1917

Cette publication (Biblographie de Wladislaw Hedeler 197) est la traduction d'époque (1918, Edition Universa, Genève) d'un texte qui est paru en russe et en allemand sous des titres et avec des dimensions variables… En 1917 (WH 68), La lutte des classes et la Révolution en Russie (en russe) est un texte de 48 p. qui est réédité en 1919 avec 56 puis 155 p. Il est traduit en allemand (à Zürich) en 1918 (WH 220), sous le titre : Vom Sturze des Zarismus bis zum Sturze der Bourgeoisie (84 p.) et, lors de sa réédition berlinoise de 1919, il semble composé de deux parties : Der Klassenkampf und die Revolution in Rußland (pp. 7-55) et Von der Diktatur des Imperialismus zur Diktatur des Proletariats (pp.55-104). Ce texte est, semble-t-il, la deuxième partie du récit de la révolution écrit par Boukharine. Il commence en juillet 1917, après quelques moments difficiles pour les Bolcheviks.
Il est reproduit tel quel, en ne corrigeant que des coquilles ou des fautes d'orthographe involontaires, mais sans toucher à quelques barbarismes originaux.

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De la dictature de l'impérialisme à la dictature du prolétariat

(extrait de La lutte des classes et la Révolution en Russie)

N.I. Boukharine


A la glorieuse mémoire des ouvriers et soldats de Moscou fusillés par les assassins bourgeois dans les grandes journées d'octobre.

La contre-révolution se hâte trop de fêter sa victoire. Les balles ne nourrissent pas les affamés. La cravache des cosaques ne sèche pas les larmes des mères et des épouses. Ni les chaînes, ni les nœuds coulants n'épuisent la mer des souffrances. La baïonnette ne calme pas les peuples. Les ordres des généraux n'arrêtent pas la débâcle de l'industrie.

Ainsi parlait le manifeste des bolchéviki de juillet, publié le 12 août, le jour de la convocation de la Conférence de Moscou.

Il ne s'était pas passé trois mois depuis la victoire de la clique impérialiste, où les galons des généraux et les coffres-forts incombustibles des banquiers étaient devenus le symbole du gouvernement russe de pair avec la pique cosaque et les tribunaux « à tir rapide », lorsqu'un bond dialectique de l'histoire renversa complètement l'ancien rapport du « peuple » au pouvoir. Dans l'incendie d'une affreuse guerre civile, le front impérialiste a été enfoncé par la poussée vigoureuse de la masse des ouvriers et des soldats. La « poignée d'espions allemands », comme les bourgeois haineux appelaient les chefs du prolétariat, a été portée par la vague révolutionnaire au sommet de l'appareil nouveau du pouvoir des Soviets. La dictature de l'impérialisme s'est changée en dictature du prolétariat et des soldats-paysans, qui ont saisis leurs ennemis de classe dans leurs mains de fer.

De cette façon la révolution russe a passé à une phase nouvelle, la phase de la révolution socialiste. Les millions d'hommes dont se composent les classes laborieuses sont entrés en mouvement ; par leur soulèvement victorieux, ils ont provoqué en même temps une incroyable exaspération de la part de toutes les couches de la société, liées au capital financier.

La chute du régime impérialiste a été préparée par toute l'histoire précédente de la révolution. Mais cette chute et la victoire du prolétariat appuyé par le peuple pauvre des campagnes, victoire qui a ouvert des horizons inappréciables à l'univers entier, n'est pas encore le commencement d'une époque organique. La résistance de la bourgeoisie est seulement transportée dans d'autres centres et un autre milieu, et le pouvoir prolétario-paysan est placé devant la nécessité de briser cette résistance à quelque prix que ce soit.

Le capital international qui à tous les carrefours lance l'anathème sur « la grande émeute » des ouvriers et des soldats, soutient par tous les moyens la lutte armée de la contre-révolution et la « sape lente » des intellectuels et de leurs protecteurs par patriotisme. Et devant le prolétariat se pose, plus aigu que jamais, le problème de la révolution internationale.

Mais les hommes ne se posent que des problèmes qu'ils peuvent résoudre. Tout l'ensemble des rapports qui se sont formés en Europe, mène à cette fin inévitable. Ainsi la révolution permanente en Russie se transforme en révolution européenne du prolétariat, armé par ce même État impérialiste sur la tête duquel il lève déjà le couteau luisant de la guillotine.

Le ministère « indépendant ». — La Conférence de Moscou.

La victoire de la contre-révolution lors des journées de juillet a abouti à un ministère formé de ministres ne « dépendant de personne, que de leur conscience », c'est-à- dire tout simplement dépendant complètement du capital. L'organe officiel de Milioukov, Retch, l'a déclaré urbi et orbi : « Les exigences des cadets — écrivait ce journal — ont certainement été posées à la base de l'activité du gouvernement tout entier... C'est justement pour cela, puisque les exigences fondamentales des cadets ont été acceptées, que le parti n'a pas cru possible de poursuivre la discussion pour des différenciations spécifiques de parti. »

Mais la forme où s'est moulée la victoire effective de la contre-révolution ne fut pas une forme de gouvernement purement cadet, mais l'instauration du régime bonapartiste de Kerensky.

Les événements de juillet, qui constituèrent un moment critique de la lutte révolutionnaire, ont été en fait un demi-soulèvement contre la bourgeoisie. La masse des ouvriers et des soldats, poussée par la politique du gouvernement, est sortie dans la rue, mais elle n'était pas capable alors d'une action décisive. Le parti prolétarien, qui déjà, à cette époque, avait conquis les sympathies des ouvriers et des soldats pétersbourgeois, comprenant toute la complexité de la situation et le caractère désespéré du soulèvement, se prononçait contre l'action. Cette dernière a pris ainsi le caractère indécis d'une démonstration à demi-pacifique.

Si l'action de juillet fut un demi-soulèvement, en revanche la victoire de la contre-révolution a été dans une certaine mesure aussi une demi-victoire. Les ultra-impérialistes ne purent organiser la boucherie, malgré tous leurs efforts. L'offensive de la contre-révolution commença sur le front entier. Mais les forces du patriotisme de clinquant des fabricants et des manufacturiers, malgré la protection des cravaches cosaques, des mitrailleuses, du contre-espionnage et de l'appareil judiciaire tsariste, n'en furent pas moins insuffisantes pour sucer définitivement à mort le prolétariat et la garnison. La contre-révolution n'était pas encore assez forte pour disperser les Soviets, alors que les Soviets étaient déjà trop faibles pour mener une contre-attaque décisive et puissante : traîtres au prolétariat, le sceau de Caïn sur le front, ils souffraient maintenant eux-mêmes sous le fardeau des suites de cette trahison. Ils s'étaient transformés en un paravent, en une forme décorative derrière laquelle se cachait un contenu réactionnaire. Mais la démocratie authentique — la démocratie ouvrière en premier lieu — était, elle aussi, hors d'état de rejeter en arrière par un coup subit l'impérialisme dont l'impudence croissait sans cesse: car elle était, sinon complètement en déroute, du moins affaiblie et temporairement désorganisée.

Ainsi s'était créé cet équilibre relatif des forces sociales qui forma une base au bonapartisme russe.

Le bonapartisme est caractérisé par le fait que des individus distincts acquièrent une importance hors de toute proportion avec leur rôle réel. Ils ne possèdent pas de base sociale autonome comme appui. Mais c'est à eux néanmoins qu'appartient le pouvoir dans l'État. La personnalité du bonapartiste peut avoir de l'importance par elle-même … tel fut Napoléon Ier, tel fut César. Mais elle peut être misérable et méprisable par essence, telle la personnalité de Napoléon III, ce « passager sur le trône royal », ou telle encore celle de Kerensky. Dans l'un et l'autre cas cependant, le sens social du bonapartisme reste le même : il exprime une forme cachée de la victoire de la contre-révolution, le dernier degré avant le pouvoir tout nu, découvert, de la clique réactionnaire. Subjectivement, le bonapartiste s'imagine qu'il se tient entre les classes, utilisant pour soi la lutte des classes, « tirant des bordées » entre les classes. Objectivement, il n'est que l'instrument des classes possédantes, qui l'utilisent. Dans ces conditions, ce qu'on appelle la lutte sur deux fronts est la lutte cachée du front contre la révolution.

Ordinairement, le héros du jeu bonapartiste est un renégat. Il doit passer d'abord par un stage démocratique donné, avant que d'être reçu dans les salons politiques des dominateurs du monde. Il lui faut l'auréole du « héros populaire », du «sauveur de la patrie». Il lui faut la popularité parmi les masses, les ovations et « l'amour du peuple ». Cela peut être un aventurier au passé suspect, ou un révolutionnaire honnête dans le passé, se tournant vers un présent suspect ; cela peut être un civil qui devient un militaire, cherchant à se créer une garde prétorienne, ou un militaire qui s'empare des affaires civiles; cela peut être un homme d'action, qui, par ses « exploits », met en valeur son héroïsme, ou un héros phraseur, un charlatan de la langue, laquelle se meut d'autant plus vite que plus grande est l'infirmité intellectuelle de son possesseur. Mais il faut absolument qu'il « sauve ». Le rôle du libérateur-messie, — voici l'étiquette professionnelle de tout bonaparte.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que, lorsque le capital financier eut besoin d'un homme de paille, cet homme ait été Kerensky. Il renfermait en lui les éléments nécessaires pour que l'aristocratie de l'argent apposât bienveillamment sur ce « démocrate » le sceau de son approbation et de sa reconnaissance. Dans le passé — révolutionnaire, mais pas des plus fermes ; héros de la révolution du printemps avec ses élans sentimentaux et sa fraternisation des soldats-paysans avec l'agrarien Rodzianko; cabotin et phraseur jusqu'à la moelle des os, qui sait et pleurer et rire, et s'arracher tragiquement les cheveux et embrasser la terre — lorsque les circonstances l'exigent ; favori du grand public et aventurier qui promet ; spécialiste de la prostitution de la révolution, qui abrite habilement le pillage impérialiste sous le drapeau rouge ; poltron qui traite bravement ses adversaires politiques de poltrons ; membre du parti socialiste, qui en élude à chaque pas les dispositions ; créature des « organes plénipotentiaires », qui au fond se moque de ces organes ; homme qui a sauvé Nicolas II de la peine de mort, mais qui a introduit, pour des considérations « démocratiques », la peine de mort pour les soldats ; partisan de la révolution, qui soufflette cette révolution à la face ; ennemi de l'impérialisme allemand, qui vend sous « la sauce révolutionnaire » le sang des soldats russes à l'impérialisme anglais, et qui, derrière les coulisses de la diplomatie secrète, rampe à genoux devant le capital allié ; enfin, libérateur juré de la patrie, qui ne prononce le nom de celle-ci qu'avec un enrouement plein de vénération, magicien et enchanteur, qui par les attributs de la splendeur impériale fait habilement apercevoir le chemin du salut, — n'était-ce pas là le petit homme convenant aux industriels unifiés et aux gros bonnets des exploitations minières, aux maraudeurs et aux spéculateurs, aux endosseurs des commandes de l'Etat et des gros dividendes, aux grands rentiers et aux agrariens, aux propriétaires d'immeubles et aux cocottes, aux chevaliers de la Bourse et aux archevêques de l'Eglise orthodoxe !

Le pouvoir bonapartiste de Kerensky devait servir de pont transitoire pour le sauvetage des bénéfices capitalistes et de la rente foncière hors des atteintes des ouvriers et des paysans. Entre le peuple et le bloc des grands propriétaires, ce pouvoir a pris le rôle d'un arbitre, d'un « pouvoir omni-national » qui était censé se tenir au-dessus des classes, mais qui dans les replis des chancelleries de ministère, agiotait avec les ennemis déclarés du peuple. Les sommités de la bancocratie pensaient déjà parvenir à l'établissement de leur domination inexpugnable, en passant par le pont du régime de Kerensky. Cependant, ils n'avaient pas escompté une circonstance, qui différenciait essentiellement le fruit hâtif du bonapartisme russe de ses modèles de l'Europe occidentale. A l'Occident, le bonapartisme poussait, alors que les problèmes posés par la révolution étaient déjà résolus ; et le bonapartisme « suo-modo » de Kerensky crût à une période où presque tous les problèmes de la révolution attendaient d'être résolus : les paysans commençaient déjà à perdre patience, ne recevant pas la terre ; les ouvriers et toutes les couches pauvres souffraient cruellement de la désorganisation ; toutes les classes inférieures de la ville et de la campagne, avec la masse des soldats, avaient soif de paix. En un mot, les aspirations subjectives des larges masses du peuple, comme la situation objective des affaires, ne pouvaient être résolues par les méthodes dont disposaient Kerensky avec le Milioukov-des-Dardanelles qui regardait derrière son dos. La faillite de cette politique était inévitable, et elle arriva plus tôt que l'on ne pouvait s'y attendre.

Le gouvernement « indépendant » proclama solennellement la paix civile, et, comme il sied à des prostitués de la révolution, déclara que « toute l'invincible puissance de la révolution russe serait employée au salut de la Russie et à la restauration de son honneur souillé par la lâcheté et par une honteuse poltronnerie ».

Par « salut de la Russie » ces messieurs entendaient le service du capital. Par « honteuse poltronnerie », — l'esprit révolutionnaire des soldats, qui en dépit de la peine de mort marchaient contre leurs bourreaux. Par « puissance de la révolution», — les assauts furieux d'une bande de contre-révolutionnaires. Comment les dirigeants bourgeois n'auraient-ils pas employé comme troupes de couverture un « pouvoir révolutionnaire » aussi excellent !

Lutte contre la révolution sous le pavillon de la lutte avec la contre-révolution — telle était l'essence de la politique du gouvernement «indépendant ». La presse bourgeoise, avec ses mercenaires hautement qualifiés, prêchait sur tous les tons, de pair avec la théorie de l'espionnage, la théorie de la « contre-révolution de gauche », encourageant avec bienveillance — et quelquefois même les grondant un peu — les adroits serviteurs des appartements ministériels. « La contre-révolution — écrivait le journal des millionnaires moscovites, le Rousskoïe Slowo, — est venue de nos jours, non du côté dont on l'attendait selon la théorie et l'habitude, non de droite, mais de gauche, non des bourgeois, mais de la part de l'extrême aile gauche de la révolution russe » (Rousskoïe Slowo du 6/19 VIII 1917). Et pour cette raison, vive la lutte avec la « contre-révolution » !

Voici la directive que donnaient au gouvernement indépendant les dirigeants de la banque, de la bourse et des syndicats. Au Congrès du commerce et de l'industrie de Moscou, le millionnaire et le mécène bien connu Riabouchinsky mit ouvertement en avant un programme cynique pour l'étranglement criminel de la révolution, la dissolution des Soviets, le blocus de la classe ouvrière par la faim.

« Notre Gouvernement Provisoire — a déclaré Riabouchinsky — se trouvait sous l'influence de personnes étrangères. En fait, nous étions dominés par une poignée de charlatans... Le pouvoir ne favorise pas les classes commerçantes et industrielles... Il est nécessaire que l'Etat se place un tant soit peu (!) au point de vue de la classe commerçante et industrielle. Le gouvernement doit être bourgeois par ses pensées et bourgeois par ses actions... Il est possible que pour sortir de cette situation, il soit nécessaire de faire appel au bras décharné de la faim, à une misère du peuple qui saisisse à la gorge les faux amis du peuple, les Soviets et les comités démocratiques ». Les applaudissements furieux des gros porte-monnaies couvrirent ce discours véritablement cannibale. Et c'est dans ce discours que le gouvernement du bonapartiste puisait déjà son inspiration.

Si durant la période des « gouvernements dépendants » la bourgeoisie financière et capitaliste avait eu recours au sabotage organisé, en cet instant, alors que l'appareil de l'Etat était en fait tombé entre ses mains à elle, elle décida, par des coups simultanés dans le domaine politique comme dans le domaine économique, de s'assurer la consolidation de sa victoire.

