1923

Dix lettres ou extraits de lettre publiés dans Nicolaï Boukharine, Œuvres choisies en un volume, Editions Librairie du Globe, Paris, Editions du Progrès, Moscou, pp. 508-518 (avec les notes de cette édition1, plus quelques corrections). Référence dans la bibliographie de W. Hedeler indiquée avant chaque lettre quand disponible.


Dix lettres

N.I. Boukharine



1) (WH 2104)

N. I. Boukharine à F. E. Dzerjinski

[au plus tard le 24. 12. 1924]

Cher Félix Edmoundovitch,

Je n’ai pas assisté à la dernière réunion du [groupe] dir[igeant]2. Je me suis laissé dire qu’à cette occasion vous auriez déclaré entre autres que Sok[olnikov] et moi nous serions «contre la GPOu », etc. Je suis au courant de la bagarre d’il y a trois jours. Pour dissiper vos doutes, cher Félix Edmoundovitch, je vous prie de bien comprendre ce que je pense.

Je pense que nous devons au plus tôt passer à une forme plus « libérale » de pouvoir soviétique : moins de répressions, plus de légalité, plus de débats, d’autogestion (sous la direction du parti naturellement), etc. Dans mon article du Bolchevik 3 que vous avez approuvé, cette orientation fait l’objet d’une argumentation théorique. C'est pourquoi je prends parfois position contre des suggestions qui vont dans le sens d’une extension des droits de la GPOu, etc. Comprenez, mon cher Félix Edmoundovitch (vous savez combien je vous aime), que vous n’avez absolument aucune raison de me soupçonner de quelconques mauvais sentiments à votre égard personnellement, et à l’égard de la GPOu en tant qu’institution. Il s’agit d’une question de principe.

Vous êtes un personnage au plus haut point passionné en politique, mais vous pouvez en même temps être impartial, aussi me comprendrez-vous.

Je vous embrasse et vous serre fortement la main, et j’y joins mes vœux de prompt rétablissement.

Votre N. Boukharine


2) (WH 2193)

1925-12 N. I. Boukharine à V. V. Kouïbychev

[avant le 8 décembre 1925]

Au camarade Kouïbychev

A mon sens, le principal défaut de tes thèses4 est qu’elles « sentent l’appareil », pour parler schématiquement. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Selon moi, la tâche majeure de la CCC consiste (dans sa partie positive) à se rapprocher des masses et à sélectionner les hommes dans ces masses. C’est là qu’il faudrait transférer le centre de gravité, pour déboucher sur quelque chose de plus concret.

Que pouvais-je supposer (tout cela est sans doute risqué, mais je ne le pense pas) ? Approximativement ce qui suit :

1) Il est indispensable de libérer l’initiative sociale. Il faut maintenant lancer un mot d’ordre d’encouragement à l’organisation de toutes les sociétés et cercles « amateurs » libres (« amis de l’éducation technique » ; « amateurs d’agronomie » ; « amis des inventeurs » ; « amis de l’aide aux conférences de production » ; « ennemis du vagabondage d’enfants», et ainsi de suite, à l’infini).

2) La CCC doit non seulement l’encourager, mais veiller aux forces qui se dégagent dans les divers secteurs, les promouvoir, et les placer, à mesure qu’elles gagnent en qualification, à des « activités d’appareil ».

3) Il faut accorder une immense attention à la création d’un réseau d'agents vivants de la CCC, en recourant à des choses comme les correspondants ouvriers et paysans, etc.

4) Dans les publications, il faut promouvoir précisément cette information provenant des régions et prendre en compte cette expérience locale de la base.

5) Il faut organiser de la même manière le contrôle de l’exécution.

6) La CCC doit activement prendre la parole devant les masses et rendre compte de son activité à la base, par l’intermédiaire de son réseau vivant et de ses grands représentants.

C’est à peu près tout. Je ne formule pas de thèses, simplement des idées.

Ton Boukharine


3) (WH ?)

