et du rythme de développement de l’économie paysanne.

Le pouvoir d'achat des paysans est déterminé, en premier lieu, par les conditions de l'agriculture, par le niveau de développement de ses forces productives. Il est destiné à s’accroître dans les mêmes proportions que la demande productive,est-à-dire dans la mesure où les paysans amélioreront et développeront leurs exploitations en les équipant toujours davantage d'instruments perfectionnés, en élevant le niveau technique, en améliorant les méthodes de travail, etc. L'on voit donc à quel point il est nécessaire d'obtenir un processus d’accumulation dans l’économie paysanne ; afin que tout ne disparaisse pas dans la consommation ou le pur gaspillage, mais qu'une partie des ressources soit employée à l’acquisition de machines agricoles, etc.

Il existe encore certains restes du communisme de guerre, qui font obstacle à notre développement à venir : les couches de paysans aisés et celles qui tendent à le devenir répugnent à l’accumulation. Il y a une situation où le paysan hésite à construire un toit de tôle, de peur qu'on le traite de koulak ; s’il achète une machine, il s’arrangera pour que les communistes ne s’en rendent pas compte. Les techniques avancées s'emploient clandestinement. De là vient que le paysan riche est mécontent parce que nous l’empêchons d’accumuler, d’amasser de la force de travail ; d’un autre côté, les paysans pauvres qui supportent les conséquences de la surpopulation protestent sans doute contre nous, parce que nous empêchons leur promotion au profit des paysans plus favorisés.

Une crainte exagérée du travail salarié, de l’accumulation, des couches paysannes capitalistes, etc., peut nous amener à concevoir une stratégie erronée dans le domaine de l’agriculture. Nous sommes trop draconiens avec les paysans riches, ce qui fait craindre aux paysans moyens d’être soumis à une autorité administrative rigide s’ils améliorent leur propre exploitation ; et le paysan pauvre murmure, parce que nous l’empêchons d’employer sa force de travail chez le paysan riche, et ainsi de suite.

Nous pratiquons également une politique très sévère à l’égard de cette autre partie de la petite bourgeoisie : les artisans. Nous leur prenons presque la moitié de leur production sous forme d’impôts. Lorsque notre industrie était encore trop faible, nous craignions que le petit producteur ne sape les bases de la grande production socialiste. L’élément spécifique de la situation actuelle de l’agriculture est la présence d’une masse de paysans qui ne travaillent, de fait, en aucun endroit et qui sont cousus de dettes ; parmi les artisans se manifeste aussi un excédent de population (caché ou déclaré) qui pèse considérablement sur la ville et augmente le chômage. Il est clair que le centre de gravité du problème du chômage ne se trouve pas tant dans la ville que dans la surpopulation agricole.

Ces phénomènes ne présentent pas une excessive gravité à l’heure actuelle ; mais ils constituent tout de même un obstacle qui nous empêche d’avancer plus vite, et nous ne parviendrons à nos fins qu’en introduisant des changements dans le système des rapports économiques créé par notre politique.

La N.E.P. est installée dans les villes ; la N.E.P. se trouve dans les rapports ville-campagne ; mais la N.E.P. fait presque totalement défaut à la campagne et dans l’industrie artisanale.

Il s’ensuit que l’on impose une politique de pression administrative, au lieu de la lutte économique.Plus nous avançons, plus nous emploierons dans la lutte économique notre pouvoir économique croissant, en relâchant le frein de la pression administrative. C’est une chose d’aller chez le commerçant privé et de fermer son commerce ; c'en est une autre de l'éliminer du domaine de la lutte économique.

L’attitude de nos camarades qui travaillent à la campagne et se sont formés dans le climat du communisme de guerre est telle qu'ils en viennent à considérer que la meilleure politique économique consiste à acheter un toit au lieu de payer des impôts ; ils pensent, aussi, que le mieux à faire avec le petit commerçant n’est pas de monter contre lui les coopératives, ni de l’abattre par la lutte économique, mais de lui « coller » des impôts.

Ces méthodes et ce système étaient utiles lorsqu'il fallait prendre les koulaks par la veste et immobiliser à la mitraillette ceux que nous avions devant nous ; mais, aujourd’hui, ces méthodes entravent le développement économique. Nous devons à présent éliminer un certain nombre de mesures restrictives chez les paysans aisés, d’une part, et chez les journaliers qui vendent leur force de travail, de l’autre. La lutte contre les koulaks doit se poursuivre avec d'autres méthodes, par une autre voie ; mais ces nouvelles méthodes doivent être appliquées rapidement et énergiquement, afin d'éviter qu’il n'en résulte un renforcement des koulaks.