Déjà en juillet avait eu lieu le Congrès des treize organisations d'entreprises les plus importantes avec, en tête, le Conseil des Congrès des Banques par Actions, rois du naphte et du sucre, barons de la houille et marchands de bois, « as » des chemins de fer et monopolisateurs du cuir, empereurs de la métallurgie et fabricants de papier, — tous ils en vinrent à la conclusion unanime, qu'une union panrusse du capital était nécessaire. Ainsi surgit le « Comité Principal de l'Industrie Unifiée », alias « Comité de Défense de l'Industrie ».

Cette « Défense de l'Industrie », après plus ample examen, se réduisait à l'attaque contre les ouvriers. Après la défaite du parti prolétarien en juillet, le grand capital se délectait déjà d'avance de la restauration de l'autocratie dans les fabriques ci les usines, où les organisations des ouvriers révolutionnaires avaient bridé leurs propres seigneurs. Le programme du capital financier fut formulé brièvement et clairement par son organe officiel L'Industrie et le Commerce : « Restauration de l'ordre dans les fabriques et les usines », « Discipline de fer à l'arrière et sur le front » (Industrie et Commerce, n° 26-27). En se fondant sur cette « base », messieurs les industriels espéraient bien bâtir une superstructure correspondante, limitant le salaire des ouvriers, s'assurant des dividendes maxima, introduisant pour les ouvriers le travail obligatoire des forçats et faisant comprendre aux ouvriers que « le pouvoir ferme était ressuscité ».

Les sycophantes, savants ou non, des classes dominantes qui, à la solde du capital, se sentent aussi bien que l'Israélite dans le sein d'Abraham, complétaient et « motivaient » ce programme. Le chien de garde des intérêts des propriétaires fonciers, le professeur Migouline, le même qui dans son livre Pour le Tricentenaire de la maison des Romanoff, léchait tour à tour les bottes de tous les représentants de cette « maison », excusez-moi d'en parler, ornait les pages du Nouvel Economiste de ses exigences d'une discipline militaire pour les chemins de fer et par sa défense du Droit fondamental de l'homme et du citoyen, — le droit à la propriété. Et la presse développait déjà des plans de châtiments et de répression in concreto...

Le Gouvernement Provisoire « correspondait » d'une façon assez réussie à ce programme. Il est vrai qu'il ne sortait pas d'un état permanent d'accablement, et que son caractère provisoire ne contredisait nullement le caractère permanent de cet accablement. Chaque séance presque du gouvernement s'achevait d'une façon tragique : il était arrivé une délégation du front — son rapport produisait une « impression accablante » ; on annonçait des délits forestiers, — le gouvernement en était « accablé » ; les bolchéviki obtenaient des succès — le gouvernement en était « accablé » ; les paysans exigeaient de la terre — il en était de nouveau « accablé »; les ouvriers se mettaient en grève — cela agissait « péniblement » sur le gouvernement. Les comptes rendus de toutes ses séances s'achèvent sans exception par ces mots. Ça aurait pu être une tragédie, si en réalité ce n'eût été une comédie. Car l'accablement du gouvernement ne l'empêchait par extraordinaire en aucune façon de réprimer le peuple ainsi que l'exigeaient le capital et la grande propriété foncière.

Contre les paysans, le gouvernement de Kerensky partit en guerre au moyen d'arrestations, d'expéditions, de répression, de jugements. On jugeait pour la transgression des vieux traités du temps du servage et pour la mise à exécution des instructions de Tchernov ; on mettait en prison les paysans ordinaires et les délégués aux comités terriens ; on arrêtait les simples membres et les présidents de ces comités. Les uns et les autres échouaient au banc des accusés et allaient peupler les appartements gratuits de sa nouvelle « Majesté ». C'est ainsi que le pouvoir réprimait dans les gouvernements de Pskov, Moguilev, Podolie, etc., oubliant sans doute de penser à la socialisation des terres qui figure dans le programme du parti présidé par Kerensky. Ici s'est dévoilé avec une extrême clarté le sens social du pouvoir bonapartiste. En apparence — le gouvernement « moujik » d'un socialiste paysan. En réalité — le poing rapace du capital usurier. En paroles — terre et liberté. En fait — la défense armée de la propriété agraire. « En principe » — la libre initiative des organisations paysannes. En réalité — la camisole de force, le tribunal criminel et les policiers de province.

Contre les ouvriers, on menait la politique qu'exigeaient les industriels unifiés. Ceux-ci ne pouvaient encore prendre le prolétariat à la gorge. Mais presque tous les produits de l'activité législative dans le domaine économique se ramenaient à toutes sortes de chausse-trappes posées par le pouvoir d'Etat impérialiste aux ouvriers « négligents » qui se hasardaient à porter atteinte au droit sacré utendi et abutendi.1

Encore moins dissimulée fut l'offensive contre les organisations politiques du prolétariat et contre ses « droits et franchises ». La presse a été mise presque hors la loi, les assemblées abandonnées à la disposition de deux ministères, la Guerre et l'Intérieur. Le parti prolétarien a été serré dans l'étau d'une position spéciale, laquelle empirait à mesure que les administrateurs zélés avaient plus de liberté d'initiative. Et, comme résultat d'un aplatissement sans exemple devant les pillards de la guerre mondiale, et du triomphe d'un byzantinisme servile, les législateurs du Palais d'Hiver annoncèrent au monde entier une nouvelle loi sur les offenses faites aux Majestés étrangères et à leurs représentants, châtiant de prison toute révélation du pillage international !

L'armée paysanne partagea le sort du peuple entier. Elle fut livrée par le « démocrate » Kerensky au bon plaisir et aux déprédations des généraux du tzar, qui organisèrent dans le quartier-général l'état-major de la contre-révolution armée. « Discipline de fer », c'est-à-dire féroce répression des soldats; justice militaire de campagne à tir rapide, que les traîtres à la révolution avaient le front et l'audace d'appeler révolutionnaire ; calomnie systématique la plus éhontée des soldats, organisée par le même quartier-général, tout cela se mêla en un peloton de boue et de sang, au moyen duquel on pensait étouffer l'esprit révolutionnaire de l'armée.

La dictature impérialiste, qui dans la personne de l'aventurier créé par la « révolution », avait posé sa botte ensanglantée sur le pays entier, se fit sentir aussi sur les régions frontières. Etait-il possible, en effet, d'oublier le grand droit des nations à l'autodétermination ? Et par la démonstration de ce droit, les filous du « démocratisme » dispersèrent la Diète finlandaise, la menaçant de la force armée, et en Ukraine mirent en avant une argumentation sous forme de cuirassiers pour le plus grand triomphe de la «liberté et de la révolution ».

En même temps que l'impérialisme russe montrait les dents à ses colonies, sous le couvert du secret diplomatique, Kerensky et Terechtchenko jouaient la dégoûtante comédie de la vente aux enchères de leur passé socialiste, s'entendant avec Lloyd George au sujet de la liquidation de la Conférence internationale des social-patriotes à Stockholm. Ayant déchiré, derrière les coulisses des secrets d'Etat, le malheureux projet des « socialistes », Lloyd George déclara au nom des quatre puissances de l'Entente, que les passeports pour la Conférence ne seraient pas donnés, car « au moment où en Russie l'on prend les premières mesures pour rétablir la discipline et pour enrayer la fraternisation sur le front, rien ne saurait être plus nuisible qu'une Conférence avec la participation de sujets ennemis».

Et l'accompagnateur temporaire de l'impérialisme britannique en Russie annonça solennellement que la «décision des questions de la guerre et de la paix lui appartenait à lui seul, en union étroite avec les gouvernements des pays- alliés. »

Si le gouvernement central de l'Etat incarnait déjà la dictature impérialiste, par cela même une large carrière s'offrait à la mobilisation des forces contre-révolutionnaires. Pour autant que le vieil appareil tzariste (l'Okhrana, transmuée en contre-espionnage, comprenant les juges, les fonctionnaires, tout ce que l'on appelait l' « administration », les généraux et les officiers) existait encore, pour autant qu'il n'avait pas été réduit en miettes par la révolution du printemps, il recommença à fleurir, absorbant les sucs vivifiants de la réaction. A son aide arrivaient les volontaires de la bourgeoisie, la presse, les cellules contre-révolutionnaires multipliées, les conférences et les congrès de toutes les espèces, les organisations monarchiques demandant une « république », et les cercles « républicains » réclamant à grands cris une monarchie, les conspirations des généraux et des Pères de l'Eglise, des chevaliers de la croix militaire de St-Georges et des « as » de l'industrie, des agrariens-propriétaires-fonciers aux cheveux gris et des casse-cous junkers et banquiers, des grands seigneurs à hémorroïdes et des « hardis cosaques ».

Toutes ces personnalités, ces groupes, ces organisations et ces sociétés, teintées de la couleur noir-vert de la réaction bourgeoise, exprimaient par elles-mêmes le bloc des possédants, le « parti de l'ordre » unifié, qui marchait en rangs serrés contre le parti du soulèvement prolétarien. Le centre d'affaires organisateur de cette clique fut ce que l'on appelait la « conférence des hommes politiques de Moscou », dirigée par les millionnaires avec en tête Rodzianko et Riabouchinsky ; parmi les savants consultants qui se mirent à leur service, se trouvait, entre autres, toute la « troupe des hommes célèbres » : « l'auteur du premier manifeste social-démocrate » prof. Strouvé ; le spécialiste de la philosophie idéaliste prof. Novgorodsev, qui mit l'impératif catégorique de Kant au service des bourreaux, de Kerensky et des coffre forts des Riabouchinsky ; le prof. Boulgakov, marxiste transformé en un « Père savant » qui par erreur ne portait pas la soutane ; M. Berdiaev, unissant adroitement le culte de l'Aphrodite Céleste au culte du métal d'origine des plus terrestre — les mots « Bildung und Besitz » ( « les hommes cultivés et les possédants » ), « union de la science et de l'industrie », formèrent pour ainsi dire le rempart de l'offensive décisive qui se préparait. Ces hommes s'unirent, représentant la « force militaire », les généraux du tsar et les chefs des Cosaques.

Les institutions centrales du parti de la liberté du peuple, ce parti classique du capital financier et de l'impérialisme russe, constituèrent l'état-major des idées et de la politique de la contre-révolution.

La banque domine maintenant les syndicats, la Bourse, le commerce et l'industrie. Et, comme la petite industrie dépend actuellement de la grande et qu'en même temps eüe dépend des banques, comme les propriétaires d'immeubles et les petits-bourgeois, les propriétaires fonciers et les manufacturiers, les rois des trusts et les loups de Bourse sont tous soumis à l'hégémonie du capital — leurs groupements politiques sont devenus seulement un appareil de secours du parti dominant de tous les possédants exaspérés, du parti de la « liberté du peuple ». L'étendard vert de l'espérance en la conservation de l'ordre capitaliste, contre l'étendard rouge du socialisme !

Le coup décisif que la réaction voulait porter à la révolution, devait s'abriter sous le pavillon « omninational ». Il fallait accommoder les « conquêtes » du capital à la sauce de « l'ordre et la patrie ». Il fallait créer l'apparence d'une sanction omninationale pour le coup d'Etat définitif qui arrivait, pour la restauration et le retour à la monarchie, à laquelle les « républicains » de mars aspiraient comme le poisson aspire à l'eau. Il fallait enfin se créer une base solide d'organisation. Ainsi naquit l'idée de la Conférence d'Etat de Moscou, des nouveaux Etats généraux, où les « cadavres » de la Douma d'Empire devaient saisir à la gorge la révolution russe.

A mesure que la bourgeoisie se consolidait, ses appétits croissaient toujours davantage. Maintenant les sommités bourgeoises trouvaient déjà insuffisante la politique de Kerensky et de sa clique. Kerensky personnifiait sa dictature. Mais Kerensky était un étranger, échoué dans la bourgeoise. Kerensky servait le capital sans y être forcé, pour ses propres intérêts. Mais Kerensky avait des « péchés de jeunesse ». Kerensky était prêt à lécher les bottes du capital. Mais Kerensky n'en était pas moins un héros en phrases et non en action. Sa destinée, il l'avait déjà accomplie : par l'offensive de juillet, il avait aidé le capital à attacher les masses du peuple au char de l'impérialisme; par la défaite de juillet du prolétariat, il avait aidé le capital à brider les ouvriers et les soldats, il avait introduit la peine de mort sur le front. Mais il avait déjà presque fini d'user sa popularité. Ayant réalisé tout ce qu'exigeait de lui la bourgeoisie, il avait perdu tout crédit auprès de la masse. Ayant rempli son mandat en faveur des « capitaines de l'industrie », il avait déjà fait haïr son nom par le prolétariat et les soldats. Il était réduit à l'état de citron exprimé, de beau parleur dont les phrases ne sont que ridicules. Il continuait à parler au nom de la révolution, mais on lui jetait déjà à la face le nom de traître à la révolution. Ses objurgations n'agissaient pas. Sa figure avait cessé d'en imposer. Derrière l'éclat extérieur et le murmure tragique, les masses avaient déjà distingué le vagabond vulgaire.

La bourgeoisie exigeait maintenant un dictateur militaire et Kerensky n'était qu'un bavard civil.

C'est ainsi que se prépara le terrain favorable à l'apparition d'un nouveau prétendant au rôle historique de « sauveur de la patrie ». Pour être ce prétendant, l'aristocratie d'argent, les cercles commerciaux et industriels et les propriétaires de latifundia désignèrent Kornilov. La Conférence de Moscou devait proclamer dictateur ce général-sauveur.

Et la « démocratie révolutionnaire » ? Elle se trouvait dans un état de confusion et de prostration complète. Les organes soviétistes, le C.C.E. en tête, continuaient à prêcher l'union de toutes les « forces vives », mais troublés par les mots d'ordre de Riabouchinsky, ils commençaient déjà à regarder avec inquiétude de tous les côtés. Ils tentèrent de convoquer une « Conférence de défense », mais elle n'eut pour résultat que des attaques contre les bolchéviki. Ils tentèrent de « critiquer » les Riabouchinsky, mais leurs critiques ne furent que les pitoyables balbutiements d'un esclave peureux. Ayant exclu les bolchéviki de la délégation, pour « antipatriotisme », ils s'unirent en fait aux mots d'ordre « omninationaux » du gouvernement, qui avait fui la révolution à Moscou.

Mais le prolétariat veillait. Il voyait le danger terrible qui approchait de plus en plus, et il mobilisait ses forces.

La Conférence de Moscou. — Le complot de Kornilov.

Ce fut une grève de protestation, d'indignation et de mépris que le prolétariat de Moscou opposa aux représentants du « peuple » arrivés de toutes parts, en galons de généraux, en fracs et en mitres archiépiscopales.

« Vive la grève générale, notre premier et terrible avertissement à messieurs les contre-révolutionnaires ! » — écrivait l'organe de Moscou du parti du prolétariat, le Social-démocrate. 41 unions professionnelles décidèrent à une majorité écrasante de déclarer cette grève. Il est vrai que les poltrons « révolutionnaires » du Soviet de Moscou, socialistes-révolutionnaires et menchéviki, étant en paroles les représentants des masses, ne craignaient rien tant qu'une action de ces masses, et se hâtèrent de « contremander » la grève pour adopter une résolution déclarant que la grève était « funeste à la révolution ». Mais le prolétariat de Moscou confirma de nouveau sa décision, et quatre cent mille ouvriers, comme un seul homme, relevèrent le mot d'ordre de leurs organisations de classe. Et cependant qu'au nom du président de la Douma noire, Rodzianko, arrivaient chaque jour des télégrammes de congratulation de la part des comités de Bourse, des unions de propriétaires fonciers et des organisations commerciales et industrielles, de toutes parts arrivaient les nouvelles des grèves et des démonstrations du prolétariat révolutionnaire.

Ainsi, la « conscience publique » des sommités bourgeoises-militaires agraires entra en une collision extrêmement aiguë avec la « conscience publique » du prolétariat. « Vive la dictature militaire ! » criaient les « hommes du cens ». « A bas la contre-révolution ! » déclarait avec décision le prolétariat.

