1917

Extraits traduits in Marc Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, 1997, pp. 963-966. Source : Spartak, 20 mai 1917, pp. 3-6. Première mise en ligne par le Collectif Smolny.

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La guerre et le socialisme révolutionnaire

N.I. Boukharine


Dans les milieux ouvriers, deux points de vue se sont toujours opposés en ce qui concerne le problème de la guerre : une perspective petite bourgeoise et une perspective prolétarienne. La première considère avant tout les intérêts de la patrie capitaliste, exigeant seulement la démocratisation de l’ordre gouvernemental. La seconde prend pour mesure les intérêts du prolétariat international. Les intérêts de la révolution internationale.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que le premier point de vue puisse exister parmi les prolétaires. Les travailleurs ne sauraient prendre conscience, du premier coup, des antagonismes qui opposent leurs intérêts propres à ceux de leurs maîtres. De même, ils ne sauraient mesurer tout de suite combien le mouvement révolutionnaire international est important pour eux et ils se consacrent plutôt à la défense de leur pays, autant dire à la défense du système étatique mis en place par ceux qui les exploitent et les assujettissent.

La bourgeoisie dispose d’une grande quantité de moyens pour mystifier les travailleurs. Il suffit de mentionner ces journaux qui, au jour le jour, mentent, calomnient, dénaturent les faits, égarent et trompent les masses. Cela explique comment la bourgeoisie peut assujettir les esprits.

Nous sommes actuellement à une époque où l’ensemble des rapports sociaux traditionnels éclate sous la pression des événements. La guerre mondiale a déchaîné un ouragan (...). La paix sera faite par d’autres que ceux qui en sont à l’origine ou qui l’ont déclenchée.

La guerre actuelle est une guerre capitaliste. Et chaque guerre capitaliste est un cas particulier de la concurrence entre les différents groupes pour le partage des revenus que peut procurer le travail fourni par les classes exploitées. De nos jours, la concurrence entre les capitalistes a sensiblement changé de nature. Dans les pays de transition, elle porte presque exclusivement sur la concurrence à l’extérieur, c’est-à-dire contre les capitalistes étrangers pour la domination du marché mondial. À l’intérieur des frontières de chaque pays capitaliste, le gros capital a entièrement dominé la petite production. Il a unifié la vie économique, pris, dans son étau d’acier, les monopoles industriels, les a associés aux grosses banques qu’il a placées à sa tête. Ainsi s’est constituée la puissance formidable du capital financier, unifiant la banque et l’industrie, plaçant tout l’appareil économique entre les mains d’un petit groupe de directeurs de banques et de rois de l’industrie. L’artisanat fut réduit à rien, la petite industrie subit le même sort. Les fortunes moyennes se métamorphosèrent en appendice du gros capital. Il n’y eut plus guère de concurrence entre capitalistes car il n’y avait plus personne à vaincre : tout était entre les mains d’un petit groupe qui monopolisait la production. La vie économique d’un pays devenait le patrimoine despotiquement géré par la clique qui était à la tête du capital financier.

Mais si la concurrence dépérissait à l’intérieur des pays capitalistes, cela ne signifiait pas qu’elle eût disparu, au contraire. Elle renaissait avec une puissance redoublée entre les nations, c’est-à-dire entre leurs classes dirigeantes. Naguère la rivalité s’exerçait à l’intérieur des frontières ; avec la formation des trusts, chacun d’entre eux est entré en concurrence avec les autres. Aujourd’hui, chaque grand État (Grande-Bretagne, Allemagne, Amérique) s’est converti en une sorte de super-trust, qui mène le combat avec un autre dans le but de se partager les pays faibles et attardés.

La guerre est un des moyens pour atteindre ce but. L’arme en est l’appareil d’État, gagné par le militarisme et militarisé. L’État lui-même (la patrie capitaliste) , n’est en fait que la forme organisationnelle que s’est donnée un groupe de bourgeois qui ne veulent pas seulement préserver leurs biens mais accroître leur puissance pour augmenter privilèges et revenus. Ainsi, l’État est une sorte de gigantesque association d’entrepreneurs, le trust d’un capitalisme d’État ; le pouvoir exécutif (le ministère) constitue la direction de cette énorme firme. L’entrée d’une paire de soi-disant socialistes dans l’un de ces gouvernements ne change rien à l’affaire. C’est un peu comme si les patrons, pour calmer les travailleurs, les invitaient à participer aux bénéfices et, pour ce faire, comptaient deux d’entre eux qui seraient autorisés à avoir accès au bureau du directeur général. La forme de régime choisie par la bourgeoisie ne change rien à l’affaire. Naturellement, pour la classe ouvrière, la nature du régime n’est pas indifférente, car, en république, elle peut mieux mener la lutte des classes qu’en monarchie. Mais, au fond, la forme que prend le pouvoir bourgeois ne modifie en rien ses limites.