N. I. Boukharine à V V. Kouïbychev

[au plus tard le 25 septembre 1929]

Qu’il5 ne chante pas L'Internationale, je le sais. Mais il a quand même été nourri de Pissarev, il a poursuivi l’œuvre de Sétchénov, quant à ses tendances antibolcheviques — existantes — elles sont plutôt de caractère démocrat [ique] bourg [eois]. Mais il est le plus grand physiologiste du monde, un matérialiste et, malgré sa grogne, il travaille idéologiquement pour nous (dans ses œuvres, et non dans ses discours).


4) (WH ?)

Extrait d’une lettre de N. I. Boukharine à V. V. Kouïbychev

29 novembre 1929

... Remarques générales sur l’ensemble du projet6.

Ce projet, à mon sens, est pas [n’est pas ? ou est par ?] trop bureaucratique. Si je voulais persifler, il affiche une « déviation mercantile ». En effet :

a) cette réforme n’est pas toute de principe ; en d’autres termes, elle n’a aucune motivation politique ;

b) les principaux chapitres de cette réforme sont flous ;

c) la masse ouvrière en est presque totalement absente ;

d) la lutte contre la bureaucratie fait presque totalement défaut.

A cet égard, notre projet7 était beaucoup mieux, me semble-t-il. Il est intéressant de noter qu’au chapitre essentiel (sur l’entreprise), il n’est même pas question des ouvriers : il n’y a pas un mot sur la conférence de production, pas un mot sur l’émulation socialiste, pas une mention des autres formes d’opinion publique ouvrière ! Les syndicats sont également absents... Il me semble qu’une telle conception des thèses est une erreur politique et économique.

Le « groupement » et le trust :

a) Ici, le principal défaut est que l’on ne voit pas clairement quel est le volume de groupement (sa « grandeur » en quelque sorte).

...

?) Il est des groupements qui englobent également des entreprises de portée locale, c’est-à-dire jusqu’à la moindre entreprise de l’Union. Ce Léviathan ne sera-t-il pas trop gros ? Peut-on commander de Moscou à toutes les entreprises, jusqu’à la plus petite, directement ?

La région

Plus je pense à cette question, plus je me persuade que le problème de la région économique devient de plus en plus pressant et brûlant. Parallèlement, avec un phénomène comme les régions de collectivisation totale, l’entreprise est, entre autres choses, confrontée aux « liens » avec l’agriculture dans les limites mêmes de cette région. Il est vrai qu’il ne s’agit pas des géants de la métallurgie, etc., mais d’une série de secteurs malgré tout importants « de portée locale » au premier chef. Tout cela est important aussi du point de vue de la répar [tition] des ressources, du point de vue des priorités de la construction, du point de vue de l’implantation géographique de l’industrie et — spécialement — du point de vue de l’industrie de la construction, ainsi que des normes de construction et autres.

Pourtant, dans les Dispositions, la question de la région n’a trouvé aucun reflet. En vérité, nous avons butté sur des questions analogues, et à mon sens, on ne peut plus, désormais ne plus rien dire à ce sujet.

Conseil Supérieur de l’économie nationale et ses organes

Il y a là une refonte radicale du projet antérieur, et plus précisément passage à un système ne comportant qu’un « état-major » qui s’appelle dans le projet « direction technico-économique planifiée unique du CSEN ».

Il y a évidemment des arguments de poids en faveur d'un état-major. Mais je serais pourtant enclin à penser que pour impliquer les forces les plus importantes, et pour regrouper la science, la technique et l’industrie, il faudrait d’abord s’en tenir à deux « états-majors », devant être regroupés par la suite. Mais, je le répète, il y a en cette matière des considérations sérieuses en faveur d’un état-major. Cependant, face à une telle solution de cette question, tous les problèmes de l’action technico-scientifique se posent de façon différente.

Les instituts. C’est un vieux débat, et je ne veux pas réitérer mes arguments... Je me contenterai de dire qu’en Ukraine les choses ne vont visiblement pas si mal, parce que les CST8 sont des conseils des instituts (ce que nous avions proposé). Mais on liquidera encore davantage d’instituts, parce que les DST9 sont tout simplement abolies dans le projet.