La clique bourgeoise-monarchiste s'était imposé le but d'agir par deux voies : par la voie de l'action « parlementaire » à la « Conférence d'Etat » et par la voie de l'action extra-parlementaire des junkers, des Cosaques et des officiers, en tète desquels les généraux réactionnaires et sous la dictature personnelle de Kornilov. Le terrain d'une telle action était soigneusement préparé. On appelait à Moscou les régiments de Cosaques. Les chevaliers de la croix de St-Georges mobilisaient en hâte leurs éléments contre-révolutionnaires. Les directeurs des écoles militaires mettaient au point leurs mitrailleuses et en appelaient aux junkers, leur offrant de se « lever en masse ». Et pour les citadins, les petits boutiquiers, les marchands de grains, les nombreux fonctionnaires, les commères, les « intellectuels », tous ces avocats et ces journalistes, ces instituteurs et ces professeurs, ces popes et ces anciens brigadiers de police, ces rats de Palais et ces ingénieurs, ces artistes et ces docteurs en médecine — on leur préparait l'entrée triomphale de Kornilov, qui devait, passant à cheval sous des arcs de triomphe, aller « baiser », à l'exemple des tsars, l'icône d'Iversky devant les troupes échelonnées et criant « un hourra enthousiaste » pour le sauveur du monde bourgeois, et devant le public semant des fleurs sur son chemin.

Le citadin, qui applaudissait auparavant Kerensky après avoir, en mars, pleuré des larmes d'attendrissement devant le « premier révolutionnaire » Rodzianko, le petit bourgeois attaché au char de l'impérialisme aspirait vraiment à l'« ordre » et à un « pouvoir ferme ». Il s'indignait positivement de tout : il s'indignait de voir les soldats suspendus absolument inutilement aux marchepieds des tramways, et il se réjouissait sincèrement lorsqu'ils se cassaient le cou ! il s'indignait des femmes de chambre et des concierges qui gagnaient maintenant un peu plus de 10 roubles par mois et qui avaient l'audace d'exiger une existence humaine; il s'indignait des Soviets qui « pillaient » les propriétaires et réquisitionnaient les locaux vides.

Comme une marchande des halles il accueillait avidement toutes les calomnies dirigées contre la révolution, et les répandait immédiatement dans ses feuilles, ses journaux, ses proclamations, ses conversations à haute voix et ses insinuations à l'oreille. Le veston graisseux du charcutier et le costume élégant de la danseuse d'Opéra s'y rencontraient d'une façon touchante.

Et c'est précisément ce citadin-là qui devait jouer le rôle du « peuple » couronnant, de concert avec la « Conférence d'Etat », le nouveau Messie qui devait sauver les « gens comme il faut » de la « tyrannie des soldats ne faisant pas la guerre et des ouvriers ne travaillant pas »2.

La Conférence de Moscou, déjà proclamée « d'Etat» fut une comédie historique de première grandeur. A peine serait-il possible de trouver un exemple d'hypocrisie plus profonde que les scènes qui se jouaient dans la salle d'opéra du Grand Théâtre, comme d'après une partition. Tout ce qui s'y passait était un marché où se jouait une lutte fictive, un marché sans l'être.

La Conférence représentait un marché entre les chefs petits-bourgeois et les gens du cens, mais c'était aussi un marché entre deux dictateurs dont l'un était déjà présent, et l'autre, dont on ne faisait encore qu'attendre la venue.

« L'égalisation du front avait lieu suivant les mots d'ordre du parti de la liberté populaire » — écrivait l'officieux cadet Retch3, en bouclant le bilan de la comédie. Ainsi, semblait-il, cette pièce avait plus ou moins atteint son but.

La conférence parlait au nom de la « nation ». En réalité, les fondements de la nation, le prolétariat et les paysans pauvres en avaient été exclus. En revanche, toutes les nuances du bloc des possédants avaient été représentées. Le marchandage avait lieu en l'absence du maître. Mais il n'en était pas moins un marchandage.

Les enrouements impérialement arrogants de Kerensky lorsqu'il promettait du fer et du sang au prolétariat, seraient d'introduction aux scènes écœurantes de fraternisation entre les gouvernants gavés par le capital et les héros des perfidies petit-bourgeoises, entre le Bonaparte ex-avoué, juriste et le dictateur des généraux cosaques.

Kerensky savait que Kornilov concentrait des troupes pour tenter un coup d'Etat armé. Mais il le saluait comme « le premier soldat de la Révolution », au milieu des hurlements enthousiastes de tous les buffles et requins de la Bourse. Et en même temps, « à toute éventualité », on faisait des contre-préparatifs, et les deux adversaires allaient prudemment passer la nuit dans des wagons, prêts à chaque instant à un départ précipité. Tseretelli savait que la démocratie n'avait rien à attendre de la réaction qui se développait à toute vitesse. Mais il serrait avec effusion la main de la clique financière Boublikoff, la suppliant — comme l'écrivirent plus tard les Izvestia du C.C.E. défensiste — d'« effacer pour un temps les malentendus de classes. »

Le triumvirat : Alexeiev, Kornilov, Kalédine — développa pleinement le programme de tortures élaboré par les capitalistes de la finance. Coup de grâce à la révolution, destruction des « Soviets et comités », balayer complètement ou rendre absolument inoffensives les organisations militaires — tel était le programme des généraux, approuvé par l'usine, la propriété, la banque et la Bourse. Mais pas uniquement par ceux-ci, ni directement. Le discours-programme lu par Kornilov avait été écrit pour le général, par le lieutenant de Kerensky, Philonenko, le même Philonenko qui avait, avec Savinkov, établi pour Kerensky le projet de la peine de mort dans l'armée. Inutile de dire que les Milioukov et les Riabouchinsky s'étaient fixé la même ligne de conduite que leurs amis militaires.

Ce que l'on appelait la « démocratie », c'est-à-dire les Soviets, les conseillers municipaux, les employés des coopératives, qui agissaient sous le manteau de la révolution, arriva à la Conférence avec une déclaration qui diminuait encore la plateforme déjà si fragile des défensistes. La lutte pour la paix avait presque complètement cessé (ce n'est pas en vain que le journal de l'Okhrana, le Novoïe Vrémia, écrivait que « la Russie avait montré qu'elle n'était nullement un troupeau internationaliste! ») — tout avait été ramené .m mot d'ordre « omninational » de la défense. « Prudence» et « réalisme » sur toute la ligne! Pas un pas sans la permission du maître qui crie déjà : « coucher » ! Même l'organe de la révolution modérée et de la modération révolutionnaire, la Novaïa Jizn, appréciant la déclaration de Tchkheidzé, demandait avec stupéfaction : « La fantaisie la plus folle de Milioukov et de Goutchkov aurait-elle pu exiger quelque chose de plus il y a deux mois ? »

Mais les appétits de la bourgeoisie croissaient sans cesse, il était inutile d'en attendre de la reconnaissance envers les capitulants de la « démocratie ». Et lorsque Tchernov, ce menu filou de la politique, qui cache sa poltronnerie sous des réflexions sur l'éthique, se mit à applaudir Kalédine alors que celui-ci protestait contre les accusations de contre-révolution dont on accablait les Cosaques, le brave général lui fit une réponse insultante, en déclarant qu'« il n'y avait pas de place pour les défaitistes au sein du gouvernement ! ». En vain s'étendit-on sur les « sacrifices », sur les « concessions mutuelles », sur les « problèmes omninationaux » ; en vain le « généreux » Tseretelli versa-t-il des torrents de larmes, en vain le « chef retraité » Plekhanov multiplia-t-il les anecdotes ; en vain le négateur de tout Etat, admirateur de la Conférence d'Etat, le prince Kropotkine, prodigua-t-il ses enseignements, secondé de tous les grands-pères et de toutes les grands-mères de la révolution russe : les capitalistes et leurs idéologues maintinrent leur point de vue. Ils le maintinrent dans l'intérêt même de l'affaire : la « démocratie » se montra obéissante. On pouvait lui faire pleine confiance.

Mais le petit boutiquier me chante victoire même lorsqu'on soufflette l'une de ses joues : ne comprenez-vous pas qu'il a encore une force qui aurait pu être souffletée ? C'est pourquoi les chefs « démocrates » regardaient chacune de leurs défaites comme une victoire. Quelques-uns d'entre eux reconnaissaient que la « démocratie » avait reculé. Mais c'est justement — assurait « l'organe de la pensée socialiste » le Dien, qui a mis sa pensée à la solde du capital des banques — « c'est justement parce qu'elle (la démocratie) était forte, qu'elle a eu l'audace de reculer ». « L'audace de reculer ! » — telle était « l'audace » de messieurs Tseretelli et Tchkheidzé.

Si le résultat de la Conférence de Moscou fut un marché comportant un coup de barre à droite, ce fait ne servit pas seulement les réactionnaires naturels : le capital international y était, lui aussi, profondément intéressé. Les ambassadeurs alliés, entassés dans la loge impériale ne saluèrent personne avec autant de chaleur que le trio sanguinaire des généraux. L'on comprend que le « plus proche résultat de la Conférence de Moscou ait été la possibilité de conclure un emprunt de cinq milliards sur le marché étranger4 ». Ce fut d'autant plus « possible » que le général Kornilov menaçait ouvertement de rendre Riga, exigeant la peine de mort à l'arrière. Il « exécuta » plus tard cette menace.

La « Conférence d'Etat » ne se transforma pas en un Long Parlement, comme l'espéraient ces messieurs du Novoïe Vrémia. Mais aussi il n'y eut pas de coup d'Etat extérieur, comme celui qu'invoquaient ardemment les bourgeois de toutes les nuances. Il est vrai que le « nom » du « héros » volait déjà sur toutes les bouches. L'aventurier militaire, l'« honnête épée », borné, mais allant droit au but, ce général trapu à la physionomie de Kalmouk, qui avait la ferme résolution de noyer les rues des villes dans le sang des ouvriers et, au moyen des fusillades, d'en finir avec les soldats révolutionnaires, était tout à fait l'homme qu'il fallait à Milioukov et à Riabouchinsky. A ses audiences, on arrivait avec des rapports comme l'on arrive avec des rapports chez les « personnes augustes » : Poutilov et Riabouchinsky, le diplomate suspect Aladyine, le chef du parti cadet Prilioukov, — tous se prosternaient successivement aux pieds du bourreau.

Mais, si fort que désirassent ceux qui aspiraient à la dictature du général, que la Conférence de Moscou sanctionnât le coup d'État, celui-ci n'eut pas lieu. Messieurs les généraux s'aperçurent que le prolétariat, qui avait salué de sa grève générale les rapaces assemblés, avait réagi. Il fallait gagner du temps. Il convenait donc de mobiliser les forces militaires de la contre-révolution, afin de saigner à blanc d'un coup décisif les ouvriers rebelles.

Le complot fut remis, mais non supprimé.

La plus importante des opérations préparatoires à ce complot fut la monstrueuse provocation sur le front. Kornilov rendit Riga en échange de la peine de mort. A dessein, par fractions, on envoya à une perte certaine les meilleurs régiments des tirailleurs lettons, entièrement bolchévistes. Kornilov jouait à coup sûr. S'ils avaient refusé d'obéir à l'ordre, on aurait pu leur attribuer la responsabilité de la défaite et les détruire par la main des bourreaux. La peine de mort aurait alors envahi le pays tout entier. S'ils obéissaient, ils étaient détruits par les balles allemandes. Ils obéirent, pour ne pas donner aux chevaliers de la contre-révolution la possibilité de calomnier les bolchéviki. Et ils périrent. Mais la mort ne les préserva pas de la calomnie. En même temps que Kornilov « rassurait» les pillards alliés par des renseignements secrets, leur communiquant les véritables motifs de la reddition de Riga, de son quartier-général il répandait les calomnies les plus honteuses sur ses soldats. C'est en vain que les organisations militaires protestaient: c'est en vain même que protestaient les commissaires du Gouvernement Provisoire : en vain Voïtinsky, qui aux journées de juillet prêchait les fusillades d'ouvriers, jurait-il « à la face du pays tout entier », que les soldats se comportaient héroïquement. Le quartier-général mentait sans interruption, racontant des histoires d'abandons illicites des positions, d'insubordination aux ordres, d'agents allemands. Une nouvelle vague boueuse de mensonges sans précédent et de perfide persécution des soldats avait inondé le pays entier. Les journaux « hautement patriotiques » des magnats du capital représentaient l'armée comme une cohue de misérables poltrons, comme une bande sauvage de pillards. Et en réponse aux communiqués officiels russes, envoyés par le « commandant en chef », arrivait l'écho de la presse capitaliste d'Occident et d'Amérique. Le Matin et le Times, le Temps et le Daily Chronicle fourmillaient d'épithètes choisies, d'injures à l'adresse d'une armée trahie par les généraux et par la bourgeoisie : « fuite sans combat », « désobéissance aux ordres », « ridicules comités d'armée », « esprit de trahison que l'on observe parmi les troupes russes », « rétablissement d'une discipline de fer », — en un mot, toute la terminologie russe des policiers du Novoïe Vrémia et des impérialistes de la Retch était brillamment assimilée par les « alliés », qui étaient secrètement informés de tout et ne faisaient qu'aider les Milioukov à atteindre le but désiré : la peine de mort.

Et la « démocratie » ? L'armée de l'union sacrée poursuivait son ancienne politique : terrorisée par les cris d'« anarchie», pitoyable, battue, cette « démocratie » de Tchkhéïdzé et de Tseretelli, de Liber et de Dan ne trouvait en soi que le courage de tomber sur les bolchéviki qui menaient une campagne énergique contre les fusillades et les supplices. Les choses en vinrent au point que le Novoïe Vrémia écrivait avec pleine raison : « Ouvrez les Izvestia des Sov. des Dép. Ouv. » Cela même qu'imprimait le Novoïe Vrémia en avril, remplit maintenant les colonnes de ce journal gouvernemental. Avec un retard de deux mois ? — C'est en général la norme pour la lente réflexion des camarades ».

« Avec un retard de deux mois », la démocratie (!) révolutionnaire (! !) s'était approchée des positions des gens de Souvorine ».

Mais si le bloc des partis petit-bourgeois, qui perdait la confiance des masses, s'amusait à une capitulation permanente devant les forces contre-révolutionnaires, le bloc de ces dernières continuait à se préparer en vue de l'organisation de l'action. A l'arrière et sur le front, dans les capitales et sur le Don, des centres de combat de la contre-révolution se formaient. Le « commandant en chef » et le « premier soldat de la révolution » redistribuaient fiévreusement les forces militaires, évacuant les troupes révolutionnaires des centres de la révolution et remplissant ceux-ci d'unités de cavalerie « sûres ».

Tout ce travail préparatoire était mené sous le mot d'ordre inventé par les provocateurs des cadets et des généraux : lutte contre le complot des bolchéviki. Préparant le complot des agrariens et des capitalistes, ils protestaient contre un complot des ouvriers ; emmenant les troupes du front, ils accusaient de trahison les partis du prolétariat ; organisant la contre-révolution, l'esprit contre-révolutionnaire des ouvriers et des soldats provoquait leurs hurlements ; allant vers la guerre civile, ils trompettaient que le prolétariat la préparait ; défendant les armes à la main les bénéfices du capital, ils déclaraient que le mot d'ordre des ouvriers était le mot d'ordre de la bourgeoisie française : « enrichissez- vous ! ».

Chaque jour les journaux capitalistes « fixaient la date » du soulèvement bolchévik. Chaque jour, écrivant sur les « pogroms » à venir qu'étaient censés devoir produire les bolchéviki, excitant le petit propriétaire, qui par nature est poltron, mais devient sanguinaire dès qu'il se sent en sûreté, les filous du gros capital « créaient l'atmosphère » pour le coup décisif.

« Evaluant sobrement la situation — télégraphiait secrètement au ministère des Affaires Etrangères, le directeur de la chancellerie diplomatique auprès de l'état-major dans le G. Q.-G., Troubetskoï. — il faut reconnaître que l'effectif entier du commandement, la majorité écrasante de l'effectif des officiers et les meilleures unités de combat de l'année suivront Kornilov. De son côté se mettront à l'arrière, tous les Cosaques, la plus grande partie des écoles militaires, ainsi que les meilleures unités de ligne. A la force physique il faut ajouter... la sympathie morale de toutes les couches non-socialistes de la population, et dans les classes inférieures... une indifférence qui se soumettra à chaque coup de cravache. Il est hors de doute qu'une quantité énorme des socialistes de mars ne tarderont pas à passer de leur côté... L'on ne peut dire que Kornilov prépare le triomphe de Guillaume II, car au moment présent, les troupes allemandes n'ont plus à triompher que de nos espaces. »

C'est ainsi que le « rapport réel des forces » était évalué par les conspirateurs de la contre-révolution.

