1920

Source : numéro 9 du Bulletin communiste (première année), 13 mai 1920. Une traduction anglaise de l'article avait déjà paru en janvier 1920 dans la revue américaine The Call.

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La société des Nations

N.I. Boukharine


Le vieux monde capitaliste, tout le système capitaliste mondial est ébranlé comme jamais il ne le fut. Le sort du veau d'or, le sort de la sainte propriété privée, des bourses, des banques, des cartels, le sort des dividendes et des rentes est en jeu. L'incroyable décomposition de l'appareil capitaliste, provoquée par le manque d'organisation de l'économie mondiale, qui a conduit à la guerre, la catastrophe sociale qui a déjà commencé, la révolution communiste, le soulèvement du prolétariat, tout cela met en question l'existence même du capitalisme.

Il est très certain que le monde capitaliste fera des efforts suprêmes pour se préserver de la chute complète. Ces efforts seront faits dans deux directions : 1° l'organisation du capitalisme mondial, après avoir écarté les collisions colossales entre les diverses parties du système capitaliste (l'égalité entre les grandes puissances) ; 2° l'écrasement du prolétariat (l'étranglement en commun de la révolution communiste).

Ce dernier effort du sinistre monde capitaliste, son dernier enjeu est « la Société des Nations », de Wilson.

Les conditions économiques et militaires de la Société des Nations

Les États actuels sont des organisations du capital financier dans sa forme supérieure, dans la forme du capitalisme d'État. C'est pourquoi on peut considérer toute grande puissance, qui ne représente pas seulement l'organisation politique du capital, mais aussi son organisation économique, comme un « trust capitaliste d'État ». Toute la vie économique mondiale est formée de tels trusts capitalistes d'État (grandes puissances) dont dépendent une quantité de pays exploités par eux. La concurrence entre ces trusts capitalistes d'État trouva son expression dans la guerre impérialiste.

Chacun sait que les trusts ordinaires qui se font concurrence, à un certain stade de leur développement et sous certaines conditions, arrivent à s'entendre. Ces ententes peuvent être très superficielles et passagères et n'avoir pour but que l'emploi d'une occasion donnée. Ils peuvent aussi être plus stables (syndicats), ils peuvent entraîner une complète fusion des entreprises dans un trust.

La question de l'entente des grandes puissances peut être posée ainsi : Les circonstances actuelles ont-elles créé les conditions nécessaires à la formation d'un cartel, d'un syndicat ou d'un trust des grands trusts capitalistes ?

Il faut d'abord répondre à cette question. Jusqu'à maintenant nous n'avions rien de ressemble à un syndicat de toutes les grandes puissances, ils ne groupaient qu'une partie d'entre elles. C'était les deux coalitions. D'après leurs devoirs, l'emploi passager d'une occasion, on peut les comparer à des cartels provisoires. D'après leur organisation, cependant, « unité de commandement », conférences économiques générales, plans politiques d'ensemble, etc., on peut les comparer à des syndicats. Une des deux coalitions fut vaincue dans la lutte de concurrence. La concurrence internationale en fut complètement changée. De nouveaux conflits apparaissent : Angleterre-Amérique, Japon-Amérique, France-Italie, etc.

Comment s'opérera maintenant le groupement organique ?

Des compromis entre concurrents sont généralement conclus quand il existe un équilibre relatif de leurs forces. Si une unité combattante a la supériorité, elle n'a aucune raison de conclure un compromis, car elle peut, sans partager son superflu avec personne, désarçonner ses adversaires.

La supériorité colossale des États-Unis, qui sont renforcés tant au point de vue économique et financier qu'au point de vue militaire, ne fait aucun doute. Cependant, la situation actuelle corrige essentiellement cette supériorité. La question concrète de la liquidation de la guerre et du partage immédiat du butin presse les Alliés et l'Amérique. Au sein de ce problème du partage se cachent les plus grandes possibilités de conflit. Cela ne peut-il pas donner immédiatement l'occasion d'une deuxième guerre mondiale ? Laissons momentanément la question de l'impossibilité sociale d'une nouvelle guerre. Voyons-en seulement les conditions économiques et militaires.