Les CST ne sont même pas mentionnés dans le projet, ce qui est évidemment très étrange, si l’on prend en compte les « accents mis sur la technique »...

Ce sur quoi j’insiste très vivement, c’est sur la nécessité d'accélérer les choses. Faute de quoi on ne peut rien entreprendre. Il faut au plus vite décider, pour que les gens aient des perspectives quelconques, et puissent agir. Décider dans un sens ou un autre, mais décider.

N. Boukharine

P. S. J’ajoute : si l’on fait maintenant fusionner les DEP10 et les pitoyables CST, il n’y aura aucun renforcement de l’élément technique (décision principale de la XVIe conférence11). C’est pourquoi il vaut bien mieux renforcer au maximum les CST, les rehausser, puis s’engager dans une fusion organisationnelle avec l’état-major économique. Il faut défendre résolument l’élément scientifique et technique, le rehausser, le consolider, lui conférer une autorité, puis fusionner...

Salut ! N. Boukharine


5) (WH 2196)

N. I. Boukharine à V. V. Kouïbychev

[avant novembre 1930]

Valérian,

Je pense que tu te dois, avec les gens des syndicats, de poser et de songer à la question du système de rémunération du travail et de sa modification. C’est à cela, essentiellement que se réduit la question de la « campagne » réelle. Il faut mettre sur pied un intéressement matériel pour les améliorations, les inventions, l’économie. L’atelier, le groupe d’ouvriers doivent bénéficier d’une croissance des salaires accompagnant les améliorations. Tout ce processus doit être réglementé. Les primes individuelles sont aussi envisageables. Il faut veiller : strictement à la chose. Nous avons un prêche abstrait (qui a lui aussi, bien sûr, une grande importance), mais il n’y a pas (ou peu) de leviers d’intéressement direct. Il faut y réfléchir. Ce sera aussi une base pour l’essor des conférences de prod [uction] et aut [res] ch [oses],

Boukharine


6) (WH 2290)

N. I. Boukharine à G. K. Ordjonikidzé

[au plus tard décembre 1930]

1. En un mot, il faut caractériser cette note12 comme de la prose bureaucratique (pour employer un langage trivial), car elle ne contient que des raisonnements très généraux, sans aucune analyse de la situation concrète, sans analyse des particularités du moment économique, sans examen des difficultés particulièrement importantes et des problèmes correspondants.

2. Cette note ne donne rien pour ce qui est de relier les divers aspects du plan économique. Pourtant, c’est bien cela que l’on attendait du Gosplan. Le problème du lien entre la production et la consommation, l’industrie, les transports, l’agr [iculture,] la circulation monétaire, l’import-export, les liens entre les différents secteurs, etc., sont autant de questions qui n'ont pas été posées. Il n’est même pas question de l'argent. Et pas davantage de l’autonomie comptable. Etc.

3. Les problèmes les plus importants ont été éludés. Deux lignes sont consacrées au problème de l’élevage. Le problème de la main-d’œuvre qual [ifiée] est évoqué sans aucune analyse et sans aucun entendement de sa signification. Pas un mot sur la consommation et l’industrie légère.

4. Il n’y a pas un mot sur les points de départ de la conception du deuxième quinquennat : pas d’allusion aux résultats approximatifs de la production du premier quinquennat, pas de caractéristique de la situation économique en général (sauf des phrases générales sur l’« achèvement des fondations» et autres façons d’éluder: pas un mot, par exemple, sur le caractère du marché d'aujourd'hui, sur ses particularités ; c’est pourquoi il n’y a rien sur l’autonomie comptable, rien non plus sur les problèmes de l'organisation des kolkhozes, sous l’angle de vue de l’autonomie comptable).

5. Pas un mot pour caractériser la situation écon [omique] internationale, en liaison avec la crise13. Il est tout à fait frappant que toute la problématique qui surgit de ce fait reste entièrement hors du champ de vue des auteurs. Pourtant, la chute des prix sur le marché mondial, du fait de la crise, contraint à poser ces problèmes que l’on ne peut ignorer.