Dans son ensemble, le complot contre-révolutionnaire embrassait trois milieux. Le cercle le plus vaste comprenait entre autres le Gouvernement Provisoire avec Kerensky en tête. C'était le marché de deux dictateurs contre la révolution, marché qui avait été consolidé dans de multiples pourparlers de derrière les coulisses, cachés non seulement aux yeux du peuple mais aussi à ceux des chefs de cette même « démocratie » qui suivait encore Kerensky. Le second cercle, plus étroit, comprenait la conspiration de Kornilov dans son sens propre. Ici étaient mobilisées toutes les forces les plus sûres de la contre-révolution avec les généraux réactionnaires en tête. Enfin, le troisième cercle, la conspiration dans la conspiration, contenait la conspiration monarchique d'une poignée d'anciens courtisans de Nicolas II, sous la direction d'une paire de sénateurs, d'officiers titrés de la garde, de l'ex-demoiselle d'honneur Marguerite Dournovo, des grands-ducs et des maîtres-chanteurs filous de la clique du Palais.

Kerensky, qui comprenait fort bien que la bourgeoisie avait besoin non plus de lui, mais de Kornilov, allait toujours plus loin sur le chemin de l'adaptation au courant contre-révolutionnaire. Mais il lui fallait l'apparence au moins d'une liaison avec les masses. Sa position était en fait la même que la situation d'un agent provocateur qui s'est empêtré dans les filets de l'Okhrana : s'il ne trahit pas, on le renvoie; mais on le renvoie tout aussi bien lorsqu'il est dévoilé par les révolutionnaires qu'il trahissait. Kerensky avait déjà perdu presque tout crédit auprès des masses. Mais pour remplir ses honorables fonctions, il devait encore faire un geste de menace à droite, pour en réalité remplir son rôle de massacreur par rapport aux gauches.

S'avancer ouvertement contre Kornilov — cela eût signifié rompre avec la clique des financiers et des généraux ; mais entrer ouvertement en alliance avec eux, …. eût signifié détruire les derniers restes de confiance envers sa propre personne, dont la réputation était déjà sans cela fortement avariée. En présence de ces conditions, il ne restait qu'une chose à faire : tout en jouant la comédie de la lutte, entrer en réalité dans des marchandages de coulisses, c'est-à-dire en fait entrer dans la conspiration contre la révolution. Ceci était d'autant plus facile à faire, que tous les lieutenants de Kerensky étaient d'enragés kornilovistes : Savinkov, Philonenko, Bourtsef, sans même parler des membres du parti cadet, étaient de chaleureux partisans du coup d'État en faveur de la propriété des nobles et des bureaux des banquiers. C'est pourquoi les premiers préparatifs pour la lutte (et pour la lutte non plus contre les « bolchéviki » seulement, mais contre les soviets menchéviki et social-révolutionnaires) furent faits selon les dispositions des comédiens bonapartistes ; et Savinkov, de l'aveu même de Kerensky, concentrait vers Pétersbourg le 3me corps de cavalerie pour venir à bout de cette même démocratie révolutionnaire, pour un partisan de laquelle il se donnait.

Le 26 août, Kornilov présenta son ultimatum par l'intermédiaire du prince Lvov, un des ministres du premier gouvernement « révolutionnaire ». Kerensky « arrête » Lvov. Kornilov, dans le quartier-général duquel s'étaient embusqués les « hommes politiques », édite un manifeste solennel « au peuple russe », où il déclare que le gouvernement est aux mains des Allemands et des bolchéviki. Les « opérations militaires » commencent.

Au moment où Goutchkov, Rodzianko, Nabokov et les autres chefs de la bourgeoisie des cadets et des bandes noires organisent l'incursion des brigands du quartier-général, les ministres cadets font sauter le gouvernement de l'intérieur, afin d'affaiblir leurs nigauds de collègues « socialistes ». Le cabinet se disperse avec bruit et fracas. Une confusion incroyable commence parmi les « dirigeants ». Après des supplications, des pourparlers, des menaces et des prières, dans le réseau des plus sales intrigues, le monde voit poindre le gouvernement Kerensky-Kichkine.

La Bourse répond à l'entrée en scène de Kornilov par un relèvement général des valeurs. Le capital international applaudit dans sa presse avec une rare unanimité au « sauveur de la Russie ». Non seulement les organes de la bancocratie alliée, tels que le Times, le Temps ou les mercenaires des trusts américains, mais la presse impérialiste allemande, elle aussi, salue avec enthousiasme le nouveau héros. Le gouvernement anglais met à la disposition de Kornilov ses automobiles blindées, afin d'aider à la répression de Pétersbourg rouge. L'armement et les finances sont dirigés contre les ouvriers et les paysans.

Simultanément avec le mouvement des troupes korniloviennes vers Pétersbourg, l'ultimatum de la contre-révolution est soutenu par la menace d'ouvrir le front aux Allemands. La main droite de Kornilov, le général Loukomsky, déclare que le front sera ouvert et qu'un armistice séparé sera conclu, afin de jeter les troupes dans le bain sanglant de la capitale. Patriotes brevetés, gardiens jurés de la « fierté nationale », Saint-Georges au cœur noir et à la doublure rouge, ces généraux étaient prêts à ramper bassement devant la baïonnette prussienne, uniquement pour pouvoir diriger une partie de leurs troupes contre le prolétariat !

Un vent d'orage passa sur le pays. Le prolétariat, qui avait veillé tout le temps, qui avait vainement appelé et averti la démocratie petite-bourgeoise du danger menaçant, tressaillit. Les ouvriers des capitales et des provinces coururent aux armes. Partout où il y avait la moindre possibilité de trouver des défenseurs d'acier pour la liberté, les prolétaires s'armaient. En un instant Pétersbourg créa une garde rouge. Les ouvriers des fabriques de canons doublèrent d'un coup la productivité de ces fabriques et se mirent à fournir des mitrailleuses, des canons et des munitions pour la défense contre leurs adversaires de classes. Le parti prolétarien, les bolchéviki, proclama le mot d'ordre de la lutte jusqu'à la dernière goutte de sang, de la lutte, non pour Kerensky, mais pour la révolution. Et pourtant, en cet instant critique, la marche même de la lutte fit occuper les postes dangereux par la classe ouvrière et par son parti.

Les Soviets et la démocratie petite-bourgeoise, pris d'une mortelle terreur, se précipitèrent vers les prolétaires. Les matelots bolchévistes de Kronstadt, que l'on avait tant calomniés, que l'on avait nommé contre-révolutionnaires et ennemis de la liberté, furent proclamés ses meilleurs défenseurs et appelés en toute hâte à Pétersbourg. Les ouvriers, contre lesquels, en juillet, on faisait venir les régiments de cavalerie « sûrs » et les « unités de choc », furent déclarés rempart de la révolution. Le parti du prolétariat, auparavant traité comme un ramassis de criminels, de provocateurs et d'espions, fut réhabilité dans les vingt-quatre heures et reconnu un allié bienvenu. Les chefs soviétistes de la petite bourgeoisie se jetèrent précipitamment du côté de la classe ouvrière : ils comprenaient parfaitement que la contre-révolution avait sa logique ; ils savaient que la bande kornilovienne victorieuse balayerait non seulement les bolchéviki, mais tous les coalitionnistes; ils voyaient que la réaction était prête à tout détruire, les « Soviets et les comités », suivant la demande de Milioukov et de Riabouchinsky. Et, tremblant de tous leurs membres, ils se mirent à glapir plaintivement sur l'« unité du front révolutionnaire ».

La poussée des masses fut extraordinairement forte. Littéralement toutes les organisations ouvrières se levèrent. Dans les Soviets, malgré la majorité coalitionniste, on sentit les pulsations d'une nouvelle artère combative. Partout — dans les capitales et dans les villes perdues des provinces — il se créait des organes révolutionnaires du pouvoir. A Pétersbourg et à Moscou, le peuple armé réapparut sur la scène. Et partout où il était question seulement de mobilisation des forces, de pression sur les troupes, de collectivités de combat responsables, le parti du prolétariat se trouvait être l'organisation la plus hardie, la plus décidée et la plus capable de combattre.

Le soulèvement de Kornilov se flétrit avant d'avoir eu le temps de fleurir. Les forces militaires de Kornilov, qui marchaient sur Pétersbourg, ayant été trompées par leurs généraux, se décomposaient dès leur premier contact avec les troupes envoyées contre elles, non par Kerensky, qui jouait la comédie, mais par les organisations soviétistes, auxquelles avait passé en fait la direction militaire. Et dans les centres urbains, où les chevaliers de la Croix de St- Georges, les soldats de choc et les femmes de choc, les officiers et les généraux, avaient tant parlé du « jour » de joie, et où ils avaient avec une telle « intrépidité » arboré les cocardes korniloviennes, démontrant leur mépris souverain envers la « plèbe déchaînée » — ces héros ne se décidèrent pas du tout à agir. Ils connaissaient la valeur de leurs alliés — la masse des petits propriétaires, qui n'est audacieuse que lorsqu'elle est en sécurité. L'appui de Kalédine, qui devait marcher venant du sud et couper le nord des transports de blé, s'exprima seulement par le fait que l'on envoya vers Moscou durant quelques jours, des wagons de melons d'eau et de tournesols au lieu de blé. L'attaque des brigands contre le peuple avait échoué. Les conspirateurs avaient évidemment trop présumé de leurs forces. Mais ils avaient aussi trop méprisé les forces de la révolution. « Les bas-fonds des villes » ne montraient aucune disposition à se soumettre aux « coups de cravaches », comme l'espéraient les bandits du capital. Ces bas-fonds, en réponse à l'entrée en scène du général s'étaient écriés unanimement: « La mort ou la victoire ! » et avec un enthousiasme que seul est capable de développer une classe de travailleurs, brillants d'inspiration, comprenant leurs grandes destinées historiques ; jeunes et héroïques, ils s'étaient précipités aux avant- postes de la guerre civile.

La fraternisation fut la méthode fondamentale de dissolution des troupes korniloviennes. Même les Turkmènes-Tekkés à moitié sauvages, dont le fougueux général avait donné des cohortes choisies pour le salut de la civilisation bourgeoise, même ces « sauvages » que l'on avait imaginé d'apprivoiser pour maîtriser les Huns du « socialisme, du communisme et de l'anarchie », perdaient leur dévouement servile à Kornilov. L'offensive militaire sur le front intérieur, que l'on préparait dans les salons les plus élégants des mécènes russes, au sujet de laquelle la presse bourgeoise avait sonné les grands carillons de toutes ses cloches, cette offensive s'était soudain ridée comme une vessie où l'on pique une aiguille, et l'austère héros de la bourgeoisie ne représentait plus qu'un homme stupidement entêté, qui se distingue par tout ce que l'on voudra, sauf par le génie d'un triomphateur.

L'émeute kornilovienne joua un rôle diamétralement opposé à celui que cherchait la cabale bourgeoise : elle ouvrit les yeux non seulement aux ouvriers retardataires, mais aux paysans, non seulement aux hommes de l'arrière, mais aux soldats du front; elle provoqua un immense regroupement de forces et consolida extraordinairement la position du parti du prolétariat révolutionnaire.

Le pouvoir coalitionniste, qui avait ouvert toutes grandes les portes pour l'entrée solennelle de la contre-révolution, n'avait pu surgir ni se maintenir qu'en se basant sur la confiance inconsciente des masses capitalistes et sur leur défensisme de bonne foi. Et c'est à ce même titre que les masses avaient pu reconnaître pour guides les socialistes- révolutionnaires et les menchéviki. L'excitation joyeuse, sentimentalement naïve, de la révolution de mars, de cette révolution « omninationale », où même les filous brûlés de l'oligarchie financière faisaient semblant d'être attendris et approchaient des mouchoirs blancs de leurs yeux bouffis de graisse, la confiance des masses trompées envers les pesants « chefs de la révolution » vêtus de noir, tels que les Rodzianko et les Lvov — s'en allait maintenant en fumée. Le développement de la lutte des classes brisait toutes les illusions, faisait tomber tous les voiles, arrachant impitoyablement leurs masques à tous les héros du mensonge et montrant aux masses le véritable visage de rapaces de ces «bienfaiteurs du peuple ». Les impérialistes bourgeois et la presse de la social-trahison, auxquels l'on croyait auparavant, à ce point que pendant les journées de juillet la bourgeoisie avait réussi à créer un état de siège contre le parti prolétarien traqué à tous les carrefours, avaient maintenant perdu la confiance des masses, définitivement et irrévocablement.

La classe ouvrière, qui déjà au temps de la Conférence de Moscou suivait en sa majorité la social-démocratie révolutionnaire, perdait rapidement tout ce qui lui restait d'illusions petites-bourgeoises autrefois inhérentes à ces couches attardées.

Les paysans avaient vu dans l'action de Kornilov une attaque de la part des propriétaires fonciers et une menace réelle à leurs rêves terriens. Si jusque-là les paysans, à la grande joie de tous les grands propriétaires, avaient « supporté » et remis la décision de la question « jusqu'à la réunion de l'Assemblée Constituante », ce à quoi s'appliquaient et s'occupaient messieurs les socialistes-révolutionnaires, en revanche leur patience même était maintenant à bout. Aussitôt après le mouvement kornilovien des propriétaires, un immense mouvement des paysans se dessina, se muant parfois en un véritable soulèvement des paysans. La presse capitaliste signalait avec terreur ce fait, inscrivant les « désordres » agraires dans la rubrique de « l'anarchie » et des « pillages ». En réalité, le mouvement agraire était l'indice du développement de la conscience des paysans, qui ne se contentaient plus des éternelles promesses. Les « usurpations illicites », si haïes de la bourgeoisie, étaient devenues des événements ordinaires. La terre fuyait rapidement des mains des propriétaires et commençait à se déposer solidement entre les mains des paysans. L'armée, qui jadis croyait aveuglément en Kerensky, attirée dans la honteuse offensive de juin, était maintenant, après le coup de cravache du bourreau, remplie de haine envers tout l'effectif de commandement, y compris les officiers. L'effectif de commandement, qui s'était montré entièrement korniloviste, avait introduit la peine de mort, avait calomnié et persécuté les soldats, les trahissant à chaque pas, traitant l'ancien « saint animal » comme une vile plèbe — cet effectif de commandement avait senti se poser sur lui le regard fixe et rempli de haine d'une armée de plusieurs millions d'hommes. La lutte de classes qui secouait la société entière, s'était transportée sur le front avec une force incroyable. Une fois pour toutes, l'armée avait rejeté de dessus soi le joug des impérialistes.

Enfin, l'épopée kornilovienne avait aiguisé à l'extrême les questions nationales. Cette aventure avait été une tentative désespérée de l'impérialisme de grande puissance russe. Sous le faux mot d'ordre d'une « Russie une et indivisible », que mettaient en avant les généraux patriotisants et les patriotes généralisant de la « classe commerciale et industrielle », se dissimulait la politique habituelle de strangulation des pillards impérialistes, qui s'en délectaient encore aux temps bénis du tsarisme. Et si les généraux à cravache et sans cravache mettaient en avant le mot d'ordre «une et indivisible », cela signifiait que ceux que l'on appelait « allogènes » devaient commencer à crier au secours. Aussi l'« aventure » kornilovienne et sa défaite provoquèrent-elles la croissance des tendances nationalistes et séparatistes et la décomposition de l'impérialisme russe.

Le développement politique de la conscience de classes de larges masses populaires, s'exprima dans la complète banqueroute des partis coalitionnistes.

Les menchéviki s'appuyaient en majeure partie sur les couches arriérées, contaminées par les préjugés, les espérances et les croyances petite-bourgeoises de la classe ouvrière ; car la banqueroute des illusions allait particulièrement vite parmi le prolétariat précisément : ces illusions s'usaient avec une rapidité presque catastrophique.

