1920

Source : numéro 7 du Bulletin communiste (première année), 29 avril 1920.

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L'organisation de la force armée et la structure de la société

N.I. Boukharine


L'organisation de la force armée est toujours déterminée par le régime économique et politique sur la base duquel elle s'élève. Cette organisation n'est nullement quelque chose de figé ou d'immobile ; au contraire, on peut avec précision suivre l'évolution (et parfois la révolution) des formes d'organisation prises par ce problème. Il est facile de comprendre les causes fondamentales de ce phénomène. La société, avec ses types historiques changeants, est constituée à chaque moment donné selon un principe unique qui incarne, dans ses diverses parties, un seul et même « style ».

La base d'une société où règne l'esclavage est formée par les rapports de classes entre les propriétaires d'esclaves et les « outils parlants » dépourvus de tout droit. L'absence juridique de tout droit coïncide avec l'exploitation économique. La machine politique est construite comme la « structure économique » de la société. Et aux époques où les révoltes des esclaves menaçaient l'existence des propriétaires, l'armée était composée de « citoyens libres ». Les esclaves en étaient exclus. Ils étaient « indignes de porter les armes ».

Prenons un exemple plus près de nous : la société capitaliste. Sa base économique est constituée par les rapports entre le propriétaire, et l'ouvrier salarié qui n'a pas de propriété. Le régime politique reflète cette situation de telle sorte que, ou bien les ouvriers ne sont pas égaux en droits aux capitalistes, en principe et en fait, ou bien ils le sont en principe, mais non en fait. Dans l'un et l'autre cas, ce sont les bourgeois qui gouvernent, les ouvriers exécutent, se soumettent.

Les mêmes rapports sont constatés à l'armée. Les éléments qui économiquement sont les exploiteurs, sont les dirigeants ; à l'armée, ils sont les commandants et s'organisent dans ce que l'on appelle le corps des officiers. A ce point de vue, la fabrique capitaliste, toute institution de l'Etat comme le régiment de l'armée capitaliste sont construits sur un même type : les éléments des classes qui sont aux degrés supérieurs à la fabrique se trouvent aux degrés supérieurs aussi au régiment ou dans n'importe quel bureau. Au contraire, les éléments des classes qui se trouvent au bas de la hiérarchie de la fabrique sont aussi au bas de la hiérarchie au régiment et dans n'importe quel organe de l'Etat.

Il est facile de comprendre pourquoi l'on constate dans la société cette unité sui generis de l'architecture. Elle est la condition indispensable de la stabilité relative du type social en question. Sans cette unité, la société, en tant que système déterminé de rapports sociaux, s'écroulerait. Il résulte de ce qui précède qu'un système social donné est d'autant plus stable que son plan architectural intérieur a plus d'unité ; en d'autres termes, que la « superstructure »1 politique ou autre est mieux adaptée à la base économique.

C'est là aussi le critérium nécessaire à trancher la question de l'organisation des forces armées. Peu avant la Révolution d'Octobre, c'était un fait certain que la discipline avait disparu dans l'armée. Mais elle avait disparu exactement comme la discipline capitaliste dans n'importe quelle fabrique. L'ouvrier qui occupait la situation inférieure à la fabrique cessa d'obéir au capitaliste. La classe ouvrière revendiqua elle-même ses droits, d'abord au contrôle, puis à la direction des fabriques. Elle ne voulut et ne put plus travailler en obéissant au doigt et à l'œil de l'exploiteur. Mais de même que l'ouvrier ne pouvait plus travailler pour le capitaliste et lui obéir à la fabrique, de même il ne pouvait plus travailler pour lui et lui obéir à l'armée. Ainsi cette armée se disloqua. L'expérience des révolutions hongroise et allemande, aussi bien que de la révolution russe et en général de la révolution mondiale qui grandit, montre tout à fait clairement que le type capitaliste des rapports entre les hommes crève en même temps dans tous les domaines. C'est pourquoi l'espoir de maintenir la vieille armée est une vaine utopie, un non-sens absolu.

Examinons maintenant l'autre face de la question.

Quelle devra être l'organisation des forces armées lorsque le communisme sera complètement établi, c'est-à-dire lorsque fonctionnera une économie mondiale fraternelle et libre ? La réponse est évidente : Il n'y en aura aucune, car il n'y aura alors ni ennemi « extérieur », ni ennemi « intérieur » ; il n'y aura ni États, ni classes, il y aura l'humanité unique.