6. Il n’y a rien sur la mobilisation de la science, même sur l’étude des richesses naturelles] et les prospections géol [ogiques]. En aucune façon (pas le moindre mot) n’est posé le problème des ouvriers et des ingénieurs étrangers.

7. Les chiffres qui sont fournis ne sont motivés par rien : aucune argumentation ne vient à l’appui. On donne pour la fonte le chiffre de 45 millions de tonnes (baisse par rapport à 60 millions de tonnes). Ce chiffre paraît exagéré, si l’on prend en compte : a) un manque à gagner vraisemblable de 17 millions de tonnes vers la fin du 1er quinquennat, b) la nécessité de transférer une partie des ressources à d’autres fronts et vers les goulets d’étranglement (les transports, la houille, l’industrie légère, les constructions mécaniques agr[icoles], etc.).


7) (WH ?)

N. I. Boukharine à G. K. Ordjonikidzé

[2 juillet 1931]

Cher Sergo,

J’ai bien atterri. Le congrès de Londres14 ne va pas sans difficultés. Les habitudes sont ici telles que l’on ne dispose que de 5 minutes. Nous avons réussi à négocier quelque chose. Une fois, Ioffé et moi n’avons pu prendre la parole (faute de temps), mais Kolman et Rubinstein ont pu le faire. Aujourd’hui, Zavadovski a parlé. Demain, ce sera mon tour. Après-demain, nous projetons d’intervenir tous ensemble (ce sera quelque chose comme une journée soviétique, bien que cette journée — 2 heures !). Nous ferons imprimer nos rapports (nous-mêmes à l’imprimerie) et les distribuerons. On nous prend des sommes folles pour les traductions, pour l’impression, pour la correspondance, mais j’ai fait pression à l’ARCOS15 pour qu’on nous donne de l’argent : je ne sais pas s’il ne faudra pas rembourser quelque chose, bien que je pense qu’ils vendront tout (le livre16, les rapports). Nous sommes allés à Cambridge. Dimanche, on a promis de me présenter à Rutherford, le meilleur physicien du monde, qui a été promu lord. J’ai fait la connaissance de plusieurs très grands savants.

Parallèlement, je fais l’objet d’une campagne inouïe, déchaînée dans le Daily Mail et le Morning Post17. Chaque jour c’est une campagne de dénigrement à mort. Amusant ! J’adore faire rager ces canailles !

Conclusions préalables :

1) Nous pouvons faire beaucoup. Il y a des gens très haut placés qui manifestent intérêt et sympathie. Ils ne connaissent rien de valable sur l’URSS (dans le domaine de la science, de la technique, etc,).

2) Nous ne faisons presque rien pour donner ce genre d’information.

3) Nous attirons peu les gens, nous ne publions pas de livres, la science russe est méconnue. Or l’intérêt est très grand.

4) Nos gens, ici, sont faibles, peu compétents.

5) Il y a ici des milieux prêts à organiser une société des matérialistes et bien d’autres choses.

6) Il faut de notre part de l’attention et certains efforts.

P. S. Comme il y a beaucoup de choses à apprendre ici, je veux rester deux jours après le congrès, pour une prop [agande] tech [nique] du CSEN : il faut en profiter. Même chose à Berlin. Il y a ici beaucoup de choses intéressantes pour nous, et je veux aller à la pêche.

Mes amitiés à toi, à Zina18 et aux cam[arades].

Ton Nikolaï


8) (WH ?)

N. I. Boukharine à G. K. Ordjonikidzé

[avant novembre 1933]

Cher Sergo,

Aujourd’hui, dans mon appareil19, un bruit général d’eau et des murmures : tous parlent de ma prochaine éviction20. De toute évidence, ou le comité d’arrondissement, ou quelqu’un d’autre a déjà pris les dispositions nécessaires. Je vous demanderai de mettre un terme à tout cela au moins jusqu’à l’arrivée de Koba21. Il n’y a plus long à attendre.