Nous devons dire ceci à tous les paysans, à toutes les classes paysannes : enrichissez-vous, accumulez, développez vos exploitations. Il n’y a que les imbéciles pour affirmer que la pauvreté doit toujours rester avec nous ; à présent, nous devons mener une politique qui fasse disparaître la pauvreté.

Quelles sont les conséquences de l’accumulation dans l'économie paysanne ? Accumulation dans l’agriculture signifie demande accrue de produits industriels ; ce qui — à son tour — stimule le développement de notre industrie et produit en retour des effets positifs dans l’agriculture.

Il ne fait aucun doute que nous devions procéder avec la plus extrême prudence dans l'application de cette politique. Au sein de notre parti, il existe encore des tendances qui montrent une certaine préférence envers le koulak ; le problème consiste à maintenir qu'il faut développer l'accumulation, même dans le secteur des paysans aisés ; toutefois, il ne faut pas oublier l'autre aspect du problème : comment compenser le développement des éléments capitalistes au bénéfice de la classe paysanne moyenne et pauvre, et des journaliers ? La solution adéquate de ce problème peut être formulée de la manière suivante : il nousfaut développer également les exploitations riches afin de porter secours aux paysans pauvres et de classe moyenne. Mais comment le faire ? Prenons un exemple tiré du domaine de la politique financière : l’on augmente les recettes fiscales provenant de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie moyenne et du capital privé. Les ressources ainsi obtenues sont destinées à couvrir les nécessités de ['Etat, c’est-à-dire l'industrie, les activités culturelles, l’appareil soviétique, etc. Nous laissons le capitaliste privé faire du commerce dans certaines limites, prélevant au moyen des impôts une partie des ressources économiques gagnées par lui et les employant ensuite ô la construction du socialisme (budget d’Etat, crédits bancaires, ouvertures nombreuses, etc.). Il est certainement possible d’imposer le commerce du capitalisme privé et d’éluder ainsi les problèmes posés, en disant : nous avons déclaré la guerre au capital privé. Nous pouvons aussi affirmer que nous ne sommes pas encore en mesure de le faire tout seuls et que c’est pour cette raison que nous tolérons le capital privé, en en restituant ensuite une partie à la classe ouvrière et aux paysans. Que devons-nous faire ? Il semble plus opportun de choisir la deuxième voie ; d’autant plus opportun que, de cette façon, nous consolidons également l'économie dans son ensemble. Cela est encore opportun d’un point de vue de classe, parce que nous obtenons des ressources économiques supplémentaires aussi bien par les impôts prélevés sur la bourgeoisie que par le développement de toute l’économie nationale,et que nous les utilisons pour atteindre nos propres fins.

La situation est très semblable en ce qui concerne les exploitations agricoles riches. Il y a peut-être des originaux qui proposeront une « nuit de la Saint-Barthélemy » contre les paysans riches, et qui démontreront que cela correspond à une ligne de classe et serait parfaitement réalisable. Ce serait là, néanmoins, une énorme sottise. Il n'y a aucune raison à ce que nous agissions de cette manière. Nous n'en tirerions, d’ailleurs, pas d'autre avantage que de rétrograder. Nous préférons laisser le paysan bourgeois développer son économie et en obtenir beaucoup plus que nous ne pourrions le faire avec le paysan de classe moyenne. Les ressources ainsi obtenues pourront être distribuées sous forme de crédits accordés aux organismes paysans de classe moyenne ou sous quelque autre forme aux paysans pauvres et aux journaliers. Nous tirons du paysan riche des ressources supplémentaires grâce auxquelles nous pouvons aider effectivement la masse des paysans et de classe moyenne. Au lieu d'accabler les koulaks et de reculer économiquement nous aussi, nous devons agir de telle sorte que le total de la rente nationale augmente, que les échanges économiques s'accélèrent sans cesse ; ce n'est que dans ces conditions seulement que nous serons alors en mesure d’aider réellement, et pas seulement par des mots, les paysans de classe moyenne, les paysans pauvres et les journaliers. Celui qui ne verrait pas que, par là, nous sommes favorables à l’accumulation dans la campagne, et qui tiendrait cette politique pour un « désenchaînement du koulak », serait taxé de déviationnisme koulakiste.