Ainsi, à notre époque, la concurrence entre les capitalistes est, en gros, une concurrence à l’échelle mondiale entre les groupes d’alliés qui prennent le nom de « grandes puissances » ou encore de « patries ». Elles s’en prennent avant tout aux petits pays : « sauvages » des pays tropicaux, États demeurés agricoles comme la Turquie, la Serbie, etc. et puis leurs intérêts se heurtent lors du partage.

La concurrence des patries capitalistes est devenue particulièrement acharnée ces dernières années parce que les grands carnassiers ont déjà pillé et partagé entre eux le monde entier. Il leur faut penser à un re-partage, à un pillage de l’un par l’autre. Voilà pourquoi nous parlons de guerre inexpiable, et que nous disons que seule la révolution du prolétariat socialiste pourra y mettre fin.

Voyons maintenant quels sont les intérêts des travailleurs dans les guerres de ce type. La politique de pillage d’un Gouvernement bourgeois peut apporter aux travailleurs un mieux-être temporaire. C’est un fait. Ayant pillé les terres des autres, ayant acquis de nouveaux débouchés, occupant de nouveaux territoires où les capitaux peuvent se placer avec profit, la bourgeoisie développe en force son économie. L’industrie croît plus vite, la demande en travailleurs augmente, les salaires montent. Pour dire vrai, dans les colonies, les bourgeois écorchent vifs les peuples « demi-sauvages » quand ils leur apportent la « civilisation européenne », en ne donnant aux travailleurs qu’un sou pour vivre.

La victoire de « la patrie » pose des problèmes de même nature. Certes, elle permet un développement plus rapide de l’industrie et les bourgeois peuvent, en quelque sorte, en partager les profits avec les ouvriers, leur donnant une augmentation pour services rendus. En cas de défaite, les bénéfices des fabricants diminuent, les salaires subissent également une baisse. Voilà ce qui lie les intérêts des capitalistes et les intérêts des ouvriers (...) et qui fait que, dans la majorité des pays, au début de la guerre les ouvriers ont suivi leurs Gouvernements. Cette façon de voir fut celle des sociaux-patriotes, petits-bourgeois du type Scheidenmann, Plekhanov, Guesde, à la traîne des impérialistes. Leur théorie est l’expression exacte, la justification « immortelle » de cette harmonie des intérêts entre le Capital et le Travail. Mais la pratique, entrer dans le Gouvernement de la bourgeoisie comme l’ont fait Thomas, Vandervelde, Sembat, Tseretelli, émane des intérêts généraux de l’État bourgeois. Pourquoi disons-nous que cette théorie et cette pratique constituent une trahison des intérêts du prolétariat ?

Prenons un exemple. Imaginons deux usines géantes, l’une appartenant à Schulz, l’autre à Sidorov. Dans la première travaillent des Allemands, dans la seconde des Russes. Ils se livrent une concurrence à mort. Ils ont déjà absorbé leurs concurrents de petite taille et se livrent à des accrochages furieux. Et voilà que Schulz va voir ses ouvriers et leur dit : « Nos affaires se présentent d’une façon telle que de deux choses l’une : ou bien notre usine périt ou bien c’est celle de Sidorov ; si vous m’aidez à écraser ces gros porcs de Russes, tout ira bien pour nous et vous recevrez une augmentation ». De son côté, Sidorov s’adresse à ses ouvriers et leur dit : « Mes enfants, les Allemands sont en train de nous avoir ; nous somme dans une mauvaise passe, donnez moi un coup de main, je vous donnerai une augmentation ». Supposons que les ouvriers écoutent leurs maîtres, qu’ils les aident, causant toutes les « crasses » possibles, les Allemands aux Russes et réciproquement. Supposons que, dans cette épreuve, Schulz l’emporte. Il avale les entreprises de Sidorov, agrandit la sienne, utilise les ouvriers de Sidorov. Ses ouvriers (Allemands) reçoivent une augmentation.

Les semaines passent (...). Un beau jour, les ouvriers allemands veulent faire grève. Mais les ouvriers d’origine russe les gênent, ils n’ont rien de commun avec eux et ne veulent pas d’histoires. Désormais, Schulz peut faire ce qu’il veut des uns et des autres. Désarmés, ses ouvriers allemands ne peuvent plus faire grève ni répondre. La solidarité des travailleurs est brisée, Schulz l’a étranglée à la gloire de sa puissance. Ainsi, les ouvriers ont vendu leurs intérêts à long terme pour une poignée de roubles ou de marks et ils se sont vendus eux-mêmes (...).

Telle est la situation à laquelle amènent, à l’échelle mondiale, les appels de Scheidemann et de Plekhanov. Pour eux, ce qui compte avant tout, ce sont les intérêts de la « patrie » ; mais il s’agit en réalité des intérêts de l’État bourgeois qui coïncident seulement avec les intérêts immédiats de la classe ouvrière de tel ou tel pays et qui sont absolument opposés aux intérêts à long terme de cette même classe ouvrière, au mouvement ouvrier dans son ensemble c’est-à-dire aux intérêts de la révolution socialiste et à la libération de la classe ouvrière (...).


Signé N.B.


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