Tous, jusqu’à aujourd’hui, étaient convaincus que cette épreuve me serait épargnée. Tu dormais, aussi me suis-je précipité chez Molotov, que j’ai trouvé chez lui ; il m’a dit qu’il n'y avait pas de décision, mais que par ailleurs, il n’y avait pas lieu de se faire du souci, que ce n’était pas si « effrayant ». Pourtant, c’est précisément parce que jusqu’à aujourd’hui les gens pensaient qu’il n’y aurait pas éviction, que ce fait est interprété comme un tournant vers un renforcement de la méfiance à mon égard de la part de la direction. Dans la réalité, cela voudra dire, que ce semi-sabotage pratiqué à mon endroit s’accentuera encore. Les travailleurs de mon appareil devront faire preuve de vigilance à mon égard, et ils commenceront à me dénigrer, y voyant un devoir de parti. Après cela, mon travail deviendra si difficile qu’il me faudra faire autre chose. Mais l’essentiel est que je ne comprends pas pourquoi tout cela. S’il faut ne pas m’élire pendant le congrès22 au CC, on peut le faire sans cela. D’une façon générale, une éviction n’a qu’un sens : vérifier l’individu, voir s’il peut être membre du parti ou s’il faut le mettre dehors. Vous qui me connaissez depuis des dizaines d’années, vous pouvez porter cette appréciation beaucoup mieux que n’importe quelle commission. Tous ont vu et voient que mon travail n’a rien de bureaucratique. Et qu’ai-je bien pu faire qui, maintenant précisément, puisse mettre en doute ma présence au parti ? Et s’il n’en est rien, alors pourquoi me torturer et compliquer tout le travail qui reste à faire ? Je te prie instamment, si tu peux faire quelque chose, de le faire. Je suis suffisamment sali dans les lettres, et après mon éviction, ma vie sera un enfer.

Mes amitiés, et mes excuses

Ton Boukharine


9) (WH ?)

N. I. Boukharine à G. K. Ordjonikidzé

[novembre 1933]

Cher Sergo,

Excuse-moi mille fois de t’assaillir. J’ai une requête à te formuler : si l’on m’évince (or à en juger par les conversations au théâtre, Kaganovitch insiste sur ce point et la chose est pratiquement décidée), viens à cette occasion, qu’elle se fasse en ta présence. Les gens ne comprennent pas la situation : je n’ai pas tout un commissariat du peuple, mais une poignée de communistes qui sont contraints de rédiger des déclarations contre moi, etc. Il me faudra travailler avec eux le lendemain (or, j’ai résolu toutes les questions majeures avec le bureau de cellule, etc.). Le lendemain, ils n’oseront pas me regarder dans les yeux. On voit déjà les répercussions que cela aura sur le travail : 1) les Izvestia m’ont commandé, tout comme « ZI »23, un article pour les fêtes. Je l’ai écrit, mais il n’est pas paru, car on crée déjà une atmosphère appropriée ; 2) Souchkov m’a prié de faire un rapport aux spécialistes étrangers, il voulait l’approbation du Comité de Moscou ; j’ai donné mon accord, mais il n’y a pas eu de rapport ; 3) la Pravda a supprimé il y a quelques jours une information sur un duplex radiodiffusé où je devais prendre la parole, etc. Le Bureau de Moscou ne me donne pas la moindre autorisation. J’ai le droit de prendre la parole à Léningrad et à Kharkov, mais surtout pas à Moscou.

Tu ne peux imaginer à quel point tout cela m’est pénible. Je me suis longtemps entretenu avec Koba au Mausolée, mais il n’a pas soufflé mot sur ce sujet. Or cela me met dans l’embarras de parler tout le temps de moi et de me plaindre. Comprenez qu’un être humain doit avoir une dignité personnelle, même si on lui crache dessus. Tout le monde me tracasse en évoquant ce qui s’est passé il y a 5 ou 6 ans24. Mais il y a beau temps que je travaille dans les rangs généraux. Pourquoi faut-il tout recommencer précisément maintenant ?

J’ai déjà 45 ans. Je dois donner une orientation à ma vie de façon que cela soit utile à la cause. Aide-moi en cela, Sergo. Je te suis très reconnaissant de ta sympathie. Je suis sûr que si l’on n’avait pas monté Koba contre moi, il considérerait tout avec d’autres yeux. Je comprends bien que cela lui est difficile, qu’il ne veut pas compliquer la situation à cause de moi, d’autant que les tâches générales sont d’une difficulté gigantesque et seront encore plus complexes...