Nous concluons ce qui précède en disant que nous n'avons pas lieu de masquer, de cacher ou de redouter aujourd'hui un certain développement capitaliste. Nous ne devons pas le dépasser par des pressions strictement administratives ; mais il faut utiliser cette situation pour porter un secours économique aux paysans pauvres et de classe moyenne. Qui ne voit pas le problème de cette façon peut être accusé de déviations koulakistes.

Il existe aussi une autre tendance qui s’exprime aujourd’hui dans notre presse. Quelques camarades — bien qu'ils accordent l'importance convenable à certains phénomènes apparus à la campagne — en arrivent à la conclusion suivante : puisqu’il est impossible d’attaquer le koulak par des mesures administratives, il faut avoir pour perspective un processus de différentiation aboutissant à la formation de ces deux groupes — les capitalistes et les journaliers. Les rapports de classes iront s’exaspérant peu à peu, jusqu’au moment où l’on sera obligé de faire une seconde révolution, qui sera l’expropriation du koulak par la violence. Ces thèses ne sont pas nouvelles. Le capitalisme se développant, les contradictions de classes s'accusant à la campagne, nous devrions fomenter la lutte de classes à la campagne et la porter au point extrême où le koulak sera ruiné et exproprié. Je crois que ces thèses sont fausses du point de vue théorique et inapplicables du point de vue pratique. Si nous soutenons le principe de l’accumulation à la campagne, mais si nous proposons en même temps d’organiser une insurrection armée pour dans deux ans, alors on redoutera l'accumulation ; c’est une erreur théorique, car les camarades qui tiennent ce raisonnement oublient un petit détail : la dictature du prolétariat.

En quoi consiste-t-elle ? Dans les conditions dont je viens de parler, cette dictature ne consiste pas seulement dans l'appareil de contrainte de l'Etat. Pour nous, la dictature du prolétariat est le pouvoir politique et économique cohérent de la classe ouvrière. Parmi nos organismes d'Etat, l’on compte également le Vesenja4 ; notre budget d’Etat comprend l’industrie tout entière, les chemins de fer, les mines, etc. Sous ce rapport, également, la structure de notre pouvoir d'Etat se distingue de la structure du pouvoir d'Etat de type bourgeois. Il est évident que les transformations qui ont lieu dans toute la société depuis la prise du pouvoir par une partie de la classe ouvrière consistent — entre autres — en ce fait que la force globale du pouvoir d’Etat augmente considérablement, parce qu’à l’élément économique s’ajoute le puissant facteur de l’économie d’Etat qui, uni au pouvoir d'Etat, pèse singulièrement lourd dans la balance de l’histoire.

Par conséquent, l’important n’est pas seulement la prise du pouvoir par une partie de la classe ouvrière. Il faut également considérer qu'après la conquête du pouvoir d'Etat les possibilités d’accroissement de l'énergie se sont multipliées. Il est donc évident que, parmi les autres forces et facteurs sociaux qui déterminent le développement social, la dictature du prolétariat représente en soi un élément d’une extrême importance.

L’on a coutume de dire : l'économie détermine la politique. C’est vrai ; c’est une vérité marxiste. Mais il faut tenir compte de ce que notre politique comprend à présent une partie considérable d’économie, étant donné que dans la structure de notre pouvoir d'Etat sont inclus des facteurs économiques essentiels — et, parmi eux, les leviers de commande dont j'ai parlé plus haut. Ce fait marque une limite très nette entre le développement de la société humaine avant la dictature du prolétariat et son développement après elle. Les choses peuvent-elles aller dans l’agriculture par la dictature du prolétariat (avec tout son appareil politique et économique) de la même façon que sans cette dictature ? A cette question, la réponse ne saurait être que négative.

Il est évident que la dictature du prolétariat ne peut pas ne pas entraîner de profondes modifications. Quelles modifications ? Si tout se réduisait à la superstructure politique, mais pour le reste demeurât ce qu'il était en régime capitaliste, si une situation s'était créée qui donnât au prolétariat un pouvoir d'Etat d'ordre purement politique, mais que l'industrie se trouvât aux mains des capitalistes, il est évident que la campagne continuerait à avoir des rapports de type traditionnel. La différence entre les deux systèmes consisterait dans la forte contrainte administrative exercée par nous ; mais cette contrainte provoquerait, dans ce cas-là, l'écroulement de la dictature du prolétariat.