Mais entre le communisme mondial et la dictature du prolétariat, comme voie vers le communisme, il y a une série de stades intermédiaires. On peut imaginer, par exemple, une situation comme celle-ci : dans toute l'Europe, le communisme est établi presque complètement ; la production sociale est organisée, la bourgeoisie s'est depuis longtemps résignée, métamorphosée, elle a été assimilée ; les classes ont disparu ; les Européens sont devenus simplement citoyens de la société socialiste. Mais en Asie et en Afrique le capitalisme s'est développé, la bourgeoisie s'est armée et mène une politique impérialiste analogue à la bourgeoisie européenne déchue. Il est évident que dans ce cas une organisation des forces armées est nécessaire en Europe. Sous quelle forme ? Ici aussi la réponse est claire : L'organisation militaire de la société communiste où les classes ont disparu, mais qui doit lutter contre la bourgeoisie étrangère, doit être la milice socialiste formée par ce peuple entier ; c'est le type d'organisation des forces armées le plus libre, le plus parfait ; il est fondé sur la profonde conscience des membres de la société socialiste, égaux, psychologiquement fusionnés, et qui ne sont divisés par aucune cloison de classes. Ce qu'on appelle la discipline forcée ne joue ici presque aucun rôle.

L'armée de la dictature prolétarienne doit être distinguée de ce type d'organisation des forces armées. Elle appartient a la phase historique qui conduit au communisme mais qui n'est pas le communisme.

Ici la base économique n'est pas une économie sociale dirigée par une société sans classes, mais une économie sociale-politique dirigée par le prolétariat.

L'Etat n'est pas supprimé, mais c'est la dictature du prolétariat qui règne. On ne constate pas la disparition totale des classes, mais un état de guerre civile plus ou moins apparent ou plus ou moins latent, ou bien de lutte sociale qui se déroule sourdement. Dans ces conditions, l'organisation d'une milice populaire n'est pas opportune. Elle ne correspondrait nullement à la base économique ni au type de l'Etat soviétiste. Notre programme dit avec raison : « L'armée rouge, comme instrument de la dictature prolétarienne, doit nécessairement avoir un caractère de classe bien tranché, c'est-à-dire être composée exclusivement par le prolétariat et les couches prolétariennes de la population rurale qui lui sont proches ».

Si même dans une armée de ce genre, l'homogénéité de classe n'est pas complète, dans la mesure où cette absence d'homogénéité résulte de la différence existant entre le prolétariat — qui est le guide conscient de toute la révolution — et l'idéologie de petits propriétaires de la population rurale, l'hégémonie du prolétariat sera et doit être assurée premièrement par le corps des officiers prolétariens, à la formation duquel il faut viser, ce qui, aux termes de notre programme, est « l'une des tâches essentielles », et, deuxièmement par une discipline révolutionnaire de fer, que la phase de développement donnée rend indispensable. Celui qui connaît l'histoire de la révolution française sait comment s'organisa l'armée révolutionnaire.

La formation de l'armée doit évidemment être accompagnée de l'instruction militaire universelle de tous les prolétaires et semi-prolétaires et de la mise aux programmes des écoles des matières qui se rapportent à cette instruction. L'instruction militaire générale doit, aux premiers degrés du développement de la dictature, revêtir également un caractère de classe, et ne devient « populaire » que dans la mesure où se produit le processus de la disparition des classes. La détermination concrète des catégories qui doivent être instruites est une question de tact politique ; elle est dictée entièrement par le caractère du moment, par le degré de déformation des classes et de leur assimilation par le prolétariat.

C'est seulement dans ces conditions que le système de la dictature du prolétariat sera stable, et que l'armée rouge sera victorieuse.

Il va de soi qu'ici l'armée n'est pas « en dehors de la politique » mais doit être entièrement imbue de la politique communiste, et que l'œuvre d'instruction et d'éducation militaire de l'armée rouge doit être basée sur l'affermissement du sentiment de classe et l'éducation socialiste.

La phrase du théoricien de l'impérialisme allemand Clausevitz « la guerre est la continuation de la politique, mais seulement par d'autres moyens » est devenue un truisme. Mais elle n'en reste pas moins vraie, avec cette différence qu'aujourd'hui, à la politique de l'impérialisme, succède la politique du communisme victorieux, dont les armées rouges de la dictature prolétarienne sont l'instrument.

N. BOUKHARINE.

Note

1 Le traducteur du Bulletin communiste avait écrit « surélévation », mais de toutes évidences Boukharine a voulu employer le concept de « superstructure ». Nous n'avons pas le texte original, mais c'est aussi la traduction choisie pour la version anglaise de ce texte.


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