Ton Boukharine


10) (WH ?)

N. I. Boukharine à G. K. Ordjonikidzé

[19 octobre 1936]

Au camarade S. Ordjonikidzé. Personnel.

Cher, gentil, bien-aimé Sergo,

Je viens d’envoyer une lettre au camarade A. A. Andréiev en le priant de me libérer de mes obligations de rédacteur en chef de la revue La reconstruction soci [aliste [ et la science. J’ai invoqué les motifs suivants : 1) tu as maintenant besoin d’une revue scientifique et technique du commissariat du peuple (notamment en liaison avec ta dernière ordonnance25) or il y a longtemps que je ne travaille plus chez toi ; 2) à l’heure actuelle, mes nerfs ne résisteraient pas à la nécessité de repousser une nouvelle attaque qui a commencé dans la presse contre la revue (c’est-à-dire contre moi).

Je vois se briser le fil qui me reliait à ton commissariat, où j’ai jadis travaillé. Je ne te le dis qu’afin que tu le saches.

Ne t’étonne pas de ne pas voir paraître mon article à l’occasion de ton jubilé : bien que je sois considéré comme rédacteur responsable, on a fait exprès, démonstrativement, de ne pas s’adresser aux nouveaux collaborateurs pour écrire un article à ton sujet (comme des choses plus générales). Je t’écris non pour me plaindre, mais pour que tu ne fasses aucunes conclusions fausses. Mes calomniateurs ont tenté de me dévorer. Mais il y a encore aujourd’hui des gens qui me torturent et me déchirent.

Je voulais simplement te dire mes vœux les plus sincères, venant du fond de l’âme, mes vœux les plus cordiaux et les plus humains dont soit capable mon profond amour pour toi. Toute mon âme vibre au moment où je t’écris cette lettre. Je te souhaite santé, force et vaillance. Longue vie à toi, et qu’elle soit aussi belle et bonne qu’elle l’a été, ta vie glorieuse et remarquable de combattant et de personnage d’une immense pureté. Mes amitiés à Zinaïda Gavrilovna.

Ton Boukharine


Notes

1 Dans la présente édition sont pour la première fois publiées dix lettres de Nikolaï Boukharine. La majeure partie de l’héritage écrit de Boukharine a été détruite après qu’on l’a passé par les armes. Aussi toute lettre de lui qui s’est conservée présente-t-elle une grande valeur historique. Les lettres ci-incluses sont adressées à Dzerjinski, Kouïbychev et Ordjonikidzé et ont été écrites entre 1924 et 36. Ces documents donnent une certaine idée de l’activité de Boukharine en tant que militant du parti, homme d’Etat, et personnalité publique. Elles nous révèlent ses vues sur différents aspects du développement de l’Etat soviétique et caractérisent son état affectif dans les dernières années de sa vie. On notera l’intérêt particulier de trois lettres de Boukharine à Ordjonikidzé, datées de novembre 1933 et d’Octobre 1936. On y décèle nettement le grave contexte moral et politique dans lequel se trouvait à cette époque Boukharine, accusé d’erreurs théoriques, de déviationnisme, puis de crime d’Etat.

2 Il s’agit vraisemblablement d’une assemblée du groupe dirigeant de la commission du Bureau politique du CC du PC(b)R chargée de réviser le budget de l’OGPOU.

3 Référence à un article de Boukharine « L’essor économique et le problème du bloc ouvriers-paysans » où, à partir d’une analyse de la situation économique et de la répartition des forces de classe dans le pays, il justifie la thèse d une normalisation du régime soviétique. Dans les nouvelles conditions historiques, jugeait Boukharine, il faut que l’arbitraire et les tracasseries administratives cèdent le pas à « l’ordre soviétique, au droit soviétique, à la loi soviétique». Dans cet article, on note toute l’importance qu’il y a à faire participer les larges masses à la gestion, à rendre plus actifs par tous les moyens les Soviets, et à engager, dans le travail des organisations du parti, des méthodes de conviction plus que des méthodes de contrainte (Cf. Bolchevik, 1924, n° 14).