Si nous n'avions pas exproprié le grand capital, ne lui laissant qu’un champ d’action purement politique, il ne fait aucun doute que nous aurions commis une lourde erreur. Notre force ne provient pas uniquement de ce que nous possédons le pouvoir politique ; elle vient aussi de ce que nous avons transformé ce pouvoir politique — au moment voulu — en un moyen de relèvement économique, et à l’heure actuelle notre chance est d’avoir un rapport de forces où nous détenons les leviers de commande (partie intégrante de notre appareil d'Etat).

Camarades ! si telle est la situation (et cela ne fait aucun doute), si la dictature du prolétariat — associée au développement économique — se change progressivement en force économique de direction, le développement de la campagne en subit nécessairement de profondes modifications par rapport à la précédente période historique, car de nouveaux courants ont fait irruption en elle.

Nous nous trouvons donc devant le problème génialement posé par Lénine dans ses Feuillets de bloc-notes et dans son article sur la coopération5, impossible à oublier parce qu'ils représentent ce qu’on a écrit de plus important sur notre politique à l’égard des paysans. L'expérience que nous avons acquise depuis lors nous a obligés à compléter les thèses de Lénine, mais n’a pas fait changer d’un iota le prodigieux plan stratégique qu'il élabora dans sa deuxième conception.

Nul n'ignore la grande controverse qui eut lieu entre nous et les populistes. De nombreux populistes russes, ainsi que des étrangers, bâtirent la théorie appelée du « développement non capitaliste » de l'économie paysanne, théorie assez bien construite dans son genre. Ils créèrent la théorie dite de « l’évolution non capitaliste » de l'agriculture. Parmi les tenants de cette théorie (les populistes), un courant prédominait qui tenait la petite exploitation agricole pour infiniment plus rentable que la grande, et pensait que, dans l’agriculture, les machines n'étaient pas très efficaces, et tout à l’avenant. Parmi les populistes ou semi-populistes russes existait aussi une tendance minoritaire qui pensait, avec les marxistes, que l'emploi des machines était le salut de l'agriculture et que la grande exploitation était plus efficace et rationnelle que la petite ; mais ils affirmaient, par ailleurs, que dans le domaine du capitalisme, l’économie paysanne se changeait en grande production par des voies et moyens particuliers — non capitalistes— que constituent précisément les coopératives.

Soukhanov fut l’un des plus éminents théoriciens russes de cette tendance. Il reconnaissait (ou presque) l’entière supériorité de la grande exploitation. Dans son ouvrage — qui eut, à l’époque, un grand retentissement —, il avance une série d’arguments très élaborés. Les marxistes ont raison, écrit-il, lors qu’ils affirment que la grande exploitation agricole présente plus d’avantages que la petite, et que les paysans s'acheminent vers la grande exploitation par une voie spécifique : la coopération.Les coopératives de travailleurs paysans sont un phénomène particulier. Elles deviennent peu à peu cette grande force qui est la base du socialisme. Les marxistes sociaux-démocrates se trompent, écrit Soukhanov, en pensant que l’agriculture se développe dans le sens du capitalisme. Sa « décapitalisation » est typique, au contraire. L'agriculture a une voie propre, noncapitaliste, de développement. Et cette voie, c’est la coopération.

En Europe occidentale, un bon nombre de théoriciens du « socialisme coopérativo-agricole » manifestent, avec certaines variantes, la même conception, la même thèse. Il est bien évident qu’il s’agit là d’un ensemble de théories complètement erronées. Nous devons d'abord examiner ce que le système capitaliste nous apporte d’intéressant et d’instructif sur notre sujet. Quelle est la situation réelle que crée le contexte capitaliste et de quelle façon la bourgeoisie tient-elle les paysans dans un état de dépendance économique ? Il ne faut pas se faire d’illusions ; nous voyons bien combien en Europe occidentale (nous ne parlons pas des colonies, mais des pays comme la France, l'Allemagne et d’autres) la majeure partie des paysans suivent les grands propriétaires et la bourgeoisie. Dans ces pays, les révolutions agricoles-bourgeoises contre l’esclavage de la glèbe appartiennent à un lointain passé. Mais comment la bourgeoisie et les grands propriétaires agricoles maintiennent-ils entièrement ou presque les paysans sous leur coupe ?