Les socialistes-révolutionnaires étaient entrés dans une période de décomposition intérieure, se divisant avec toujours plus d'acuité en idéologues du solide moujik qui doit triompher du monde entier et en idéologues des paysans les plus pauvres ; ce processus a trouvé son expression dans la démarcation chez les socialistes-révolutionnaires d'une aile gauche, qui se renforçait chaque jour. Enfin, formant boule de neige, le parti du prolétariat s'était augmenté. Le pays se séparait de plus en plus en deux camps ennemis : l'un, — en tête duquel se tenait le prolétariat révolutionnaire et son parti — devenait le camp de tous les travailleurs, le camp « populaire » ; et l'autre — réunissait toutes les fractions des classes dominantes, depuis l'ex-demoiselle d'honneur jusqu'au marchand de grains et l'usurier de village ; à la tête de ce camp se trouvait le capital financier et le parti de la trahison populaire.

La marche des événements avait posé maintenant devant la camarilla bourgeoise le problème direct de la guerre civile. La confiance disparue des masses envers le capital, la complète décomposition des partis coalitionnistes, la croissance fiévreusement rapide du parti du prolétariat, tout cela forçait la bourgeoisie à s'orienter vers la guerre civile. Gouverner par le mensonge, la flatterie, la coalition ; gouverner par l'intermédiaire des traîtres « socialistes » ; jouer aux démocrates en brandissant le glaive de la peine de mort, devenait impossible. Il restait une chose à faire : une nouvelle tentative de contre-révolution armée.

Mais avant que d'en arriver à la bataille définitive, l'histoire força le pays à passer encore une fois sous les fourches caudines d'une comédie panrusse : la « Conférence Démocratique ».

La « liquidation » de l'aventure Kornilov. — La Conférence Démocratique.

La poussée d'en bas avait fait dévier le nœud coulant qu'avait déjà savonné pour le peuple Saurus Kornilov, lequel avait recueilli par avance, les lauriers de la reconnaissance bourgeoise. Que le gouvernement bonapartiste le voulût ou non — le fait restait un fait. Il n'y avait plus qu'à compter d'une façon ou d'une autre avec ce fait.

Toute la situation de Kerensky traçait une ligne de conduite : continuer la fiction de la « lutte avec la contre- révolution » et en réalité lutter à gauche. C'était précisément là l'essentiel de cette farce (politique) que signifiait par elle-même la « liquidation » de l'aventure de Kornilov.

Le « pouvoir » lui-même commença à se montrer sous un aspect vraiment tragi-comique. Une crise succédait à l'autre. A l'arrière-plan de la corruption politique générale des milieux dirigeants, s'agitait une bande d'éperviers bonapartistes, formée d'éléments de la plus grande diversité, prétendant aux premiers rôles : Savinkov, ex-militant et terroriste, plus tard auteur d'une homélie larmoyante contre l'assassinat et enfin auteur de la peine de mort : Philonenko, homme dont, selon son propre aveu, « les paupières ne clignaient pas » et « la voix ne tremblait pas » en prononçant la peine de mort pour les soldats, « socialiste » qui édulcorait les aphorismes korniloviens d'une certaine proportion de sadico-sologoubisme de son propre cru ; Kerensky en personne, et toute une compagnie de ses « aides » cadétomorphes et même cadets, qui se tenaient devant la porte et ne faisaient que « convoiter ». Enfin, l'écume boueuse des duperies mutuelles et des marchés de derrière les coulisses, donna naissance à un directoire russe, suspect sous tous les rapports et dont les parrains furent d'un côté Tseretelli-Gotz, et de l'autre, les héros du parti cadet qui préféraient demeurer derrière les coulisses. Le « Conseil des cinq » ne brillait pas par les noms : à sa tête se mit naturellement Kerensky, qui en investit quatre autres à « son image et à sa ressemblance » : Tereschtchenko, Verkhovsky, Verderevsky et Nikitine, un rôle technique étant réservé à Verkhovsky et à Verderevsky.

Ainsi se forma le directoire, qui devait évidemment être un pont conduisant au consulat. Le naïf travailliste Boulat reconnut ouvertement l'habileté du citoyen Kerensky : « Pendant que nous nous disputions et que nous discourions ici, le pouvoir fut créé sans notre aide... Qui sait, peut-être même n'aurons-nous plus à nous réunir ici [c'est-à-dire dans le Com. Exéc. Centr. — note de N. Bouk.]. La loi martiale est décrétée chez nous. On arrivera chez nous, on invoquera tel ou tel paragraphe et l'on nous dispersera... ».

Ainsi donc, le pouvoir s'édifia simplement : il fut élu par Kerensky, approuvé par Kerensky, rendu responsable devant Kerensky. Kerensky — telle est l'unique source du pouvoir indépendant. Kerensky — tel est le seul vase d'élection de la grâce déversée encore par le gouvernement de la première heure. Kerensky était le chef « reconnu de tous » dans l'« Etat russe ». Ainsi du moins, semblait-il. Et il en était effectivement ainsi. Mais en fait, c'étaient là les derniers efforts de la clique des traîtres à la démocratie, qui commençait à révéler un équilibre de plus en plus instable, ayant perdu déjà tout point d'appui à gauche, et perdant rapidement — malgré tous ses efforts pour le retenir — son point d'appui à droite. L'organisation d'un directoire signifiait en fait la victoire pacifique du général Kornilov : c'était le fruit légal du marché illégal entre le héros de la cravache et l'aventurier de la langue. Le plan de Kornilov consistait précisément en la formation d'un directoire. Il est vrai qu'au moment décisif, Kerensky n'avait pas soutenu Kornilov ; autrement, à la tête du directoire l'on aurait vu Kornilov. Mais, de fait, un pouvoir personnifié en cinq dictateurs et ne dépendant de personne que d'un dictateur-chef, un tel pouvoir constituait la victoire complète des principes du général.

Le contenu correspondait pleinement à la forme. La « liquidation » de la révolte de Kornilov prit le caractère d'un véritable persiflage des masses. Tout d'abord, Kornilov solennellement proclamé traître, demeura en fait commandant en chef jusqu'à son remplacement. Puis Kerensky se nomma commandant en chef, désignant comme chef d'état-major — c'est-à-dire encore une fois comme commandant en chef effectif — le général Alexéïeff, le bourreau tsariste, le meilleur ami du général Kornilov, le participant direct de la conspiration kornilovienne et l'intermédiaire entre Kornilov, Riabouchinsky et Milioukov ; Alexéïeff, qui au début de la révolution menaçait de fusiller « les bandes révolutionnaires qui venaient de Pétersbourg! », Alexéïeff, que lui-même il avait dû chasser sous la poussée de la colère et de l'indignation générale !, Alexéïeff, qui, à la « petite conférence » des hommes politiques de Moscou avait prononcé des « paroles d'or », qu'il répéta à la «Conférence d'Etat » et qui furent imprimées par Riabouchinsky sur la recommandation de Milioukov ! Et c'est cet individu-là qui fut désigné pour épurer l'armée des éléments de la contre-révolution ! Bien plus. Lui-même, un participant de la conspiration, fut chargé d'instruire l'affaire de la conspiration. Kerensky lui-même, souillé de cette boue, chargea son complice d'instruire l'affaire de leur principal associé !

Proclamé traître, le commandant en chef arriva donc dans un hôtel de première classe au lieu d'arriver à l'échafaud, et reçut pour le « surveiller » les troupes qui lui étaient fidèles. Le cadet Paltchinsky fut chargé de la surveillance de Pétersbourg. Les généraux les plus réactionnaires, qui seulement par négligence n'avaient pas eu le temps de passer ouvertement du côté de Kornilov (ou par poltronnerie ne l'avaient pas voulu), furent laissés à leurs postes ou reçurent de l'avancement. Les comités révolutionnaires qui avaient été nommés aux journées korniloviennes et qui avaient dirigé les opérations militaires contre Kornilov, furent déclarés hors la loi. Eux, qui avaient sauvé la révolution et la république, furent déclarés « ennemis de la république ! »

« Les actes indépendants — disait l'ordre du 4 septembre — ne doivent pas être admis dans l'avenir, et le Gouvernement Provisoire luttera contre eux, comme étant des actes anarchiques et nuisibles à la république ». Ceci se passait en même temps que la « lutte » contre Kornilov, cette lutte ne revêtant évidemment aucun caractère « anarchique», est exercée par une bande d'aigrefins kornilovistes. Cela, au moment où des pourparlers officiels sont engagés pour faire entrer dans le cabinet des chefs du parti cadet, compromis dans la conspiration ; au moment où Maklakov est nommé ambassadeur à l'étranger !

Mais pour les masses, il fallait malgré tout trouver une « couverture ». On la trouva en tombant sur les gardes dirigés par l'ex-demoiselle d'honneur. En général, il était impossible de dissimuler la conspiration. Eh bien ! que Marguerite Khitrovo paie en bloc ! — tel était le plan de la respectable compagnie qui livra volontiers le groupe de ses presque partisans, afin de sortir elle-même plus ou moins sèche de l'eau. Une ridicule « répression des conspirateurs » commença : on nettoya l'« Aigle Impérial » à Kiev, la société « le Héros Russe », on arrêta (pour les relâcher immédiatement après) une paire d'ex-grands ducs, mais on laissa prudemment de côté l'âme de la conspiration véritable, et non d'opérette : Milioukov et Goutchkov, Rodzianko et Riabouchinsky, Poutilov et Vychnegradsky, Kornilov et Kalédine, le comité central du parti de la trahison populaire et la « petite conférence » des hommes politiques-conspirateurs — en un mot tous ceux qui, de connivence avec Kerensky, avaient mené les pourparlers pour le plan de la « dictature collective » de sang et de fer.

Les journaux capitalistes qui, aux jours où l'on attendait la glorieuse venue de Kornilov, aiguisaient férocement leurs dents, et avaient commencé à se calmer aux jours de sa défaite, relevèrent de nouveau la tête et recommencèrent à passer à l'offensive. Les personnages officiels représentant l'autorité judiciaire blanchissaient Kornilov avec la même impudence qui leur avait permis auparavant de noircir le parti du prolétariat. Et de connivence avec le procureur réactionnaire Alexandrov, le « démocrate » Stahl déclarait, en montrant du doigt les bolchéviki : « J'estime que la conspiration de droite et celle de gauche sont également criminelles devant le pays » et les obligeants juristes-journalistes expliquaient qu'il n'y avait pas eu de la part de Kornilov de crime « contre l'ordre existant », pour la simple raison qu'« il n'y a pas maintenant en Russie d'ordre existant »5. Ceux que l'on qualifie d'intellectuels — les historiens, les avocats, les poètes, les savants et les dilettantes — s'élancèrent de nouveau à l'attaque contre les ouvriers : le presque-marxiste professeur Wipper, oubliant ses esquisses de la théorie de la connaissance historique, racontait dans l'organe de Riabouchinsky que la révolution russe tout entière engendra la mauvaise volonté des généraux allemands, et son collègue au journal, Balmont, qui jadis avait chanté le soulèvement ouvrier, commençait à composer des odes inspirées à Kornilov, nommant avec servilité ce possesseur d'une physionomie obtuse d'Asiatique, le « fier cygne » de la civilisation russe. Cependant, messieurs les capitalistes étaient également très mécontents de la conduite de Kerensky, dont ils exigeaient une plus grande décision, ou sa démission en faveur de Kornilov. Ceci était un plan élaboré par les conspirateurs. Kerensky n'avait-il pas, au lieu de soutenir Kornilov par la force armée au moment le plus critique, joué la comédie de la lutte contre lui ? Un tel rôle ne convenait plus du tout aux tentatives réelles, aux rois des industries textile et métallurgique. Et ils commencèrent une campagne énergique qui dévoila entièrement le double jeu du « démocrate » haï de la démocratie, Kerensky. La campagne fut ouverte par l'organe de Riabouchinsky Outro Rossii. On démontra documentairement la participation de Kerensky à l'élaboration du plan de dictature militaire, ainsi qu'à l'intention d'écraser Pétersbourg et Kronstadt, à l'appel du troisième corps militaire, à la provocation du « complot des bolchéviki » et à la préparation de la dissolution des Soviets ; il surnagea tout un fatras d'intrigues, de tromperies et de duperies mutuelles. Chaque jour nouveau apportait des informations plus sensationnelles les unes que les autres. Il devenait évident pour tout le monde qu'à côté de l'aventure Kornilov, il existait une aventure Kerensky, qui ne se différenciait « principiellement » de la première que par plus de duplicité et de poltronnerie. « Tu veux te défiler ? Mais tu es nôtre, tu as déjà vendu ton âme et tu as reçu une avance considérable! » — disait le diable bourgeois au ministériable pan Twardovsky, qui possédait déjà alors un compte-courant de presque un million.

Malgré les efforts du directoire de Kerensky pour effacer ses péchés devant la bourgeoisie, cette dernière, sauvant Kornilov, montait à l'assaut. Il est vrai que Kerensky avait proclamé la république, afin de démontrer qu'en Russie « il y a de l'ordre ». Mais il avait supprimé à Pétersbourg le Rabotchy6 et la Novaïa Jizn. Sous prétexte de lutte contre l'anarchie, il préparait en hâte des expéditions de répression contre le Soviet de Tachkent et menait des pourparlers avec les gros bonnets de Moscou : Konovalov, Bourychkine, Tchetverikov, Tretiakov et Smirkov, c'est-à-dire la fleur de la « petite Conférence » de Moscou. Il tentait de dissoudre la « Centre-flotte ». Il nommait au Conseil Militaire le kornilovien avéré Klembovsky. Et cependant la bourgeoisie ne graciait plus son commis : il lui en fallait un autre.

Pendant qu'en haut l'on jouait sans interruption aux « chevaux-fondus » de ministères, ce petit jeu qui était si caractéristique du régime tsariste, lequel s'imaginait pouvoir par des substitutions de personnes arranger les choses, dans les basses couches il se passait un processus de « gauchissement » rapide. Ce processus trouva aussi son expression dans le changement de position des principaux Soviets.

Les chefs petit-bourgeois perdaient de plus en plus, même leur propre assiette. Si auparavant ils exprimaient heureusement le caractère irrésolu de la petite bourgeoisie — des paysans, des gueux des villes, des couches arriérées de la classe ouvrière, — en revanche, ils tournaient maintenant assez nettement à droite : la masse de la petite bourgeoisie témoignait d'une forte attraction vers le prolétariat ; ses chefs témoignaient d'une attraction plus forte encore vers le grand capital. Le sommet bureaucratisé du Com. Cent. Exéc., qui sous la pression des masses, avait pour un certain temps modéré quelque peu son ardeur réactionnaire et son empressement servile, s'était de nouveau précipité à toute vitesse vers le bloc avec la bourgeoisie du cens, et, craignant de reconnaître ouvertement son respect pour les cadets complètement compromis par l'aventure Kornilov, les traînait au gouvernement en qualité de « candidatures d'affaires » — masque sous lequel agissent constamment les jongleurs politiques et les menteurs de profession. Dans ces conditions, craignant la contagion bolchévik grandissante, ces messieurs, déjà à moitié entrés en accord avec les gens du cens, et transformés eux-mêmes en « petits bonapartes », devaient chercher un point d'appui social autre que celui qu'ils avaient auparavant. Et d'autre part il leur fallait, en présence du rapide accroissement du bolchévisme non seulement dans le pays, mais dans les organisations soviétistes, opposer aux Soviets quelque autre force « également — démocratique », et avec cela panrusse. Refouler les Soviets en arrière, sanctionner la coalition, créer l'organisation d'une solide bourgeoisie moyenne, pour que grâce à celle-ci pût gouverner l'oligarchie des finances ; enfin, prévenir la poussée des bolchéviki en opposant une solide barrière « démocratique » à l'« anarchie » révolutionnaire, tel était le plan des Liber et des Dan, dont les noms sont déjà devenus des qualificatifs pour les personnages du type social-traître7.