4 Il s’agit des thèses « Sur le travail de la CCC et de l’IOP » élaborées par Kouïbychev pour le XIVe congrès du parti.

5 Il s’agit du célèbre savant physiologiste soviétique Ivan Pavlov (1849-1936), ce dont témoigne une note faite par Kouïbychev dans une lettre : « Boukharine à propos de Pavlov, en réponse à mon accusation de tendance chauvine. 25.IX.29 ».

6 Référence au projet de réorganisation de l’administration de l’industrie proposée par la commission du présidium de la CCC du PC(b) de l’Union Soviétique et du collège du Commissariat du peuple à l’IOP sous la direction de A. Goltsman. Ce projet a servi de base à une résolution du CC du parti datée de 5 décembre 1929 sur la réorganisation de la gestion de l’industrie.

7 Parallèlement de [à] la commission de A. Goltsman, avait été créée une commission du Conseil supérieur de l’économie nationale de l’URSS dont faisait partie Boukharine. Cette commission a présenté des thèses intitulées « La période de reconstruction et la réorganisation de la gestion de l’industrie».

8 Conseils scientifiques et techniques.

9 Directions scientifiques et techniques du CSEN.

10 Directions scientifiques et techniques du CSEN.

11 Une résolution de la XVIe conférence du parti sur le bilan et les tâches à terme de la lutte contre la bureaucratie avait fixé pour objectif de faire du Conseil supérieur de l’économie nationale et du Commissariat du peuple des voies de communication « des organes non seulement de direction de planification économique ..., mais aussi des organes de direction technique effective. » (Voir le PCUS dans les résolutions et des décisions de ses congres, conférences et plénums du CC. t. 4, Moscou, 1984, p. 477 (en russe).

12 Il s’agit vraisemblablement d’une note explicative qui accompagnait des indices chiffrés du développement économique du pays en 1931, présentée par le Gosplan de l’URSS.

13 Il s’agit du second congrès international d’histoire des sciences et des techniques, qui s’est tenu à Londres du 29 juin au 3 juillet 1931.

14 Il s’agit du second congrès international d’histoire des sciences et des techniques, qui s’est tenu à Londres du 29 juin au 3 juillet 1931.

15 ARCOS : société anonyme de commerce mixte soviéto-britannique créée à Londres en 1920. Elle représentait également les organisations du commerce extérieur soviétique dans un certain nombre d’autres pays étrangers. A cessé d’exister au début de la Seconde Guerre mondiale.

16 Il s’agit du livre La science au carrefour, édité spécialement pour le congrès.

17 Daily Mail, journal de tendance plutôt conservatrice, fondé en 1896. Publié simultanément à Londres et Manchester. The Morning Post, quotidien conservateur. A paru à Londres entre 1772 et 1937.

18 Zinaïda Gavrilovna, la femme d’Ordjonikidze.

19 En 1929, Boukharine est chargé de travailler dans l’appareil du Conseil supérieur de l’économie nationale et après la réorganisation de ce dernier, en 1932, au Commissariat du peuple à l’industrie lourde de l’URSS. A dater de mai 1933, il a dirigé le secteur de la propagande des techniques de production et de la recherche scientifique.

20 La purge du parti a eu lieu en 1933-1934 sur décision de la XVIe conférence du parti.

21 Pseudonyme de Staline au parti.

22 Il s’agit du XVIIème congrès du PC(b) de l’URSS.

23 Za Indoustrialisatsiou (Pour l’industrialisation), journal du CSEN, puis du Commissariat du peuple à l’industrie lourde. A paru entre 1930 et 1937.

24 En 1927-1928, Boukharine appelait à un mouvement plus pacifique et progressif vers le socialisme. Ce sont ces propos-là que l’on a taxé de « déviationnisme de droite ».

25 Il s’agit d’une ordonnance du commissaire du peuple à l’industrie lourde de l’URSS, Ordjonikidzé, évoquant l’amélioration des travaux de recherches dans ce secteur.


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