Les coopératives sont l’un des principaux instruments (aujourd’hui le principal) dont dispose la bourgeoisie pour exercer son pouvoir sur les paysans. Si nous prenons un pays comme l’Allemagne, qui est celui qui a le plus souffert de la guerre et où les antagonismes de classes se sont manifestés de façon plus aiguë, et si nous analysons les rapports sociaux dans la paysannerie, nous découvrons des phénomènes surprenants :

La plus grande organisation agricole de l'Allemagne est le Reischslandbund, qui compte plus de deux millions de membres. Mais sa structure, les couches qui la composent ont ceci de caractéristique qu’elles sont formées par la moitié du prolétariat agricole de l’Allemagne. Les organes directeurs de cette organisation se trouvent entre les mains des grands propriétaires, comtes, princes, barons, etc. Ce qui veut dire que, dans un pays évolué comme l’Allemagne, la moitié du prolétariat agricole fait partie d’une organisation dirigée par des princes, des barons et des grands propriétaires. Cette organisation est donc une gigantesque machine dont l'appareil est surtout composé d'officiers de l’armée ; celle-ci possède, à son tour, ses propres organismes centralisés qui reposent sur un vaste réseau de coopératives et dirigent un ensemble de banques reliées à l'industrie.

En France, la situation est identique : il existe sept grandes organisations dans lesquelles les paysans se trouvent dans un état de dépendance vis-à-vis des grands propriétaires, et une autre toute petite, la nôtre, mais qui, du point de vue numérique, est en réalité quasiment inexistante.

En général, ce sont donc les impérialistes qui se trouvent à la tête des grands organismes coopératifs. En Amérique, une grave crise agricole s'est produite récemment. Avivée par le haut niveau des prix de l’industrie — ce que les Américains ont appelé les « déphasages » et que les trusts ont exacerbés le plus possible —, cette crise a entraîné la ruine de presque 30 % des agriculteurs. Grâce aux organismes de crédit, les banques se sont approprié les organisations coopératives et les maintiennent sous leur entier contrôle.

En Finlande, les coopératives agricoles sont totalement dominées par deux banques privées. Celles-ci ont réussi à s’approprier les coopératives grâce à des formes de crédit très judicieuses et une intelligente politique de régulation des échanges. Il est arrivé que là où il n'y avait aucune organisation de type ancestral, mais seulement des groupements paysans de travail, les coopératives se sont vues progressivement dominées par les grands propriétaires et par la bourgeoisie, pour finir par l’intégration complète de la grande bourgeoisie terrienne dans le système. Il ne peut en être autrement pour les marchés en régime capitaliste.

Prenons, par exemple, les coopératives de crédit. Dans la mesure où elles sont actives et se développent, elles sont obligées d’entretenir des relations avec les autres organismes, principalement avec les banques, car elles ne sont pas capables, à elles seules, de faire circuler le capital privé qu'elles ont reçu en dépôt. Si, en même temps, elles veulent investir leur capital et recevoir des créditsdirectement ou indirectement, elles sont dans l'obligation de se tourner vers les banques bourgeoises.Les pays capitalistes n'offrent pas d’autre alternative.

Si une banque accorde des crédits à des organismes coopératifs, elle est immédiatement intéressée à leur développement ; ces organismes, à leur tour, ont intérêt à s’associer et à s’intégrer progressivement au système financier capitaliste.

Le même phénomène se produit dans les coopératives de consommation et dans les autres organisations coopératives où prédomine le capital.

Puisque, en régime capitaliste, les propriétaires et la bourgeoisie ont été capables, par une politique intelligente, de s’allier les paysans contre les ouvriers et de faire en sorte que la moitié du prolétariat agricole collabore avec les barons, les princes et les comtes, nous serions complètement idiots de ne pas savoir nous unir aux paysans, avec lesquels nous avons plus d’affinités que les barons. Et si les paysans ont pu — à travers les coopératives — se laisser absorber par le système capitaliste industriel et bancaire, ils demeurent parfaitement susceptibles de s'intégrer peu à peu — à travers les coopératives — dans le système des rapports socialistes, car ils vivent alors sous la dictature du prolétariat ; des rapports se sont établis entre le pouvoir d’Etat et les organisations agricoles ; et la terre a été nationalisée (situation qui n’existe dans aucune autre partie du monde).