C'est de ces besoins que surgit le plan de la « Conférence démocratique». Le but posé par les sommités du Com. Cent. Exéc. consistait en la création d'une démocratie à la margarine. Il n'y a rien d'étonnant à ce que ce but ne put se réaliser que par la voie d'un faux. Si la Conférence « d'État » de Moscou devait falsifier la voix de la « nation », en substituant à cette nation des bourreaux galonnés et sans galons, la Conférence Démocratique devait falsifier la voix de la démocratie, en substituant aux paysans, aux soldats et aux ouvriers, le bourgeois moyen aisé et l'intellectuel korniloviste.

Les Soviets, ces uniques représentants de la démocratie révolutionnaire, avaient acquis la troisième place. Au premier rang l'on avait disposé les représentants des zemstvos, des villes, des coopératives, auxquels se joignait toute une queue d'organisations professionnelles-intellectuelles. Les zemstvos pouvaient d'autant plus facilement servir de nouvelle base aux chefs déçus dans leurs calculs, que beaucoup d'entre eux n'avaient même pas été réélus, et de cette façon, le sceau du tsarisme au front, pouvaient servir à n'importe quel truquage, pourvu qu'il fût à reculons. Les villes exprimaient déjà une lassitude de la révolution ; la majorité soc.-révolut. de droite et cadette des conseils municipaux, qui approuvait les exécutions, ne correspondait plus à aucun titre à la disposition d'esprit des grandes masses des villes. Enfin, les employés des coopératives, que les paysans aisés élisaient pour se livrer au commerce des harengs et du savon et auxquels ils n'avaient jamais remis aucun mandat politique, possédaient la confiance entière du citoyen Tseretelli ; car la Jeanne d'Arc des politiciens de coopérative, Mme Kouskova, avait déclaré au Congrès des coopératives, parmi les hurlements enthousiastes de ses partisans du camp des cadets, qu'elle se ferait couper la main, si cette main venait à déposer un bulletin portant les candidats de ce même parti auquel appartenait la belliqueuse coopérante; même les mencheviki liberdanovites lui semblaient trop rouges !

Etant falsifiée par essence, la Conférence Démocratique ne pouvait manquer de s'occuper de falsifications durant toute la période de son activité. Déjà Kerensky, qui avait préalablement défini par la voie de la presse le caractère privé de la Conférence (pour être « d'Etat, » il y manquait tout de même Riabouchinsky et Kalédine !) avait « donné le ton » à la respectable assemblée en déclarant : « l'aventure Kornilov a été réprimée par moi (c'est-à-dire par Kerensky) jusqu'au bout ». (Ceci précisément alors que la commission d'enquête avait dit publiquement qu'il lui « était pénible d'interroger Kornilov ! »).

Puis les discours sans fin des ministres passés et présents se mirent à couler, et à leur suite des représentants innombrables d'innombrables organisations. Tchernov racontait comment dans le ministère de coalition, on l'empêchait de travailler, — et il se prononçait pour le ministère de coalition. Skobelev, qui jadis avait promis de prélever 100 % sur la bourgeoisie, narrait d'une voix inintelligible les difficultés du travail et prenait parti pour la coalition. Zaroudny amusait le public de mauvaises anecdotes de la vie des ministres, affirmant qu'il n'avait rien compris et qu'il ne comprenait rien, et parlait aussi en faveur de la coalition. En un mot, tous les ministres habitués aux commodités de la coalition la défendaient de toutes leurs forces. Et la « masse » habilement cuisinée par des spécialistes de la duperie, fournit 766 voix à la coalition, et 688 contre. Les Soviets avaient par une majorité écrasante voté contre ; par une majorité plus écrasante encore, avaient voté contre, les unions professionnelles ; la flotte s'était prononcée contre sans une exception ; même une moitié des anciennes organisations d'armée avait rejeté la coalition. Les coalitionnistes triomphèrent grâce à ceux auxquels ils avaient d'avance assuré la supériorité : grâce aux membres des zemstvos, aux conseillers municipaux, aux coopérateurs, unis aux social-traîtres de toutes les autres institutions. Mais lorsque l'on posa la question des cadets, même cette majorité choisie n'osa pas voter pour le parti korniloviste de la trahison populaire. Les rossignols de la social-trahison eurent beau chanter, ce numéro n'eut aucun succès. Et lorsqu'il fut démontré jusqu'à l'évidence que la coalition avec la bourgeoisie sans les cadets était un non-sens ; lorsque les menchéviki et les soc.-révolut. virent se poser devant eux la question de l'organisation du pouvoir socialiste « sans bourgeois », ils reculèrent avec horreur devant une telle perspective et votèrent contre la Révolution dans son ensemble.

Il en résulta que la Conférence Démocratique vit s'écrouler sa propre résolution, prouvant ainsi son indigence, découvrant sa nudité sénile et de loqueteuse apparence.

Mais ici parurent sur la scène les prestidigitateurs de profession, dont le premier était le « noble Tseretelli. » Grâce à une véritable fraude, c'est tout juste s'ils ne parvinrent pas à faire triompher la résolution la plus honteuse, proposant de créer un organe « sanctionné » par le bonaparte et destiné à « seconder» le gouvernement pour la création du pouvoir. Les bolcbéviki, Trotski en tête, dont les discours brillants et courageux mettaient hors d'eux-mêmes tous les buffles et tous les valets de la bourgeoisie, firent une sortie démonstrative en réponse à des scènes de moquerie et d'infamie. Les amendements glissés par Tseretelli furent toutefois retirés. Mais la politique effective qui résultait du marché conclu entre Kerensky, Tseretelli, Gotz & Cie, entre les gens des coopératives et ceux du cens, derrière lesquels se tenait aussi le haïssable parti de la trahison populaire, cette politique continua à être mise en œuvre par les héros de la Conférence, même après tous ces événements. Les résolutions votées offraient, lors de la création du pouvoir, d'« exiger la réalisation du programme du 14 août », c'est-à-dire de ce programme que Tchkheidzé avait si chaudement défendu en présence de Kalédine et en l'absence du prolétariat, à la Conférence de Moscou.

Si la Conférence de Moscou au Grand Théâtre avait été la sage-femme du complot de Kornilov, la montagne de la Conférence Démocratique aurait accouché avant tout de la ridicule souris du « pré-parlement ». Un organe de promulgation des lois placé auprès de Kerensky et privé de tout pouvoir, un misérable bureau dans lequel l'effectif fortement réduit de la Conférence était complété par une masse compacte d'hommes du cens, les cadets en tête, contre lesquels la Conférence avait jadis voté — tel fut le résultat des discussions « sur le pouvoir ». Le problème qui consistait à mettre fin à l'irresponsabilité du bonaparte avait trouvé sa solution dans la création d'une pré-Douma, responsable précisément devant celui dont elle devait vaincre l'irresponsabilité.

La Conférence Démocratique se montra stérile comme le figuier de l'Évangile. Mais lorsque messieurs les cadets se réjouissaient malignement de l'« impuissance de la démocratie », ils comprenaient parfaitement que leur joie était toute de façade. Ils savaient parfaitement que l'impuissance du charroi de « démocrates » amené par Tseretelli et approuvé par Kerensky, avait peu de chose de commun avec la démocratie qui se renforçait tous les jours derrière les murs du théâtre Alexandre.

Le résultat de la suite des événements — écrivait l'organe de la banque, Rousskaïa Volia, à l'ouverture de la Conférence Démocratique — des événements remplissant la période allant du moment de la défaite sur le front, au moment de la défaite de la contre-révolution, est que le bolchévisme démagogique a relevé la tête et que la « démocratie organisée » de Pétrograd s'est trouvée prisonnière des léninistes. On peut dire aussi que ce résultat politique du sixième mois de la révolution est « bouleversant », si relative que puisse être sa signification... La Conférence des organisations démocratiques s'est ouverte sous l'action pesante de ces -événements.

L'irrésistible croissance du parti du prolétariat, qui, comme l'a déclaré avec toute la profondeur de sentiments dont elle est capable, une dame patronnesse, Mme Breschkovskaïa — « gâte nos braves, nos bons ouvriers, paysans et soldats ». Ce renforcement de l'armée révolutionnaire du travail mettait la bourgeoisie dans une situation véritablement critique. Dans le pays, un conflit succédait à l'autre : grève des ouvriers des chemins de fer, troubles paysans toujours croissants —- mobilisation des forces soviétistes — n'était-il pas clair que la vague de la guerre civile submergerait le piteux édifice du pré-parlement?

Le gouvernement de la guerre civile. La Révolution d'octobre.

« Tout le pouvoir aux Soviets ! » « Convocation du Second Congrès ! » — tel était le mot d'ordre avec lequel les bolchéviki allaient à la Conférence Démocratique et au pré-parlement. Le parti du prolétariat comprenait parfaitement l'inévitabilité objective de la guerre civile. Il ne restait à la grande bourgeoisie d'autre issue que d'attaquer ouvertement le peuple, contre lequel elle menait une guerre de partisans permanente. En réponse au mot d'ordre du prolétariat, Kerensky saccageait le Soviet de Tachkent ; en réponse à la voix des paysans, « son » Gouvernement continuait les arrestations de comités terriens ; en réponse aux supplications des ouvriers des chemins de fer et des mineurs du Don, on les « réprimait » ; en réponse aux demandes de reconnaissance des droits de la Finlande, on y envoyait des expéditions destinées à la pacification et l'on en éloignait les unités révolutionnaires ; en réponse aux résolutions des ouvriers réclamant la mise en liberté des bolchéviki, on libérait les anciens geôliers et les gendarmes ; enfin, en réponse à la clameur unanime du peuple entier : « à bas les traîtres-cadets ! », Kerensky forma un ministère cadet à l'aide de laquais en livrée, anciens socialistes. Après toutes les révélations, après la persécution de l'armée par les cadets, après l'échec de la révolte et de la trahison des cadets, après la traîtrise de Riga, après le jeu monstrueux de provocation, dont l'enjeu était la peine de mort — Kerensky jette le défi, nommant au ministère des traîtres stigmatisés !

Le gouvernement de guerre civile — c'est sous ce nom qu'est entré dans l'histoire le nouveau cabinet de la république russe.

Konovalov, le plus important des industriels moscovites, l'idéologue et le praticien du sabotage panrusse — est nommé ministre du commerce et de l'industrie, et suppléant du premier ministre. Tout n'est-il pas fini désormais pour les lock-outers ? Tretiakov, encore un industriel et un boursier, l'un des monopolisateurs du rayon textile — est nommé président du Conseil économique. La désorganisation ne va-t-elle pas être maintenant écartée ? Comme contrôleur d'Etat on désigne Smirnov, Smirnov, qui non seulement dans, sa fabrique donnait à ses ouvriers un salaire de famine, les privait de feu et d'eau, mais faisait mourir de faim ses chevaux, afin d'avoir plus tard la possibilité de fermer son entreprise pour des raisons politiques. N'y aura-t-il pas maintenant un contrôle suffisant sur les finances de l'Etat ? Est-ce que cet anthropophage ne remettra pas en ordre le ménage désorganisé du peuple ? Terechtchenko reste ministre des Affaires Etrangères. Mais n'a-t-il pas prouvé l'ardeur de son zèle pour la cause de la paix ? Efremov est nommé ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire en Suisse. Mais ne s'est-il pas recommandé comme le meilleur ami de l'impérialisme anglais? Et n'est-ce pas là la meilleure garantie pour la paix et la liberté ? Kichkine, avec lequel les Soviets de Moscou ont refusé d'avoir aucune espèce de rapport, est confirmé dans son titre de ministre de l'Assistance. Qui donc peut douter qu'il ne remplisse son devoir envers la Révolution ?...

La nébulosité « socialiste » — le collaborateur du Rousskoïe Slowo, Bernatzki, l'« ouvrier » Gvozdev, l'avocat Maliantovitch et les autres dii minores disposés autour du noyau fortement impérialiste (noyau « d'affaires ») des cadets et des korniloviens — était d'avance destinée à rester accrochée derrière le char triomphal du « commerce et de l'industrie ». Il est vrai que le cabinet avait été approuvé par Monsieur Buchanan. Bien plus, les bons amis anglo-français avaient eu recours tout simplement à des exactions politiques et au chantage, afin d'obtenir du Gouvernement de leur nouvelle demie-colonie l'effectif désiré, et ce Gouvernement ne parvint au pouvoir qu'après de mystérieuses conférences des petits bonapartes de Russie avec l'ambassadeur de Sa Majesté George. Mais le peuple russe n'en recevait aucun soulagement. Le rôle objectif du nouveau cabinet ne pouvait être douteux : c'était la provocation à la guerre civile.

Ces messieurs du Gouvernement Provisoire espéraient avec cela être soutenus par les petits propriétaires et par les gens du juste milieu qui s'étaient groupés à la Conférence Démocratique sous l'hégémonie politique des coopérateurs.

« Je dois le dire franchement » — écrivait dans le journal « banquier-démocratique » Den — l'un de ses collaborateurs les plus importants : « partageant complètement le programme politique de la coopération » — « il est impossible de ne pas voir et de ne pas sentir que c'est de là que partira la masse des combattants aspirant à la revanche pour tout ce que le bolchévisme, dans le sens le plus large de ce mot, a apporté et apporte avec lui de sombre et de mauvais. Et j'en suis convaincu : ce ne sera pas seulement une lutte de paroles ». Et l'organe officieux de Kerensky, Savinkov et C°, Volia Naroda, sonnait le tocsin et appelait tout le monde au ralliement sous l'étendard de la lutte contre le bolchévisme, affirmant qu' « il n'y avait pas de place pour le coalitionnisme » et que la « démocratie devait s'unir et, d'une main de fer, forcer le bolchévisme à obéir à sa volonté. »

Dans l'exaspération croissante du marchand de grains, de l'avocat et du coopérateur se reflétait la terreur du possédant devant le communisme menaçant. Cette terreur les inondait d'une sueur froide : leur imagination effrayée se représentait déjà les horreurs des pillages, des massacres, du « partage » général, des pogroms et du « carnage ». Le bourgeois moyen, malgré son réalisme indigent et sali de petit commerçant, n'est au fond jamais réaliste, et malgré son rationalisme qui veut être sobre, il est dominé tout entier par deux sortes d'émotions : la peur, quand ses affaires vont mal, et la vengeance quand « il » a triomphé. Il ferme d'une chaîne la porte de sa demeure et glisse son portefeuille sous son oreiller, lorsqu'aucune nécessité ne s'en fait sentir même au point de vue de ses intérêts ; il devient taciturne comme un ascète, en lisant avec volupté les articles braillards de ses idéologues, alors qu'on lui laisse encore pleine liberté de parole. Mais il crève de sa canne les yeux de ses ennemis vaincus, et il est prêt à amener sa femme, sa fille et sa sœur pour assister à l'exécution de ses adversaires politiques. Son abjection et sa vindicte sont directement proportionnelles à sa lâcheté.

Si exagérées que fussent les « horreurs » que prévoyait ce bourgeois, son instinct presque animal lui permettait de deviner que la collision était inévitable. Pendant ce temps, le capital financier la préparait en toute connaissance de cause et mobilisait toutes ses forces.

L'aggravation de la poussée des classes dans ce sens gagnait toutes les directions à la fois. Dans le domaine économique, on introduisait systématiquement et avec obstination le plan de Riabouchinsky — prendre les ouvriers par la « main osseuse de la faim ». Les lockouts « cachés » et « ouverts » se multipliaient toujours. En présence de l'effondrement complet de l'industrie et de la désorganisation économique complète, la « classe commerciale-industrielle » versait savamment de l'huile sur le feu par un sabotage consciencieusement calculé et toujours croissant. Messieurs les ministres décidèrent enfin de centraliser cette affaire et d'organiser la désorganisation, en élevant le sabotage à la hauteur de principe d'un problème intéressant l'Etat et la nation. C'est précisément dans ce but, c'est-à-dire dans le but de l'augmentation artificielle du chômage et de la famine, déjà grands par ailleurs, que les Smirnov et les Konovalov commencèrent à provoquer avec tout le zèle dont ils étaient capables le « déchargement » — de Pétersbourg d'abord (c'était le point le plus rouge, et par conséquent le plus dangereux), puis ensuite du district de Moscou. Et pendant que les commerçants et les industriels opéraient dans les fabriques et les usines, les établissements financiers commencèrent à suivre dans des proportions encore plus grandes la même politique par rapport aux conseils municipaux « nouveaux », et surtout aux bolchévistes, leur refusant n'importe quel crédit. En effet, pouvait-on inventer une affaire plus « pan-nationale » que le lent resserrement du nœud coulant déjà savonné ?