Il est clair que la maîtrise de l'Amérique créerait immédiatement un bloc de tous, y compris le Japon, contre l'Amérique. Toutes les puissances européennes dépendent actuellement de l'Amérique, en particulier au point de vue économique. L'épuisement de l'Europe est si grand que sans l'exportation américaine (blé, matières premières, machines, produits chimiques, etc.), l'industrie et l'agriculture européennes seraient aux prises avec les pires difficultés. D'autre part, cependant, la maîtrise de l'Amérique provoquerait une alliance des vieilles puissances d'Europe avec le Japon. Ce n'est pas une force négligeable, elle serait capable de se défendre assez pour mettre l'armée américaine de France dans une dangereuse situation. L'Amérique pourrait peut-être vaincre, d'entente avec le Japon. Mais c'est précisément avec ce dernier que les relations sont les plus tendues. En outre, la croissante industrie de guerre d'Amérique, qui fut le fournisseur d'armes du monde entier, menace de miner aussi la vie économique des États-Unis. Des signes d'épuisement peuvent aussi être constatés dans le pays des milliardaires. La guerre mondiale a montré que ses besoins sont immenses. Le capitalisme mondial, pour se guérir et se réparer, a besoin maintenant d'un temps de répit sans lequel il disparaîtrait ; les filous américains le comprennent bien.

C'est pourquoi le partage du butin doit se faire à tout prix. La réparation du monde capitaliste, des grandes puissances, n'est possible qu'à la condition d'exploiter immédiatement et intensivement le butin. Les colonies et demi-colonies doivent être exploitées à toute vapeur sous le fouet des grandes puissance. C'est « la condition économique » la plus importante pour la renaissance du trust capitaliste d'État.

Dans ces circonstances, une entente entre les gros voleurs est nécessaire. C'est une assurance contre la déconfiture commune. Une autre question est de savoir si elle se réalisera ou non. Sans elle le monde capitaliste sera plus vite à terre.

Quelle sera cette entente ?

Elle sera une chose intermédiaire entre le cartel provisoire et le syndicat. Bien que l'entente vienne de la nécessité d'utiliser une occasion donnée, elle aura cependant pour tâche une répartition des marchés d'après un plan, une réglementation de l'exploitation et la fixation de normes pour les parts du profit qui doivent revenir à chaque trust capitaliste d'État.

Au sein de ce syndicat, l'Amérique jouera le premier violon. Les petites nations seront bien reçues dans la « ligue » comme un gros actionnaire en reçoit un petit qu'il veut duper. Par une semblable « libre détermination », la France reste aussi isolée dans la Ligne des Nations (c'est pourquoi la « politique française » était pour le système de « l'équilibre » des puissances et non pour la « ligue »), tandis que les États-Unis jouiront en « paix » des fruits de la victoire

La tentative d'écarter le danger d'une nouvelle déclaration de guerre immédiate qui donnerait le coup de grâce au régime capitaliste dans les circonstances actuelles, équivaut donc aussi à une tentative d'organisation du capitalisme mondial.

Les conditions sociales de la Ligue des Nations

La nécessité d'une entente est rendue plus indispensable encore par la banqueroute sociale du système capitaliste. Cette banqueroute s'exprime par une fermentation révolutionnaire remarquable partout, dans les armées, dans la classe ouvrière et finalement dans les faits, car il existe delà des « corps étrangers » dans le système capitaliste, un édifice foncièrement ennemi, la République des Soviets du prolétariat russe.

D'un autre côté, le système impérialiste des grandes puissances est menacé très ouvertement par le mouvement national des colonies, qui prendra des formes d'autant plus vives que le mouvement ouvrier continental progressera avec plus de succès. Pour l'Angleterre, l'Irlande, les Indes et l'Égypte forment un danger presque aussi grand que le mouvement communiste allemand ou les démonstration de ses soldats révolutionnaires qui se soulèvent contre le gouvernement. C'est pourquoi la tâche immédiate du capital international est la sainte alliance contre le prolétariat et la solution la plus rapide possible de la question coloniale.

On ne doit pas oublier que la Ligue des Nations n'est en réalité aucune ligue des « peuples », mais une ligue des grands trusts capitalistes. Contre cette organisation s'élèvent la classe ouvrière et les colonies exploitées qui sont l' « objet des soins » des bandits du gros capital.

On peut voir que l'organisation internationale des grands États capitalistes prévoit, comme première tâche, l'organisation d'une police internationale, c'est-à-dire d'une garde blanche internationale qui sera envoyée contre le prolétariat et les colonies qui ne montreront pas assez de patience pour supporter la sainte exploitation du dieu du pillage impérialiste, du président Wilson.

Tout pouvoir d'État est une machinerie d'oppression dans la lutte de classe. A l'heure actuelle, au moment de la guerre civile, on ne peut parler que d'une manifestation plus aiguë de celte fonction du pouvoir d'État ; c'est pourquoi, il ne peut y avoir maintenant qu'une dictature du prolétariat ou une dictature de la bourgeoisie. Dans la Société des Nations nous voyons une tentative hardie de fonder une dictature du capital financier sur une échelle internationale et interétatique. Les forces militaires qui seront libérées grade à l'entente, seront transportées par les Etats bourgeois sur le front de la guerre civile mondiale et de la lutte contre les colonies.

L'écroulement final du système capitaliste sera provoqué par la victoire du prolétariat. Il a sa cause dans la lutte de classe. On peut donc comprendre combien, dans notre époque de tempête et de révolte, le besoin d'une entente est grand dans le monde capitaliste. La situation économique du capital l'oblige déjà à s'unir ; mais la menace de la part de la classe ouvrière rend cette union d'autant plus nécessaire. La Société des Nations, cette société par actions pour le pillage du monde, prend le caractère d'une « sainte alliance » contre le prolétariat. A la classe ouvrière elle n'apporte pas la paix, mais l'épée.

L'idéologie de la Ligue des Nations

Au moment d'un soulèvement des masses, tel qu'on n'en a encore jamais vu, il est impossible de les tenir en bride seulement à l'aide des baïonnettes. Il faut encore les tromper systématiquement, sans quoi la domination du capital est ruinée.

C'est pourquoi les créateurs de la Ligue des Nations, dès le début, ont préparé une sauce agréable à leur sale denrée. Déjà le nom de Société des Nations est une tromperie. Une même tromperie sont les autres noms retentissants donnés à la Société « Alliance des Peuples », « Ligue de la paix », « Ligue universelle », etc.

On doit relever le fait que Wilson, Lloyd George et Cie, les responsables de te guerre, spéculent ouvertement sur la paix. « La Ligue des Nations, disent-ils, a pour but la paix générale. » Toutes les questions seront tranchées « pacifiquement » par les « Nations ». Celui qui n'obéit pas est un ennemi de la paix et doit être amené à la « raison » par la police internationale.

M. Taft déclarait que la Société des Nations devrait aussi sauvegarder l'union sacrée. Par conséquent celui qui lève la main contre le capital est un perturbateur de la paix des peuples, un ennemi de la paix et doit être anéanti.

C'est la sauce dans laquelle on veut noyer le bolchevisme mondial. La déclaration de l'Entente à propos de l'île des Princes avait le même but : « Arrêtez votre offensive ou nous vous envoyons la police internationale sur les talons. »

Un autre point du programme est aussi en relation avec cela.

C'est le cri de l'impérialisme bolchevik. Le président des États les plus impérialistes, le premier ministre du roi d'Angleterre, tous les fripons de l'impérialisme deviennent d'un coup les plus furieux adversaires de l'impérialisme. Ils appellent la victoire du socialisme : l'impérialisme bolchevik !

Enfin dans le réseau des tromperies, on a introduit encore un certain opportunisme. Le président Wilson déclarait par exemple que le temps est passé où les classes riches dirigent tout. (Ainsi parle le président d'une république dirigée par deux banques.) On peut en conclure que là où c'est utile les opportunistes seront soutenus contre les communistes, de sorte que la lutte contre la révolution prolétarienne sera une lutte sournoise à côté de la lutte ouverte.

C'est le dernier enjeu du capital. Il est très probable que les capitalistes arriveront à s'entendre. Ne nous faisons pas d'illusions, de grandes batailles nous attendent encore. Et toute union de nos ennemis, quel que soit le noble masque sous lequel elle se produit, est un danger direct pour la classe ouvrière.


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