Il est clair, cependant, que cette marche des paysans vers le socialisme se fera sous des formes contradictoires. Dans ce domaine, nous avons perdu beaucoup d’illusions qui nous empêchaient de mener un bon travail politique. Mais il en reste quelques-unes encore.

De nombreux camarades ont encore trop tendance — comme c’était le cas à l'époque du communisme de guerre — à survaloriser le rôle des groupements collectifs de production pour conduire les paysans au socialisme. Il est certain que nous devons obtenir par tous les moyens l'adhésion des paysans au principe des propriétés collectives ; mais l'on ne peut affirmer que ce soit le vrai chemin qui puisse pousser les masses paysannes vers le socialisme. Comment devons-nous nous y prendre pour attirer les paysans dans les organismes socialistes ? Nous ne pourrons y parvenir que par l’intéressement économique. Les coopératives sont capables de séduire les paysans dans la mesure où elles leur offrent des bénéfices immédiats. Dans les coopératives de consommation, le paysan doit pouvoir vendre ses propres produits plus avantageusement et en tirer de véritables bénéfices. S'il veut acheter des produits, il doit pouvoir le faire dans sa coopérative qui lui offre des produits de meilleure qualité et à meilleur marché, contribuant ainsi au développement de la coopérative.

De cette façon, nous servons ses propres intérêts de petit producteur. Ceci ne doit pas nous faire peur, car à la fin, et pour l'avantage de son propre développement économique, le paysan se verra naturellement poussé à se transformer lui-même ainsi que son exploitation en une cellule vivante du système du socialisme d'Etat, exactement de la même façon qu'en régime capitaliste il tendait à s’intégrer dans le système de rapports capitalistes.

Examinons maintenant le problème des caisses d'épargne et des coopératives de crédit. Supposons que nous nous trouvions en face d’un paysan riche ayant un excédent d’argent et qui veuille l’épargner. Où ira-t-il s’adresser pour placer son argent ? Il ira le placer à la caisse d’épargne qui dépend des banques d'Etat. Le paysan se sentira ainsi intéressé — et durablement — par la solidité de nos banques et, conséquemment, par celle de notre système d’Etat. Si ces banques lui procurent, par l’intermédiaire des coopératives, des crédits plus avantageux que ceux qu’on pouvait lui accorder à l'époque tsariste, l’intérêt qu’il prendra à l'opération sera beaucoup plus important. Prenons un exemple moins simple : le koulak exploite ses journaliers, il fait de l’accumulation, obtient une plus-value et dispose donc d’argent à déposer. Où ira-t-il le déposer ? Il ne pourra faire autrement que de le placer dans nos banques. Pourrons-nous tirer quelque avantage de cet argent ? Certainement, puisque nous disposons par là de ressources supplémentaires qui nous permettent de financer les coopératives de la moyenne paysannerieet de promouvoir le développement économique des masses paysannes. Les dépôts monétaires du koulak servent à aider les autres couches de paysans.

Nous avons donné l’exemple de la coopérative de crédit, mais la même chose a lieu avec la coopérative de consommation. Ces coopératives se trouvent liées également aux banques de l'Etat prolétarien. Celles-ci exercent une fonction régulatrice et accumulent aussi, surtout lorsque s'accroissent les exportations.

Les coopératives paysannes établiront donc des liens avec les organismes économiques de la dictature du prolétariat et rentreront graduellement dans le système des rapports socialistes. Nous ne devons pas nous inquiéter de ce que les échanges soient encore assez isolés de la production. La logique des choses nous amènera inévitablement par des voies diverses à ce point où les coopératives de consommation seront suivies par les coopératives de production.

L’agriculture elle-même doit s'industrialiser. Les coopératives de fromageries, par exemple, sont reliées aux exploitations qui produisent du fromage ; les coopératives installées dans des régions productrices de pommes de terre dépendent des exploitations traitant l’industrie de la pomme de terre sous une forme ou sous une autre. Les groupements coopératifs commencent à organiser des entreprises où l’on produit des conserves, où l'on déshydrate les légumes verts, etc.

La diffusion du tracteur et l'extension du réseau électrique permettront le passage de la coopérative de consommation à la coopérative de production. Cette évolution sera-t-elle rapide ? Elle ne sera certainement ni rapide ni aisée, car le développement économique revêtira des formes contradictoires. Nos paysans ne sont pas homogènes. La lutte de classes à la campagne ne prendra pas fin tout d’un coup. Personne ne le conçoit. Elle pourra même s'intensifier durant un court laps de temps. Cependant, il serait absurde et erroné d’en conclure à la possibilité d’une « seconde » révolution.