La politique complétait l'économie nationale. Et avant tout, la politique internationale. Les ardents patriotes étaient tout prêts à conclure n'importe quelle paix en échange de la pacification des ouvriers et des paysans. Les mystérieuses conférences à l'étranger, au sujet desquelles il sourdait quelques informations dans la presse, exprimaient ce besoin arrivé à maturité.

Préparer la reddition de Pétrograd en même temps que sa destruction par les canons allemands — était devenu la pensée secrète des bourgeois russes.

Enfin, des coups de main armés se préparaient aussi à l'intérieur. L'on vit la mobilisation générale et les organisations défaites lors des journées de Kornilov, retranchées le plus solidement possible sur le Don. De cette Vendée russe devait sortir la croisade contre la révolution du peuple russe.

La classe ouvrière de son côté tendait tous ses efforts, se préparant à passer de la défensive à l'offensive. Pour les grandes masses ouvrières, la nécessité de la lutte pour le pouvoir se faisait sentir plus que jamais. Les grèves économiques par lesquelles le prolétariat avait tenté de répondre à la poussée du capital n'étaient d'aucun secours. Elles étaient directement suscitées par provocation du capital, qui transformait cet instrument de lutte en des knock-out de la part des ouvriers. Le pouvoir aux Soviets ! Le pouvoir au Congrès des Soviets ! A bas le Gouvernement ! — ces mots d'ordre étaient devenus si populaires qu'ils n'avaient besoin d'aucune explication.

Les paysans augmentaient toujours plus leur activité, passant au soulèvement direct contre les propriétaires du sol; les répressions quelles qu'elles fussent ne pouvaient plus les intimider, bien qu'elles lui tombassent en abondance sur la tête. La crise mûrissait avec une rapidité stupéfiante...

La déclaration publiée par le nouveau Gouvernement confirmait pleinement les pires craintes : conduire la guerre « en union avec les alliés » ; « mettre en ordre les rapports fonciers sans violation des droits de la propriété foncière existante »; relever les impôts indirects; enfin, mener « la lutte la plus décidée, la plus suivie, la plus systématique contre toutes les manifestations de la contre-révolution et de l'anarchie » — tel était ce « programme ». Traduit en langue vulgaire, il signifiait : brigandage international, protection des agrariens, spoliation des masses, étranglement de la Révolution. Tel devait être et tel fut le programme du Gouvernement de la guerre civile.

En ce qui concerne la question de l'édification du pouvoir, elle devait être « résolue » par la « situation du Conseil Provisoire de la République Russe », publiée sous la signature du citoyen Konovalov. Cette « position » révéla avec une clarté surprenante le rôle des traîtres du social- patriotisme : ils avaient atteint le but de leurs désirs ! Les droits déjà fort écourtés de la démocratie y étaient plumés de tous les côtés. On autorisait avec bienveillance le «Conseil de la République » à « discuter les projets législatifs, au sujet desquels le Gouvernement Provisoire reconnaît nécessaire de prendre l'avis du Conseil » — telles furent les honorables fonctions de cette chancellerie de cour de Kerensky !

Le « Conseil de la République » consultatif, qui devait être en même temps un rempart contre l'Assemblée Constituante (Lvov, Karavulov et d'autres criaient déjà à la nécessité de remettre encore une fois les élections), et contre les Soviets des ouvriers, soldats et paysans — fut, au fond, de prime abord détruit par le parti du prolétariat. Les bolchéviki se retirèrent de ce pré-parlement « réformé », et il perdit immédiatement la signification d'un centre où se reflète entièrement le degré de tension de la lutte des classes.

Le prolétariat mobilisait avec toujours plus de persévérance les forces des Soviets. Le Comité Régional de l'armée, de la Flotte et des Ouvriers de Finlande publia un appel tranchant contre le Gouvernement, qui envoyait des troupes contre-révolutionnaires en Finlande ; on commença à préparer une série de Congrès régionaux et de soldats. Un travail fiévreux commença pour la convocation du Congrès panrusse décidé également en son temps — sous une forte pression de la part des masses — par le Comité Central Exécutif. Le foyer de la vie politique devenait ainsi non le lamentable Conseil de la République, mais le Congrès approchant de la Révolution russe. Au centre de ce travail de mobilisation se tenait le Soviet de Pétersbourg, qui avait démonstrativement élu président Trotsky, le tribun le plus brillant du soulèvement prolétarien.

En même temps, les sommités de la vieille bureaucratie des Soviets, ceux qui encore au temps de la Conférence démocratique reniaient les Soviets, sentant que leur terrain était enfin définitivement perdu, établirent alors leur trahison complète. L'organe officiel des Soviets engagea donc la lutte pour la destruction de ces Soviets !

« Nous (!) voulons remplacer — écrivaient les Izvestia — l'organisation provisoire des Soviets par une organisation permanente complète et générale de l'ordre, de la vie de l'Etat et des régions. Lorsque l'autocratie fut tombée et avec elle tout l'ordre bureaucratique, nous (!) avons construit les Soviets des députés ouvriers, comme des baraques provisoires où pût trouver un refuge la démocratie entière. Maintenant, au lieu de baraques, l'on construit un bâtiment définitif en pierres de taille, et, naturellement, les gens quittent constamment les baraques pour des installations plus commodes, à mesure que l'on achève de construire un étage après l'autre. »

Les défensistes sans abri décidèrent de passer aux « installations plus commodes » de la nouvelle Douma de Boulyguine, qui pouvait « poser des questions » à la clique incontrôlée de la bourgeoisie... Des « démocrates » et des « socialistes » étaient tombés si bas ! Mais ils ne se contentèrent pas de proclamer leur reniement : ils commencèrent une campagne acharnée pour couler le Congrès déjà fixé au 20 octobre. Dans le Bureau du Comité Central Exécutif, le citoyen Dan, ce vieux renard du coalitionnisme, de l'hypocrisie et des transactions de derrière la coulisse, posa le premier la question de contremander le Congrès. Cela ne lui réussit pas. Mais tous les agents locaux du Comité Central Exécutif, tous les menchéviki et les socialistes-révolutionnaires de droite cherchèrent à couler le Congrès ou tout au moins à le discréditer : « par ce Congrès on déprécie la Constituante » ; ce congrès est inutile, car « pour le moment nous avons le Conseil de la République » , ce congrès, c'est la démagogie bolchéviste qui jette la démocratie dans les bras de la contre-révolution », etc., etc., — ainsi trompettaient partout et à tout moment, ceux qui, en fait, n'avaient pas de place dans les grandes organisations de classes des ouvriers et des paysans ressuscités à une vie nouvelle au milieu des tempêtes de la bataille sociale.

La campagne des défensistes contre le Congrès était cependant d'avance vouée à un échec complet par la marche progressive de la lutte des classes dont la flamme ne faisait que grandir de jour en jour. Les propriétaires fonciers, les marchands, les industriels, suppliaient déjà télégraphiquement le Gouvernement de leur envoyer de l'artillerie et des troupes pour la répression des paysans, — le Gouvernement satisfaisait à leurs demandes et enjoignait par circulaire à ses commissaires d'appliquer la loi avec la plus grande sévérité ; il amenait de tous côtés à Pétersbourg des junkers et des troupes de choc ; Tachkent, et en particulier le Soviet de Tachkent, formé de socialistes-révolutionnaires de gauche, était devenu le but constant des aspirations conquérantes de Kerensky-Konovalov ; contre les Finnois, on menait la même campagne de violence, et même le plus « démocrate » des ministres, Verkhovsky, donnait secrètement des ordres pour qu'on arrêtât des commissaires du Comité Régional en cas de « résistance » de leur part; le contrôleur d'Etat, le saboteur Smirnov, avait déjà accompli une offensive directe contre tous les soviets, en élaborant un projet pour leur révision, comme s'ils avaient formé un département de police auprès du ministère de l'intérieur ; à Minsk l'on avait fermé le très populaire Molot ; chez les Lettons, l'on avait fermé le Volnyi Striélok ; pour édifier la classe ouvrière, dans les mystères des chancelleries ministérielles, on préparait déjà la loi sur l'arbitrage obligatoire, c'est-à-dire la loi contre les grèves. Les bandes contre-révolutionnaires avaient commencé à mener presque ouvertement une propagande antisémite de pogroms, contre laquelle le Gouvernement ne trouvait aucune mesure à prendre. En revanche, ce Gouvernement approuva tacitement l'exécution des soldats russes en France, dont certaines nouvelles étaient arrivées jusqu'au pays, puis par l'organe de Terechtchenko, il mit à la retraite Skobelev, que le Comité Central Exécutif envoyait saluer les diplomates alliés, avec des instructions plus que modérées : même lui ne paraissait déjà plus convenir à la cordiale compagnie Terechtchenko-Maklakov-Alexeiev.

Et avec tout cela les cheminots ont le dessus ; la grève générale à Bakou brise la résistance du capital ; les élections aux Doumas de districts à Moscou, donnent une brillante victoire aux bolchéviki, élevant le nombre de leurs voix de 11 à 50 % ; le Congrès de la flotte Baltique se déclare entièrement pour les bolchéviki ; le district entier de Moscou s'agite et bouillonne : les tanneurs sont en grève, les employés de la ville se préparent à entrer en grève, avec les travailleurs sur bois, les ouvriers des industries textiles, les métallurgistes ; dans les Soviets, l'on démolit radicalement tout le passé : les réélections proclament unanimement le triomphe des bolchéviki ; çà et là, les ouvriers descendent dans les rues et exigent déjà que les Soviets passent des paroles à l'action ; enfin, la IIIème conférence de Zimmerwald et le soulèvement des matelots allemands font concevoir de nouveaux espoirs en un mouvement de l'autre côté des tranchées.

Le 30 septembre arrive la nouvelle de l'occupation par les Allemands d'Oesel. Puis l'on reçoit les détails sur les combats maritimes, détails qui font découvrir une nouvelle et monstrueuse provocation internationale sur le front.

Il se dévoile que la flotte anglaise avait tranquillement laissé périr en héros la flotte baltique rouge qui était allée au combat. Il se dévoile que le Gouvernement avait lui-même pris des dispositions pour l'enlèvement des canons qui protégeaient la route de Pétersbourg. Il se dévoile que le chef de la petite conférence des politiciens moscovites, peu auparavant convaincu de livraisons frauduleuses, Rodzianko, avait dans son rapport presque exigé la reddition de Pétersbourg et de Kronstadt et s'était extasié devant les exécutions et l' « ordre » qu'avaient introduit à Riga les Schutzleute de Guillaume II. C'est peu de Riga ! Il faut que l'on détruise la « flotte pervertie ! » Il faut que périsse Kronstadt ! A bas Pétersbourg ! Le mot d'ordre du Gouvernement : « à Moscou ! » — devint clair pour tout le monde : ils fuyaient la Révolution, ces traîtres, ils filaient, comme jadis Thiers avait filé de Paris à Versailles. Qu'il ne s'agissait pas du tout là du péril allemand, — c'est ce qu'avait révélé le général Alexeiev en personne.

Toute l'étendue du nouveau complot s'était maintenant révélée. A Pétersbourg, Paltchinsky devait venir à bout des ouvriers, en aggravant le chômage et en « déchargeant » la ville, transformant le prolétariat conscient en des va-nu-pieds chroniques, incapables d'aucune espèce de résistance ; les centres de la révolution — la Finlande, Pétersbourg, Kronstadt, la flotte — qu'ils soient tous, au pis-aller détruits avec tous leurs maudits Soviets et Comités, par le feu des pièces allemandes, avec la neutralité bienveillante des « alliés » ; le Gouvernement s'organise à Moscou, à côté de la petite conférence, dans la patrie des Konovalov et des Tretiakovski ; sur le Don il se forme une « armée dévouée ». Tel était, en désespoir de cause, le dernier des gros enjeux du capital russe.

Les forces militaires de la contre-révolution se mobilisaient en effet à fond. Les généraux cosaques avaient introduit la levée en masse, fortifié les stanitzi, s'armaient de mitrailleuses et commençaient déjà à expédier leurs unités dans la Russie centrale; les officiers organisaient en secret des détachements de marche, formés d'officiers ; les junkers prenaient le fusil de nouveau — comme au temps de Kornilov. — Les militaires professionnels disaient déjà avec orgueil que ce qui allait venir ne serait pas l'« essai sur le papier » de Kornilov, mais quelque chose de beaucoup plus important.

En dissolvant la Douma d'Empire, le Gouvernement n'avait fait un geste à gauche, qu'afin de continuer sa politique de droite en général. Il était, par le fait, devenu le centre dirigeant de la contre-révolution des Cosaques et des cadets ; il s'écriait déjà : « béni soit qui vient au nom de Kornilow», tâchant par tous les moyens de provoquer la « révolte des bolchéviki. »

Le parti du prolétariat comprenait tout le sérieux de la situation. Il n'était plus question maintenant de démonstrations seulement ou de demi-démonstrations. Les masses se préparaient au véritable combat, non plus au combat de comédie. Elles ne seraient pas allées à une simple démonstration. Tous comprenaient fort bien que l'époque des paroles, de l'agitation, de la propagande, le temps de la préparation était passé : il faut agir, ou autrement on nous écrasera — telle était la disposition d'esprit presque austère des masses. Aucun tapage, aucune excitation joyeuse ni sentimentale : des pensées d'affaires, des paroles d'affaires, une ferme résolution de lutter jusqu'au bout, d'accepter le combat et de le continuer de toutes ses forces jusqu'à la défaite ou jusqu'à la victoire — voici ce que pensaient, voici ce que sentaient les prolétaires, en se préparant à la lutte. Le parti discutait la question du soulèvement : l'extrême aile droite avait déjà arboré le pavillon de combat — il fallait relever le gant et passer immédiatement à l'offensive.

Le premier coup de feu fut tiré par la contre-révolution : des unités cosaques saccagèrent le soviet de Kalouga. Ce ne fut qu'à un pur hasard que les membres du Soviet durent de n'être pas fusillés. Tout subit un saccage barbare, uniquement parce que la vague du mécontentement populaire avait mis à la tête du Soviet de Kalouga les bolchéviki ; les troupes cosaques avaient résolu de s'entraîner contre eux, dirigées par le commissaire du gouvernement provisoire et avec la participation bienveillante des politiciens de la Douma locale. Le commissaire comme les « politiciens » se trouvèrent être des « socialistes-révolutionnaires ». Le premier mot dans la trahison et l'assassinat leur appartenait.

Les événements de Kalouga forcèrent les Soviets à aller rapidement de l'avant. Pendant ce temps, le Soviet de Pétersbourg adoptait déjà la position de combat : une résolution tranchante contre le Gouvernement indiquait que les opérations militaires étaient proches. Les matelots de Kronstadt vouaient à la malédiction le « misérable bonaparte » ; le Congrès des Soviets de la région septentrionale se déroula comme une parade réglée et ordonnée de l'armée de la Révolution ; le Congrès des représentants du VIe corps d'armée déclara refuser quelque aide que ce fût au Gouvernement de Kerensky et proclama la nécessité du pouvoir des Soviets.

Le 20 octobre, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétersbourg décida d'organiser un Comité militaire révolutionnaire. Le Comité central de la flotte de la Baltique, le Comité régional de Finlande, les Comités de fabrique et d'usine, les unions professionnelles, le Soviet de Pétersbourg des députés paysans, l'organisation militaire du parti, etc., y envoyèrent leurs représentants. C'était là l'état-major militaire de la nouvelle Révolution et du soulèvement contre la dictature impérialiste.

Et pendant ce temps, au sein du «Conseil de la République », la droite organisait des ovations bruyantes au général Alexeiev, et l'apôtre de l'impérialisme russe, le cadet Pierre Strouvé, déclarait que « pour le nom glorieux du général Kornilov nous donnerions notre vie ».

A Pétersbourg, sous les yeux de la population tout entière, on se met ouvertement à préparer le soulèvement. Les ouvriers s'arment. Les soldats s'arment. De tous côtés on concentre des forces. Des unités d'armée, des corps d'armée entiers envoient leurs salutations et la promesse de leur soutien. Le congrès de la Ve armée se prononce pour le passage immédiat de la terre aux paysans. Toutes les forces tendues, l'on attend la solution de la crise, se préparant à s'y mêler au moment décisif.

Le branle est donné par le conflit entre le Comité militaire révolutionnaire et l'état-major du district, qui refuse de reconnaître les pleins pouvoirs du Comité.

Il devient évident pour tous qu'une collision est inévitable.

Le 22 octobre (4 novembre), l'on fixe le « jour du Soviet de Pétersbourg » qui se transforme en une revue générale des forces de la Révolution. Le Comité militaire révolutionnaire prend des mesures pour la protection de la ville, nomme des commissaires dans toutes les unités militaires et aux points les plus importants. La disposition effective des forces militaires passe de cette façon au Soviet.

La nuit du 24 au 25 octobre (6 au 7 novembre), les troupes révolutionnaires occupèrent les gares, la poste, le télégraphe, la Banque d'Etat, l'Agence télégraphique de Pétersbourg (P. T. A.). Des ministres isolés furent arrêtés. A 6 h. du soir, la veille encore, le Gouvernement Provisoire avait tenté de supprimer le journal Rabotchiy i Soldat8. Et la même nuit, une partie de ce même Gouvernement se trouvait déjà sous clé. Le pouvoir bonapartiste était renversé sans qu'on eût versé une goutte de sang — si unie, si régulière et si puissante avait été la poussée des ouvriers et des soldats marchant au combat pour le pouvoir des Soviets.

Le 25 octobre (7 novembre), Trotsky, le tribun brillant et courageux du soulèvement, l'apôtre infatigable et enflammé de la Révolution, déclara au nom du Comité révolutionnaire militaire au Soviet de Pétrograd, sous le tonnerre d'applaudissements des assistants, que « le Gouvernement Provisoire n'existait plus ». Et comme une preuve vivante de ce fait, paraît à la tribune, salué d'une formidable ovation, Lénine, que la nouvelle révolution libérait du mystère dont il avait dû s'entourer.

A 10 heures du soir s'ouvre le second Congrès panrusse des Soviets. Dès les premiers mots, il devient clair qu'il n'y a pas de place là pour les défensistes. Maîtres de la situation dans le passé, ils quittent maintenant le Congrès; à leur suite sort aussi la poignée des « internationalistes » dirigés par Martoff, qui se sont tout à coup mis à hurler à la « violence » et à la « conspiration ». Les résolutions du Congrès n'en devinrent que plus unanimes.

Kerensky avait introduit la peine de mort. Le Congrès l'abolit en premier lieu. Kerensky mettait en prison les membres des Comités fonciers. Le Congrès mit en liberté les paysans, les ouvriers, les soldats qui souffraient dans les cachots du Gouvernement bonapartiste. Les décrets relatifs à la paix et à la terre, qui offraient des pourparlers de paix immédiats et la remise des terres aux paysans, furent acceptés avec un enthousiasme comme on n'en avait encore jamais vu. La proclamation du pouvoir des Soviets et l'élection du Conseil des Commissaires du Peuple, avec Lénine en tête, souleva une joie impétueuse du côté des ouvriers et des soldats et déchaîna une haine rageuse, brutale, du côté de la bourgeoisie devenue folle de peur. Lénine à la tête du Gouvernement russe — cela ne devait-il pas sembler le monde renversé à tous les « éléments bien intentionnés » ?

Si à Pétersbourg le pouvoir avait été conquis presque sans un coup de feu, en revanche dans l'autre centre — à Moscou — la lutte avait été acharnée et cruelle. Ici s'étaient dessinés plus nettement que partout ailleurs, tous les groupements de classes, qui s'étaient instruites dans l'action, dans le processus de la lutte armée, les positions des classes, des groupes, des partis, des organisations. Les ouvriers, dirigés par le parti du prolétariat — avaient assumé la plus grande responsabilité. Les soldats,— toute la garnison comme un seul homme — marchaient de pair avec les ouvriers. Les bolchéviki et les socialistes-révolutionnaires de gauche — d'un côté de la barricade. La grande bourgeoisie, les propriétaires, les socialistes-révolutionnaires de droite et les sommités des organisations menchévistes, les généraux, les officiers, les junkers et les Cosaques — de l'autre. Fusil contre fusil ! Mitrailleuse contre mitrailleuse !

Le prolétariat de Moscou était entré dans la lutte sans y être préparé. Son but était un but unique — soutenir les camarades de Pétersbourg. Périr, mais soutenir.

Le signal du soulèvement fut donné par le parti du prolétariat, en occupant le poste de ses détachements armés. Plus loin, les événements se développent vertigineusement vite. Organisation du Comité militaire révolutionnaire, occupation du Kremlin, sa reddition, combats au centre et à la périphérie; moment tragique où les détachements des junkers expulsent presque les troupes soviétistes du centre ; leur échec, et, enfin, hâtée par le feu de l'artillerie lourde, la victoire — sous le tonnerre des pièces de siège, le pétillement des mitrailleuses et le sifflement des balles de fusil, toutes ces scènes paraissaient et disparaissaient devant la « très pieuse » capitale de la Russie, qui vivait déjà pour la seconde fois un soulèvement révolutionnaire...

La victoire fut obtenue uniquement grâce à l'héroïsme exclusif des ouvriers et des soldats eux-mêmes. Les gardes-rouges se battaient comme de véritables lions de la Révolution, avec un dévouement aveugle, avec une bravoure ne connaissant pas la peur. Coude à coude avec eux marchaient les soldats, le détachement de Dvinsk à leur tête, le détachement de choc de la Révolution. Ces soldats de Dvinsk avaient été jetés dans les prisons du front, puis dans la prison de Boutyr par le socialiste-révolutionnaire Kerensky. Ils avaient été délivrés par les ouvriers de Moscou. Et ils avaient juré de lutter jusqu'au bout. La lutte de Moscou fut réellement la lutte des masses elles-mêmes, énergiques, débrouillardes, actives et braves, comme seuls peuvent être braves des fils du peuple qui rejettent les chaînes de l'esclavage et de l'oppression.

Contre le peuple se battaient les détachements des junkers sous le commandement du soc.-révolut. Riabtzev. Le centre organisateur général était la Douma municipale, qui avait créé le « Comité de Salut » contre-révolutionnaire. Le soc.-révolut. Roudnev complétait heureusement le soc.-révolut. Riabtzev, ayant créé et armé la garde blanche de la bourgeoisie.

La grande bourgeoisie avait préféré agir dans l'ombre. N'avait-elle pas des agents suffisamment sûrs dans les terroristes du passé ?

A peine quelques jours auparavant, ces social-traîtres avaient protesté dans les Soviets contre la garde-rouge, craignant, disaient-ils, une « scission entre les soldats et les ouvriers ». Maintenant que soldats et ouvriers s'étaient mis à verser en commun leur sang, ces messieurs avaient armé les fils de famille, propriétaires et bourgeois, dirigeant leurs fusils contre les soldats et contre les ouvriers ! Le Soviet de Moscou des députés des soldats, où la majorité appartenait aux soc.-révolut. et aux menchéviki, siégeant dans le même édifice que les chefs des prolétaires et des paysans soulevés, avait fourni des cadres choisis d'espions de Kerensky, qui suivaient, livraient, trahissaient et jugeaient les bolchéviki faits prisonniers. Les soldats le destituèrent. Mais les généraux « socialistes » des coalitionnistes continuèrent son œuvre. Ayant adopté tout d'abord le « noble » mot d'ordre : « Assez de sang versé », ces misérables imprimaient par centaines de mille exemplaires des nouvelles mensongères annonçant que Kerensky avait déjà pris Pétersbourg ; il leur fallait (car c'était là ce qu'il fallait au capital) briser les forces des ouvriers et des soldats, non seulement par la force de la garde blanche, mais aussi par la force du mensonge et de la calomnie massive.

Mais trop profonde était la haine envers les oppresseurs. Moscou fut pris de force. Mais il fut pris.

Le 29 octobre (11 novembre), à Pétersbourg, les anciens chefs de la petite bourgeoisie tentèrent de soulever une révolte des junkers. La révolte fut réprimée en quelques heures, et son organisateur — Götz — s'enfuit. Kerensky, ayant rassemblé le reste de ses troupes, marcha un instant sur Pétersbourg. Mais les troupes rouges le battirent à plate couture sous Gatchina, et lui, qui avait solennellement déclaré que ceux qui tenteraient de renverser la coalition, passeraient par-dessus son cadavre, prit la fuite honteusement, tel un lâche et un perfide.

Malgré la résistance armée, la Révolution avait vaincu dans les centres importants. Ce fait tranchait la destinée de l'ancien pouvoir. La dictature des impérialistes avait été remplacée par la dictature du prolétariat, soutenu par les campagnes pauvres. Plus tard commença son offensive contre l'ennemi qui avait déjà rendu sa principale position, et sa lutte héroïque contre l'impérialisme mondial, lutte pour la destruction du capital, pour la mise en exécution active de la réorganisation socialiste de la société.

La bourgeoisie distingue toutes les révolutions en « glorieuses révolutions » et en « grandes révoltes ». Les glorieuses révolutions — c'est lorsque les ouvriers et les paysans tirent les marrons du feu pour la bourgeoisie; les « grandes révoltes », c'est lorsque les ouvriers ne veulent pas se contenter d'un rôle aussi modeste ; c'est lorsqu'ils dépassent les limites fixées par le capital. « Nec plus ultra » dit la « glorieuse révolution » au prolétariat : « le pouvoir et la propriété appartiennent à la bourgeoisie ». « En avant, au-delà de ce trait maudit ; en avant, place au socialisme » dit la «grande révolte». La Révolution d'octobre a été une « grande révolte » pour la bourgeoisie. Mais pour le prolétariat elle a été réellement une glorieuse révolution. Sous ce rapport, entre mars et octobre, il y a un abîme profond.

Tout le monde a été forcé de « saluer » la Révolution d'octobre; elle était « claire », sous des « vêtements purs », « lumineuse », « innocente », — car elle était « omninationale ». Puisqu'elle avait reçu le sceau, même des ennemis de toutes les révolutions comment n'eût-elle pas été bonne et belle ? Aux yeux de la bourgeoisie, la Révolution de mars était, en somme, acceptable, parce qu'ayant renversé les sauvages agrariens, elle avait livré le pouvoir à la bourgeoisie impérialiste. A cela, les bourgeois « consentaient ». Ici, le rôle libérateur de la Révolution leur semblait clair : n'étaient-ils pas parvenus les premiers à se placer derrière le bouclier du pouvoir ! Il est vrai que dès le premier jour ils avaient senti que la Révolution irait de l'avant, qu'il leur fallait être sur leurs gardes ; mais, tout en préparant la corde, ils souriaient joyeusement, s'extasiaient et pleuraient de cet « enthousiasme révolutionnaire » dont soudain furent saisis tous ceux qui, quelques jours auparavant, se donnaient encore le mot d'ordre « plutôt la défaite que la Révolution ». Les publicistes et les poètes appelaient la Révolution : la Résurrection du Christ, parce que le pouvoir agrarien tsariste qui écrasait quelque peu les pieds de la « classe commerciale et industrielle » avait été précipité, et que le Christ bourgeois s'était dressé sur ses deux pieds auprès du pouvoir. Tous les « intellectuels » vivant des aumônes de la table des seigneurs, en commençant par les ex-solistes de S. M. et en finissant par la bohème irréductible, applaudirent unanimement à la Révolution de mars.

Toute autre se présentait devant la « société instruite la Révolution ouvrière d'octobre. Inanimée, étroitement de classe, couverte de sang, vandalesque, « sans un grain d'idéalisme », violente, conspiratrice, quelque chose comme une révolution « contre-révolutionnaire » — telle était, aux yeux des pillards capitalistes, la plus grande révolution du prolétariat qu'ait vu le monde.

La propriété capitaliste est une loi de la nature — c'est là un axiome de la révolution bourgeoise qui délivre cette propriété et son annexe personnelle, des biens du féodalisme. La propriété capitaliste est destinée à être détruite avec les restes du féodalisme — c'est là l'axiome de la révolution prolétarienne. C'est pourquoi la révolution prolétarienne est la négation de la révolution bourgeoise; elle est la négation de l'ordre bourgeois en général. Dans la révolution bourgeoise, la société ne perd que sa vieille coquille politique, le pouvoir passe des mains d'un groupe de possédants aux mains d'un autre, des mains des nobles aux mains de la bourgeoisie. Il est vrai que comme la bourgeoisie accomplit cette opération tout de même un peu risquée, par les mains des ouvriers, des paysans, de la petite bourgeoisie, quelque chose change pourtant dans les rapports de production. Mais le monopole de classe des possédants reste intact. En principe, non seulement il n'est pas aboli, mais il en reçoit son fondement capitaliste.

Toute autre est la révolution socialiste ; c'est avant tout la révolution des rapports de production. Car elle ne modifie pas la monopolisation des moyens de production par une poignée de possédants : elle détruit cette monopolisation. Elle ne signifie pas le changement de place des groupes possédants : mais leur expropriation.

La révolution bourgeoise actuelle est la répétition des événements que l'Occident a vécus il y a cent ans. La révolution socialiste est un nouveau levier qui renverse tous les rapports constitués.

Le soulèvement victorieux d'octobre a montré que non seulement la révolution socialiste est possible en Russie, mais qu'elle y est historiquement indispensable. Contre les forces réunies de l'ennemi s'est avancée la masse innombrable, qui a balayé cet ennemi dans les centres principaux de la vie sociale avec une facilité à laquelle personne ne s'attendait. Les bavards puérils de la pensée « socialiste » tournant à vide, qui voient leur vocation historique dans la critique du communisme ouvrier, ne comprenaient et ne comprennent pas que le fait même de la dictature victorieuse témoigne déjà de la justesse historique du bouleversement socialiste. Mais l'unique activité créatrice dont les chefs en retraite de la petite bourgeoisie soient capables durant la lutte héroïque, est l'invention d'épithètes injurieuses nouvelles...

La grande Révolution d'octobre, accueillie par les hurlements sauvages et les grincements de dents de la bourgeoisie, devait immanquablement trouver son écho parmi le prolétariat de l'Europe occidentale: pour la première fois, depuis qu'existe la lutte de classes, le prolétariat a pris d'une main ferme le pouvoir d'Etat. Le spectre rouge du communisme est apparu, gigantesque ! La bancocratie européenne commence à s'agiter et à se précipiter. Elle aspirait à une dépression définitive des bolchéviki — elle a vu venir la répression de la bourgeoisie russe. Au pouvoir se trouve le parti qu'elle haït le plus, le plus extrême, le plus conséquent, le plus anticapitaliste, le plus révolutionnaire !

Dans le magasin à poudre de la vieille Europe ensanglantée, est tombé le brandon de la Révolution socialiste russe. Elle n'est pas morte. Elle vit. Elle s'élargit. Et elle se confondra inévitablement avec l'immense soulèvement triomphal du prolétariat mondial.

Notes

1 Dans le droit romain , la propriété est définie par le « droit d'user et d'abuser » (jus utendi et abutendi). (Note de la MIA)

2 Novoïe Vremia, 11/8/1917.

3 Retch, 16/8/1917.

4 Birjevïa Viédomosti, 17/8/1917.

5 Rouskoïe Slovo, 25/VII 1917.

6 Rabotchy Put, nom sous lequel est publié la Pravda entre le 3(16) septembre et le 26 octobre (8 novembre) 1917. (Note de la MIA)

7 En Russie, l’on dit couramment maintenant « un liberdanovetz » pour un social-patriote du type Liber et Dan.

8 Titre utilisé alors par la Pravda. (Note de la MIA)


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