Nous voyons les paysans pauvres dominer en nombre dans certains organismes coopératifs ; dans d'autres, ce sont les paysans de classe moyenne qui prédominent ; dans d’autres encore, ce sont les koulaks. Il est donc naturel que les kolkhozes soient en majeure partie composés de paysans pauvres et que ce soient les koulaks qui prédominent encore dans les coopératives de crédit. C’est contre ces koulaks que nous aurons à lutter avec acharnement lors du choix des organes directeurs. Tout cela ne fait aucun doute, mais si nous menons une politique juste, nous ne serons pas obligés d’en passer par une nouvelle révolution. Notre politique doit essayer de tirer avantage de tous les aspects positifs de la situation (accélération des échanges économiques, augmentation du revenu national grâce à l’accroissement des échanges, développement de l'économie d'Etat et de l’économie privée) dans le but d’aider au relèvement des masses paysannes pauvres et d'origine moyenne.

Pour terminer, il nous semble nécessaire de dire quelques mots sur ce problème dans sa relation avec la théorie des classes.

Au sens strict du terme, il n’y a de classe paysanne que dans une société féodale, dont elle constitue la classe fondamentale. Dans la société capitaliste, les paysans ne forment pas une classe au vrai sens du mot, car ils se subdivisent en bourgeoisie agricole et en prolétariat agricole. La société capitaliste conserve encore cependant dans une large mesure des traits féodaux. Et les paysans constituent une classe dans la mesure où la société conserve des éléments féodaux. C’est la raison pour laquelle, pendant la révolution d'Octobre, nous étions alliés à toutes les couches paysannes, jusqu'aux koulaks ; ceci, parce que dans notre société, les restes non seulement de capitalisme, mais aussi de féodalité, étaient encore extrêmement vivaces. C’est dans la mesure où les rapports féodaux étaient forts que les paysans formaient une classe organique ; mais ils n’en constituaient pas une dans la mesure où c'est le capitalisme qui était dominant.

Puisque les rapports sociaux ne s’étaient pas développés au moment de la déroute du capitalisme, il restait une masse importante de la classe paysanne : la masse des paysans de classe moyenne. Si nous arrivons à faire une répartition équitable des terres, cette couche moyenne acquerra une force considérable.

Notre système économique évoluera à travers les coopératives, à travers la politique fiscale, etc., et non d’après une répartition avare. Il s’imposera au moyen du développement économique grâce auquel les paysans pauvres et de classe moyenne se relèveront pour se rapprocher peu à peu du niveau de vie des paysans aisés. A partir de ce principe, nous pourrons atteindre une phase encore plus avancée où les paysans cesseront d’exister en tant que classe, pour s'assimiler alors au prolétariat tout entier.

Nous devons tenir cette évolution pour une perspective assurée, encore lointaine certes, mais qui se profile déjà devant nous.

Nous possédons une dictature ouvrière, mais elle a un allié dans la personne du paysan, et plus on l'aidera économiquement et culturellement, plus il sera absorbé dans notre système par l’intermédiaire des organismes coopératifs, plus il sera intégré à notre vie culturelle ; et la distinction entre prolétariat et paysannerie disparaîtra. Nous allons vers une situation telle que cette distinction se changera en une pure et simple division entre travailleurs d'avant-garde et travailleurs attardés. Cette situation n’est pas encore arrivée, mais le rôle essentiel des ouvriers par rapport aux paysans est un rôle de direction.

La dictature de la classe ouvrière existe, mais ses attitudes en face de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie urbaine et des paysans sont profondément différentes ; il ne faut pas l’oublier. Du côté des paysans, notre dictature sera bientôt une relation d'alliance, car elle doit les conduire à la lutte pour la société communiste sans classes.

Notes

1 Lénine, « L’Impôt en nature » (article du 21 avril 1921), Œuvres, Ed. sociales, Paris, 1963, t. 32, p. 349 et s.

2 Lénine, article cité, Œuvres, Ed. sociales, Paris, 1963, t. 32, p. 369.

3 Billets ou assignats.

4 Conseil Supérieur de l’Economie Nationale.

5 Lénine, De la coopération (article du 6 janvier 1923), Œuvres, Ed. sociales, Paris, 1963, t. 33, p. 485 et s.


Archives Boukharine Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire