1916

Article écrit en 1916, pour le Recueil du Social-Démocrate, qui le refuse. Première publication dans un autre recueil : « Revolyutsia prava : sbornik pervyi » [La révolution a raison : premier recueil], Moscou, 1925, p. 5-32 [WH 1150]. Traduit par Maurice Andreu d'après l'édition anglaise de Richard B. Day, N. I. Bukharin, Selected Writtings on the State and the Transition to Socialism, 1982. Correction de citations par la MIA d'après les textes originaux cités.

 

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Contribution à une théorie de l'Etat impérialiste

N.I. Boukharine


Beaucoup de « socialistes », s'il est possible de les nommer ainsi, sont consciemment en train de s'engager dans un vertigineux « mouvement vers la droite »1. Considérée sous l'angle de l'idéologie, l'action de ces « socialistes » (dont le nom est Légion) représente la conséquence logique de toute une série de reculs du marxisme. Insignifiants au départ, ces reculs font boule de neige et sont bientôt transformés (selon les « besoins » des gouvernements et les « capacités » des idéologues) de reculs en apostasie (vulgo) formelle, en trahison. Les plus lâches et les plus hypocrites dissimulent leur migration en répétant les « vieilles » phrases et la vieille terminologie (un exemple : le marxiste russe Potressov, qui débite le slogan de la « lutte patriotique »). D'autres (comme le social-impérialiste allemand Heine) en appellent directement à la « raison d'Etat » de Bismarck et à la « raison militaire » de l'Etat major général. Avec le temps, bien sûr, toutes nos sirènes commencent à chanter sur le même air : il y a une logique objective qui est ici à l'œuvre et qui ne peut pas être renversée une fois mise en mouvement. Il est dans la nature de notre époque de relever toutes les questions de tactique jusqu'à des hauteurs de principe sans précédents. Aujourd'hui les choses doivent être pensées jusqu'au bout ; car ce que beaucoup ont pris autrefois pour de la « scolastique académique », de la « théorie grise », etc., a maintenant acquis la signification la plus pressante, une signification pratique. Et c'est précisément pour cette raison que tant de gens ont décidé de « réapprendre ». Ils étaient contraints d'agir ainsi : fata volentem ducunt, nolentem trahunt2. Esquiver les questions, obscurcir les problèmes et devenir un conciliateur serait la ligne la plus désespérée de toutes maintenant qu'a été démontré en pratique l'abysse qui sépare les tactiques (et donc aussi bien les théories) du marxisme et celles de tous les fantômes du réformisme.

Parmi les questions générales qui sont devenues particulièrement aiguës, il y a celle des relations entre la social-démocratie et le pouvoir d'Etat. Ce développement s'explique par deux circonstances étroitement liées. En premier lieu, l'époque impérialiste est celle d'une lutte intensifiée de la part des trusts capitalistes d'Etat ; par conséquent la question de la puissance militaire de l'Etat (sa « Machtpolitik ») prend une énorme importance. En second lieu, la même époque donne aussi au pouvoir d'Etat une signification sans précédent dans la vie « interne » des peuples, car les tentacules de ce monstre pénètrent toutes les fissures et embrassent tous les aspects de la vie sociale. C'est précisément à ce moment — quand le pouvoir d'Etat « assassine et détruit » les peuples dans l'intérêt des affaires économiques des classes dirigeantes, quand la lutte de classe la plus vive doit devenir le mot d'ordre du jour pour le prolétariat de tous les pays — que les Gentilshommes patriotes mettent les points sur tous les « i ». En politique étrangère, ils deviennent des ardents partisans des armements, et donc du massacre impérialiste ; en politique intérieure, ils apparaissent comme des apologistes de la paix civile. Ils avaient adhéré au slogan : « Paix pour les chaumières et guerre aux châteaux ! » ; ils en ont maintenant une autre version : « Paix pour les châteaux et guerre aux chaumières des autres peuples ! ». Une orientation vers les intérêts du prolétariat international a été remplacée par une orientation en faveur des intérêts de l'Etat impérialiste. Les anciens prêtres de la liberté, les démocrates et les socialistes, se sont couchés devant les bottes des généraux ; et c'est seulement pour se moquer qu'on peut dire qu'ils « ne léchaient pas les pieds et même les mains des forts ». Suffocant d'émotion, en fait ils lèchent à la fois les mains et les pieds du « fort » avec une égale ferveur.



1. La théorie générale de l'Etat



1) L'Etat comme une organisation des classes dirigeantes. 2) L'origine de l'Etat. 3) L'Etat comme une catégorie historique. La société socialiste et l'Etat. 4) Les fonctions de l'Etat. 5) Types d'Etat. L'Etat impérialiste comme une catégorie historique.

Dans la littérature social-patriote de tous les pays, on peut observer un clair retournement du mouvement normal de la pensée. Des concepts et des termes qui avaient autrefois un sens bien précis sont remplacés par des « phrases générales ». Autrefois, une personne devait savoir « différencier » ; aujourd'hui, au contraire, on préfère travailler avec les concepts les plus indifférenciés, tels que ceux de « nations », « peuples », « intérêts de tous » etc.

Utiliser ce genre de termes généraux est à la fois plus facile et, pour certains usages, plus commode. Ainsi, il devient nécessaire de réitérer les vieilles vérités, qui étaient autrefois des lieux communs, afin de repousser l'intolérable ordure quasi-théorique à laquelle le public des lecteurs se heurte de tous les côtés. La question de l'Etat impérialiste doit être préfacée par celle de la nature de l'Etat en général, et c'est par là que nous commencerons.

Le nombre des définitions de l'Etat est infini. Nous ignorerons toutes les théories qui voient dans l'Etat une sorte d'« essence » téléologique ou métaphysique, « la réalité de l'idée morale » (Hegel), etc. Sont également inintéressantes, pour nous, les nombreuses définitions données par les juristes qui abordent l'Etat du point de vue limité du dogme juridique formel et donc aboutissent, pour la plupart, à un cercle vicieux — définir l'Etat en partant de la loi, et la loi en partant de l'Etat. Les « théories » de cette sorte ne fournissent aucune connaissance positive, car elles sont dénuées de base sociologique et flottent dans les airs. L'Etat peut être compris seulement comme un phénomène social. Par suite, on doit connaître sa nature sociale, ses fonctions sociales, sa genèse ; en d'autres termes, nous avons besoin d'une théorie sociologique de l'Etat. Le marxisme propose précisément une telle théorie. Du point de vue marxiste, l'Etat n'est rien que l'organisation la plus générale des classes dominantes, sa fonction de base étant de préserver et d'étendre l'exploitation des classes opprimées. L'Etat est une relation entre les gens — une relation de domination, de pouvoir, et d'asservissement. Il est vrai que le fameux Code d'Hammourabi, il y a environ deux mille cinq cents ans avant J.C., annonçait que le but de l'Etat était « d'établir la loi dans le pays, d'éliminer la méchanceté et le mal, afin que le fort ne fasse plus de tort au faible »3. Il est aussi vrai que ce mensonge ancien règne encore aujourd'hui, que tous les enseignements sur le « but de l'Etat » ne sont que la répétition de ce mensonge. « L'ordre d'Etat [Ordnung] et les lois n'existent pas pour le bénéfice des gouvernants [des Herrschers], ni pour préserver et accroître leur richesse personnelle, mais pour le bénéfice des gouvernés »4. Le fouet n'existe pas pour le bénéfice du maître mais pour l'éducation de l'esclave — telle est la thèse de la science bourgeoise contemporaine. Naturellement, en réalité, les choses sont tout à fait différentes. Dans la mesure où les organisations du pouvoir d'Etat sont construites selon un plan et sont consciemment réglées (ceci n'arrive qu'à une certaine étape du développement de l'Etat), dans la mesure, autrement dit, où l'on peut parler d'un Etat ayant un but, ce but doit être défini par les intérêts des classes dirigeantes et seulement par ces intérêts. Cette situation n'est en rien contredite par le fait que l'Etat remplit, et a rempli, une variété de fonctions socialement utiles. Ces dernières sont simplement une condition nécessaire, la conditio sine qua non de l'existence du pouvoir d'Etat. Ainsi, les « activités socialement utiles » de l'Etat sont essentiellement les conditions pour prolonger et favoriser au plus haut point l'exploitation des classes asservies de la société contemporaine, surtout du prolétariat. Dans leurs politiques, les classes dirigeantes sont guidées par certains calculs, et le principe de l'économie des forces prévaut aussi dans l'organisation de l'Etat. L'Etat construit des chemins de fer, entreprend des travaux d'irrigation, bâtit des écoles, etc. Pourquoi ? Parce que c'est le seul moyen de faciliter le développement ultérieur des relations capitalistes, d'assurer qu'une plus grande masse de valeur est créée et s'écoule dans la poche de la classe capitaliste, de garantir que le processus d'exploitation marchera toujours plus en douceur et tranquillement. L'Etat prend nombre de mesures sanitaires, s'avance comme le « protecteur du travail » (droit du travail, etc.). Pourquoi ? A nouveau, non parce que les prolétaires asservis ont de beaux yeux, mais parce qu'il est profitable pour la classe dirigeante, dans certaines conditions, de s'engager dans cette voie. La classe dirigeante agit aussi bien pour un de ses intérêts directs (par ex., l'Etat contemporain est intéressé par un bon matériel militaire et par conséquent, à l'occasion, il n'a rien contre des mesures qui retardent un peu la dégénérescence nationale), que pour un autre, basé sur des considérations stratégiques dans la lutte de classe contre les opprimés. Dans ce cas, le principe de gouvernement est encore l'intérêt des classes dirigeantes, qui est seulement caché par un pseudonyme — l'intérêt de la « nation », du « peuple », de « tous ». Et l'Etat reste l'organisation de « la classe la plus puissante, économiquement dominante, qui, par le moyen de l'Etat, devient aussi la classe politiquement dominante et acquiert alors de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée »5.

En tant qu'organisation la plus générale de la classe dirigeante, l'Etat apparaît dans le processus de différenciation. Il est le produit de la société de classes. Le processus de stratification des classes, pour sa part, est principalement le produit du développement économique. Il faut souligner que la division de la société en classes n'est en aucune façon une conséquence de l'usage de la force pure par des étrangers, comme certains sociologues (Gumplowicz, Oppenheimer) l'affirment, en répétant principalement ce que disait le fameux Dühring. Si radicale que cette théorie ait pu paraître, elle est en réalité réactionnaire et fausse, ce qui est plus important. Sans aller trop loin dans une critique détaillée de telles tendances de pensée, considérant leur proximité du marxisme, nous jugeons nécessaire de dire quelques mots.

Voici comment Franz Oppenheimer définit l'« Etat historique » :

En ce qui concerne sa forme et son contenu, l'Etat historique peut être défini comme suit : Quant à la forme , c'est une institution (Rechtsinstitution) imposée par un groupe de vainqueurs à un groupe de vaincus. Son contenu est l'exploitation planifiée (« Bewirtschaftung ») du groupe inférieur par le groupe supérieur, selon le principe de la moindre dépense (politique) [des kleinsten politischen Mittels]. (c'est ainsi qu'Oppenheimer applique le principe du moindre effort en dehors de la sphère des relations purement économiques. — N.B.) Autrement dit, son contenu est l'appropriation sans paiement (unentgeltene) de la plus grande part possible du produit du travail (du groupe inférieur — N.B.) avec la plus faible dépense pour l'autre groupe, une appropriation conçue pour durer le plus longtemps possible.6
À ses origines, l'Etat est exclusivement — et en vertu de son essence, dans les premières étapes de son développement il est principalement — une institution sociale, imposée avec force par un groupe victorieux.7

Les classes « sont crées par des moyens politiques (i.e. non économiques — N.B.), comme le montre la raison ethnographique et historique ; et elles ne peuvent avoir été crées que politiquement. »8

Pour Oppenheimer, donc, les classes sont simplement des groupes de vainqueurs et de vaincus transformés et ne sont pas du tout les rejetons nécessaires du développement économique. Dans cette théorie de « l'origine des classes » il n'y a qu'une chose de vraie : l'histoire concrète de la société humaine a été une histoire de violence et de pillage. Mais cette unique vérité est loin d'épuiser le sujet. En réalité, des institutions « légales » (l'Etat) et des rapports de production d'un type déterminé (par exemple, l'esclavage) ne pouvaient apparaître et se maintenir que là où était fournie une base suffisante par la vie économique des groupes concernés. Cette base existait en fait : nous parlons de la différentiation économique en rapport avec la croissance de la division du travail et de la propriété privée.9 Il s'en suit que, même s'il n'y avait pas eu d'invasion extérieure, la logique du développement économique aurait néanmoins conduit à l'apparition de classes dominantes et de leur organisation commune, l'Etat. L'histoire récente apporte une illustration d'un tel développement — nous pensons aux Etats Unis d'Amérique. Il est vrai que l'embryon de féodalisme et d'aristocratie terrienne en Amérique du Nord est fréquemment sous-estimé10. Cependant, l'évolution des rapports capitalistes en Amérique serait absolument incompréhensible en acceptant le point de vue d'Oppenheimer, car dans ce cas le processus de l'émergence du pouvoir d'Etat de l'intérieur, par la différentiation sociale, les antagonismes de classes croissants, etc. est parfaitement clair.11

Le radicalisme apparent de cette sorte de construction théorique est manifestement d'origine apologétique. La question réelle est de sauver les fondations d'une économie marchande. La logique va comme suit : l'esclavage contemporain provient de la conquête et de l'établissement d'une « propriété par la force » (Gewalteigentum — un terme mis en circulation par Dühring) de la terre. Avec la monopolisation de la terre arrive aussi le monopole de classe du capital, grâce à la prolétarisation des masses qui sont dépossédées des principaux moyens de production. Les propriétés terriennes et capitalistes trouvent leur expression dans l'Etat, dans cet instrument politique d'oppression, qui est le prius historique en rapport avec l'économie. Détruisez « la propriété par la force » de la terre (« colonisation intérieure »), et alors une « forte paysannerie » émergera, l'armée des sans emploi disparaîtra, et le profit des capitalistes déclinera jusqu'à rendre inutile la poursuite de leurs activités. Le travail à louer disparaîtra, et par une voie parfaitement indolore la société se transformera en une société de citoyens libres, commerçant pacifiquement entre eux et vendant toute chose « en accord avec la justice ». L'Etat dépérira, laissant la place à une « libre citoyenneté » (« Freibürgerschaft »). Tel est le « socialisme libéral » d'Oppenheimer.12 Bien sûr, c'est une complète et réactionnaire utopie, car l'apparition de rapports de domination capitalistes ne présuppose pas nécessairement une pression non économique et des conquêtes. Et pour éliminer l'exploitation, il faut beaucoup plus qu'une « colonisation intérieure » - à savoir, une élimination simultanée des propriétés privées et collectives des classes dirigeantes (dont celles des propriétaires fonciers, des industriels, des capitalistes financiers, etc.). Ainsi, toute théorie authentiquement révolutionnaire doit regarder jusqu'à la racine des choses (radical sein ist die Sache an der Wurzel fassenécrivait Marx), ne pas s'arrêter à une explication de tout par la seule conquête, mais considérer plutôt la cause finale des changements dans la structure socio-économique. « L'Etat n'est… pas un pouvoir imposé du dehors à la société… Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement… ».13

Si l'on trouve le symbole constitutif de l'Etat, son « essence », dans le fait qu'il est l'organisation générale de la classe dirigeante, il devient alors parfaitement clair pour quelle raison l'Etat est considéré comme une catégorie historique. C'était précisément le point de vue de Marx et Engels. Ils n'ont jamais vu l'Etat comme un organe social qui aurait été nécessaire à chaque étape du développement. De même que le capital, pour Marx, n'est pas une chose, un moyen de production in und für sich, mais une relation sociale qui trouve son expression dans une chose, l'essence de l'Etat ne se trouve pas dans son rôle technico-administratif, mais dans la relation de domination qu'il cache.14 Et puisque la relation de domination est basée sur la différentiation de classe, avec la disparition des classes, l'Etat disparaît aussi. L'Etat a donc également un commencement historique et une fin historique.

« Même des politiciens radicaux et révolutionnaires » — écrit Marx — « cherchent la source du mal non dans l'existence de l'Etat, mais dans une certaine forme d'Etat qu'ils veulent remplacer par une autre forme »15. Engels s'exprime même avec plus de force : « Tous les socialistes s'accordent là dessus » — écrit-il — « l'Etat politique, et avec lui l'autorité politique, disparaîtra à la suite de la révolution sociale qui vient ; les fonctions publiques perdront leur caractère politique et seront transformées en simples fonctions administratives pour veiller aux véritables intérêts de la société »16. Dans l'Anti-Dühring, Engels déclare que dans une société socialiste l'Etat « dépérit ». Dans L'origine de la famille, il fait ce pronostic :

Nous nous rapprochons maintenant à pas rapides d'un stade de développement de la production dans lequel l'existence de ces classes (dirigeantes — N.B.) a non seulement cessé d'être une nécessité, mais devient un obstacle positif à la production. Ces classes tomberont aussi inévitablement qu'elles ont surgi autrefois. L'Etat tombe inévitablement avec elles. La société, qui réorganisera la production sur la base d'une association libre et égalitaire des producteurs, reléguera toute la machine de l'Etat là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze17.

Les extraits cités ici ne sont pas du tout fortuits. Au contraire, ils expriment clairement le caractère unique spécifique de la théorie marxiste, l'historicité de la méthode marxiste, qui considère les phénomènes sociaux non comme des catégories éternelles et immuables, mais comme des phénomènes transitoires, survenant et disparaissant avec certaines conditions de la vie sociale. Ce n'est pas une question de terminologie, comme quelques auteurs essaient de le démontrer18, pas plus que d'appeler capital le « bâton du sauvage ». Pour Marx, le critère de différenciation, le fundamentum divisionis logique des catégories sociales, était un type différent de relations entre les gens opposé à la distorsion fétichiste des « phénomènes de surface ». La tâche de Marx était d'expliquer le développement social comme un processus par lequel différent types de ces relations (ou de ces structures socio-économiques) étaient mis en place selon des lois. D'une manière analogue, il abordait la question de l'Etat en le considérant comme l'expression politique d'une vaste structure socio-historico-économique — ou d'une société de classes. Et tout comme l'économie bourgeoise contemporaine, profondément statique et anti-historique, ne peut pas comprendre le point de vue spécifique de Marx sur les catégories économiques, sociologues et juristes bourgeois ne peuvent pas comprendre le regard marxiste sur l'Etat. « La théorie de Marx » - écrit Gumplowicz, par exemple - « contient une vision de l'Etat nouvelle et, pour sa majeure part (grösstensteils), correcte ». Mais, poursuit cet auteur : « le socialisme commet une terrible erreur en suggérant que lorsque l'Etat « devient finalement le représentant authentique de l'ensemble de la société » (comme il prétendait l'être auparavant), il se rend lui-même « superflu » »19. C'est ainsi que parle le « radical » Gumplowicz. Ces collègues de la faculté sont déjà incapables de comprendre Marx ex officio20.

Ainsi, la société du futur est une société sans organisation d'Etat. En dépit de ce que beaucoup de gens disent, la différence entre les marxistes et les anarchistes n'est pas que les marxistes sont étatistes tandis que les anarchistes sont anti-étatistes. La divergence de vue réelle sur la future structure est que les socialistes voient une économie sociale résultant des tendances à la concentration et à la centralisation, les compagnons inévitables du développement des forces productives, tandis que l'utopie économique des anarchistes décentralisateurs nous ramène à des formes précapitalistes. Les socialistes s'attendent à une économie centralisée et technologiquement achevée ; les anarchistes rendraient tout progrès économique absolument impossible. La forme du pouvoir d'Etat n'est conservée que pendant le moment de transition de la dictature du prolétariat, une forme de domination de classe dans laquelle la classe dirigeante est le prolétariat. Avec la disparition de la dictature du prolétariat, la forme finale de l'existence de l'Etat disparaît aussi bien.

Comme nous l'avons déjà vu, la fonction de base de l'organisation d'Etat consiste à soutenir et étendre le procès d'exploitation. De ce point de vue, on peut distinguer deux types de relations : soit l'organisation d'Etat est un [système] d'exploitation directe — dans ce cas l'Etat apparaît comme une union de capitalistes, possédant ses propres entreprises (ex., les chemins de fer, le monopole de la production de tel ou tel produit, etc.) — ou bien, autre cas, l'organisation d'Etat prend indirectement part au procès d'exploitation, comme un mécanisme auxiliaire du soutien et de l'extension maximale des conditions favorables au procès d'exploitation. Dans le premier cas, dans la mesure ou nous parlons de travail productif, l'Etat absorbe directement la survaleur créée dans sa propre sphère d'activité ; dans le second cas, il s'approprie une portion de la survaleur créée dans des branches de production qui restent hors de la sphère du contrôle direct de l'Etat, en se basant sur les impôts et ainsi de suite. Dans la dernière éventualité il est normal que l'Etat extraie une portion non seulement de la survaleur mais aussi des salaires (et lorsqu'il existe d'autres catégories de « revenus du travail », aussi bien une portion de ceux-ci). Dans la réalité concrète, les deux modèles coexistent, bien que leur pondération soit variable et dépende du niveau de développement historique qui a été atteint.

Le soutien du procès d'exploitation et de son extension va dans deux direction : extérieurement, au-delà des limites du territoire de l'Etat, et intérieurement, dans ces limites. La politique extérieure de l'organisation étatique exprime la lutte pour le partage de la survaleur qui est produite dans un contexte mondial ( et la lutte pour un sur-produit, tant qu'existe un monde non capitaliste). Cette lutte oppose les différents groupes des classes dirigeantes organisés dans l'Etat.

La politique intérieure de l'organisation étatique exprime la lutte des classes dirigeantes pour une part des valeurs créées (ou produites) par une suppression systématique de toute aspiration à l'émancipation du côté des classes opprimées. « Les sphères de l'activité de l'Etat » (Loening) sert à ces deux mêmes fins : « la sphère du contrôle extérieur » protège les intérêts extérieurs de la classe dirigeante ; « la sphère de la justice » soutient les normes légales qui lient pieds et poings les classes opprimées. La soi-disant « droit civil » défend le principe sacré de la propriété ; la « droit public » soutient la mise en esclavage politique des opprimés, constituant la forme politique de la domination économique ; et la sphère du « contrôle intérieur » (la « police », au sens large du terme), en plus de ses fonctions socialement utiles, dont nous avons discuté antérieurement la signification réelle, est directement dirigé contre l'ennemi intérieur. La sphère de l'« administration militaire » fournit l'argument décisif dans la lutte aussi bien avec les autres organisations étatiques qu'avec le peuple rebelle. Enfin, il y a une sphère de la « gestion financière », ou de l'art d'acquérir les « revenus de l'Etat » pour la préservation et l'extension de l'organisation étatique, en premier lieu pour son appareil militaire. (La bourgeoisie dit une vérité sacrée par la bouche de l'impérialiste Allemand Delbrück : « En dernière analyse, où le pouvoir réel se trouve-t-il ? Il est dans les armes. La question décisive concernant le caractère intérieur de l'Etat est donc toujours : à qui l'armée obéit-elle ? »21).

Mais ces propositions générales en ce qui concerne le caractère de classe de l'Etat ne touchent pas à la question des types historiques concrets d'organisation de l'Etat. Néanmoins, en créant un certain type de rapport de production, l'évolution économique crée aussi le type approprié d'organisation de l'Etat. Une organisation féodale de l'Etat, par exemple, diffère en général d'une organisation capitaliste. De plus, même dans les limites du capitalisme — tandis qu'il passe par les phases successives du capital commercial, industriel, et éventuellement financier — des changements importants peuvent être détectés dans la superstructure étatique. Notre époque, l'époque du capital financier, crée des rapports spécifiques à la fois dans et entre les Etats. De même qu'elle crée de nouveaux rapports d'un caractère historique nettement exprimé, cette époque nouvelle donne aussi une forme nouvelle au pouvoir d'Etat. Nous tenterons dans ce qui suit d'exposer le caractère de ce pouvoir d'Etat.

2. L'Etat impérialiste le capitalisme financier

1) Le renforcement du rôle du pouvoir d'Etat. 2) L'Etat et la production de produits (les terres domaniales, les forêts, les fabriques d'Etat, les monopoles d'Etat, les « entreprises mixtes », le contrôle étatique et la mobilisation de industrie). 3) L'Etat et le procès de circulation (l'Etat et les moyens de circulation : chemins de fer, télégraphe, téléphone, câbles sous-marins ; les monopoles commerciaux, les banques d'Etat et l'appareil bancaire ; l'organisation du crédit ; les emprunts d'Etat ; le contrôle de l'Etat sur la sphère de la distribution, etc.). 4) La politique économique extérieure et le pouvoir d'Etat. 5) Le procès de centralisation dans un trust capitaliste d'Etat. 6) Le militarisme et la militarisation de l'économie ; le prétendu socialisme de guerre.

Un coup d'œil, même le plus superficiel, sur la vie socio-économique montre la croissance colossale de l'importance économique de l'Etat. Cette croissance peut être vue en particulier dans l'expansion du budget de l'Etat. L'appareil complexe d'une organisation de l'Etat moderne demande des dépenses monstrueuses qui augmentent avec une affreuse rapidité. Voici les données :

Allemagne

1891-95

1901-05

1907

1908

1911

1912

1913

(millions de marks)

1 553,0

2 253,1

2 809,8

2 784,822

2 897,4

2 893,3

3 520,923

France

1893

1907

1908

1909

1910

1911

1912

(millions de francs)

3 359,7

3 882,324

4 020,5

4 186,0

4 321,9

4 547,9

4 742,725

Grande Bretagne

1900

1910

1911

1912

1913

1914


(livres)

143 687 068

157 944 611

171 995 667

178 545 100

188 624 930

197 492 96926


Etats-Unis

1900

1910

1911

1912

1913

1914


(dollars)

487 713 792

659 705 391

654 137 998

654 553 963

682 770 705

700 254 48927


Italie

1898-99

1906-07

1909-10

1910-11

1911-12

1912-13


(millions de lires)

812

1 945,9

2 602,1

2 833,1

2 949,0

3 552,028


Russie29








Ainsi, depuis les années 1890, l'Allemagne a augmenté ses dépenses budgétaires de 126 % ; la France, de 46 %. En Grande Bretagne et aux Etats-Unis, l'accroissement depuis 1900 a été de 37 % (Angleterre) et 44 % (USA). Le budget de l'Italie a cru depuis la fin des années 90 de 67 %. Et il y a encore la Russie.

On peut voir l'importance des dépenses de l'Etat relativement à celle de la population dans le tableau suivant (construit à partir des statistiques de l'impôt sur le revenu en Prusse30) :


Millions de marks

%

Dépenses de l’Etat

2 323

13

+ 5 = 18

Dépenses des Communes de plus de 10 000 habitants

918

Dépenses des Communes à des fins productives

1 856

11

Dépenses personnelles de la bourgeoisie

2 784

16

Dépenses des masses populaires

9 616

55


L'Etat et les municipalités les plus grandes étaient comptés pour environ 20 %, ou un cinquième, de toutes les dépenses.

En tant qu'un aspect de la politique impérialiste, qui à son tour provient de la structure spécifique du capitalisme financier, le militarisme joue un rôle énorme dans ces augmentations budgétaires. Mais nous ne parlons pas simplement du militarisme au sens étroit du terme. Une cause supplémentaire est l'intervention croissante du pouvoir d'Etat dans tous les domaines de la vie sociale, en commençant par la production et finissant avec les formes les plus hautes de la créativité idéologique. La période pré-impérialiste était celle du libéralisme, qui était l'expression politique du capitalisme industriel et était caractérisé par la non-intervention de la part du pouvoir d'Etat. La formule du laissez faire était un emblème de la foi des cercles dirigeants de la bourgeoisie qui confiaient toute chose au « libre jeu des forces économiques ». Notre temps, au contraire, est caractérisé par la tendance exactement opposée, dont la limite logique est le capitalisme d'Etat, ou l'inclusion d'absolument tout dans la sphère de la régulation étatique.

Afin de s'informer des sources les plus générales de cette étatisation, nous devons avoir en tête les tendances du développement du capitalisme financier. Le procès d'organisation, qui rassemble de plus en plus de branches de l'« économie nationale » à travers la création d'entreprises combinées et le rôle organisateur des banques, a conduit à la conversion de chaque « système national » développé du capitalisme en un « trust capitaliste d'Etat »31.

D'autre part, le procès du développement des forces productives de l'économie mondiale conduit ces systèmes « nationaux » aux conflits les plus aigus dans leur lutte concurrentielle pour le marché mondial. Ces deux faits fondamentaux de la réalité capitaliste contemporaine nous fournissent la clé pour comprendre les tendances « étatiques » du capitalisme financier contemporain. Pourquoi la bourgeoisie était-elle réellement aussi individualiste dans le passé ? Principalement parce que la catégorie de base de la vie économique était l'unité économique privée, qui affronte toutes les autres dans la concurrence. Les relations entre les gens, ou la structure interne de la bourgeoisie en tant que classe, étaient analogues à ces relations entre les entreprises. En tant que classe, la bourgeoisie marchait contre le prolétariat. Mais à l'intérieur, dans les limites de la classe elle-même, chaque membre restait opposé aux autres en tant que concurrent : Homo homini lupus est32. Chacun espérait désarçonner son adversaire en comptant sur ses propres forces, l'interaction étant positive pour le « tout ». Mais ce n'était pas seulement des entreprises et des individus séparés qui émergeaient comme les porteurs de l'individualisme. La division des classes dirigeantes en différents groupes jouait aussi un rôle analogue : surtout la division entre une bourgeoisie terrienne et une bourgeoisie industrielle, suivi par de moindres divisions entre les représentants de la production de matières premières et les manufacturiers, le capital commercial et usuraire, etc. L'époque du capital financier met fin à cet état des affaires. Avant toute autre chose, les entreprises privées individuelles disparaissent en tant que cellule de l'organisme capitaliste et base de l'individualisme capitaliste. Plus encore, la contradiction entre différents sous-groupes de la classe dirigeante disparaît aussi largement. En collaborant les unes avec les autres, presque toutes les catégories de la bourgeoisie sont transformées en des bénéficiaires de dividendes, la catégorie de l'intérêt devenant la forme d'expression générale de tous les soi-disant « revenus du non-travail ». Le saint des saints pour chaque bourgeois (et chaque propriétaire) devient la banque, à laquelle lui et ses enfants sont liés par mille fils. Ainsi est créé un système de capitalisme collectif, qui dans une certaine mesure est opposé à toute la structure du capitalisme dans ses formes anciennes. Le capitaliste isolé disparaît : il devient un Verbandskapitalist33, un membre d'une organisation ; il n'entre plus en concurrence, mais il coopère avec ses « compatriotes »; le centre de gravité de la lutte concurrentielle est transporté sur le marché mondial, tandis que la concurrence meurt à l'intérieur du pays. Une telle structure des classes dirigeantes est accompagnée par un changement correspondant dans la « machine d'Etat » : le pouvoir d'Etat devient l'organisation suprême de la bourgeoisie capitaliste financière, qui constitue un groupe homogène. L'oligarchie financière dirige les trusts ; l'oligarchie financière dirige le pays. C'est simplement une autre organisation pour une seule et même clique. Il est compréhensible que dans ces circonstances l'ancienne opposition à l'idée d'un « socialisme d'Etat » (i.e., un capitalisme d'Etat) disparaîtra. En transférant la gestion du trust capitaliste d'Etat à un Etat formellement indépendant (nous pensons à la réglementation économique) en échange d'un revenu garanti, le capital financier ne change rien d'essentiel. Mais il peut y trouver certains avantages. Ces avantages sont directement liés à la politique impérialiste. Nous avons déjà noté que la concurrence extérieure commence à jouer un rôle énorme. Les instruments de cette concurrence ne sont pas seulement le dumping et la pression purement économique mais aussi la pression de la force armée — de la guerre, en dernière analyse. D'où la question de la puissance militaire. La guerre contemporaine diffère complètement des guerres d'autrefois : d'un point de vue économique il ne s'agit plus seulement d'où trouver l'argent, mais de mobilisation financière et industrielle — une question de conversion d'une « économie de paix » en « économie de guerre » (Friedenwirtschaft und Kriegwirtschaft). « En termes économiques la guerre était un problème de finance d'Etat. Mais, maintenant, l'Etat est omnipotent. Ainsi son activité n'apparaît plus extérieurement sous la forme d'une entreprise (Unternehmung), et elle ne rencontre plus de problème économico-financier, ou un problème d'argent ; au lieu de cela la substance naturelle de l'économie nationale toute entière est mobilisée pour la guerre »34. Comment mobiliser la « substance économique naturelle » toute entière est la question d'une organisation directement subordonnée au contrôle du pouvoir d'Etat. Plus le trust capitaliste d'Etat est organisé, plus grande est l'intervention du pouvoir d'Etat, plus importante est la part de la production des entreprises d'Etat, et plus puissant le rôle des banques d'Etat, qui règlent la circulation de la monnaie et du crédit, plus cette gigantesque unité est militairement forte, et plus grand sont les profits attendus par les citoyens fortunés de la glorieuse patrie. « Der Sozialismus gehört zu den Mitteln der „Kriegsfürung“ » (« Le socialisme est un instrument pour la conduite de la guerre »), s'exclame le renégat socialiste Edmund Fischer, prenant la forme extrême de l'intervention de l'Etat pour du socialisme35.

Telles sont les causes les plus générales du « changement d'attitude » parmi les premiers représentants de l'« opinion publique » bourgeoise. L'opposition résiduelle à l'« étatisation » provient des rangs du capital commercial, une branche d'activité dont l'importance est déclinante et dont les fonctions deviennent redondantes étant donné le contrôle direct de l'Etat.

La guerre a fait rapidement mûrir les rapports de production capitalistes d'Etat. La guerre n'est pas seulement accompagnée d'une terrible destruction des forces productives : en outre, elle apporte un renforcement extraordinaire et une intensification des tendances immanentes du développement du capitalisme. Sans aucun doute, la guerre a provoqué une complète « révolution industrielle » et a révolutionné (dans son sens conditionnel) les fondations de l'économie, détruisant à une vitesse colossale ces rapports capitalistes qui étaient déjà périmés. Bien sûr, beaucoup de ces changements étaient liés aux besoins spécifiques et aux tâches de la guerre, ils éteindront aussitôt que le massacre surhumain, interminable, aura pris fin. Mais aussi beaucoup se maintiendront, car sous la forme de trusts capitalistes d'Etat et sous la menace de sa propre destruction, le capitalisme doit s'approcher inévitablement d'une époque où les guerres se succéderont les unes après les autres.36

Venons en aux changements dans la sphère de base de la vie économique, celle de la production.

Depuis les premiers temps du capitalisme et continuant directement au cours de l'étape du capitalisme industriel, certaines formes rudimentaires ont persisté et peuvent être maintenant absorbées comme des cellules vivantes de l'économie d'Etat. Nous pensons aux terres domaniales, à l'industrie forestière, aux manufactures d'Etat. Comparées à la sphère qui reste au-delà des possessions de l'Etat, ces formes sont numériquement insignifiantes. Mais l'industrie forestière d'Etat est d'une importance considérable. Prenons les données de l'Allemagne comme illustration. En 1900 le bois était réparti comme suit entre les différentes catégories de propriétaires :



Bois de la couronne

Bois de l’Etat

Bois détenu par l’Etat et d’autres propriétaires

Municipalités

257 302

4 430 090

29 793

2 258 090

Institutions

Associations

Personnes privées

Total37

211 015

306 214

6 503 365

13 995 869

L'industrie minière devrait aussi être notée, car là aussi l'Etat a conservé une certaine position.

Beaucoup plus importantes, cependant, sont les tentatives toujours renouvelées d'établir des monopoles d'Etat dans le royaume de la production. Ce type d'intervention étatique a sans aucun doute le plus « brillant » avenir. Aux considérations générales que nous avons déjà mentionnées il faut en ajouter une autre, qui a acquis une signification particulière pendant la guerre. Nous pensons à la nécessité d'une énorme croissance des revenus de l'Etat. Les coûts de la guerre sont si énormes (ils comprennent le remboursement des dettes de l'Etat, le paiement des intérêts des emprunts d'Etat, l'assistance aux blessés et aux orphelins, etc., la reconstruction à une échelle élargie de l'appareil militaire épuisé, etc.) que les couvrir sur une période de quelques années demandera, et demande déjà, une reconstruction totale du budget de l'Etat. Au minimum, le revenu des Etats en guerre doit être doublé, si ce n'est plus. Le problème immédiat des finances publiques prend ainsi une dimension colossale et sans précédent. En règle générale, les revenus de l'Etat peuvent être classés dans les catégories suivantes : revenus des entreprises appartenant à l'Etat (par ex., l'industrie forestière, les mines, les manufactures d'Etat, les chemins de fer, etc.), impôts directs, impôts indirects (et droits de douanes), et les monopoles d'Etat. Les revenus des entreprises d'Etat sont relativement petits ; les impôts directs sont désagréables pour la bourgeoisie ; et une augmentation des impôts indirects (et des droits de douanes), que tous les gouvernements pratiquent con amore, rencontre la résistance opiniâtre du prolétariat38. Il ne reste qu'à recourir à l'introduction de monopoles d'Etat sur la production de nombreux produits : le monopole des tabacs, le monopole de la production de cigares et de cigarettes, les monopoles sur les boissons alcooliques, le kérosène, les allumettes, l'énergie électrique, le charbon et l'acier, la potasse, le gaz d'éclairage, certains métaux, etc. Ce sont les branches de la production où la monopolisation rencontre le moins de difficultés et où elle est déjà survenue dans quelques Etats.

On peut aussi s'attendre à une monopolisation de l'industrie de guerre, c'est-à-dire de l'industrie qui travaille pour l'armée et la marine (construction de bateaux de guerre, de canons, etc.). Improductive du point de vue du développement social, cette branche de production grandira en importance. Loin de l'idylle « ultra impérialiste » de Kautsky, nous faisons face à une période de concurrence plus aiguë entre les trusts capitalistes d'Etat39. La forme de transition entre l' « entreprise capitaliste privée » (ou le trust) et le type pur de l'entreprise d'Etat est la soi-disant « entreprise mixte » (« gemischte Betriebe »). Récemment cette forme a commencé à apparaître avec une fréquence croissante, et il y a toutes les chances qu'elle se répandra rapidement. Pour l'essentiel l'Etat coopère ici avec une entreprise capitaliste ou, plus souvent, avec une organisation capitaliste (trust, syndicat, cartel, etc.). La fusion est accomplie par le moyen des « holdings » (détention de « participations ») : l'Etat achète une partie des actions de l'entreprise en question, les comptes étant tenus le « trust » habituel. Ainsi l'Etat et une organisation économique des entreprises deviennent co-propriétaires d'une seule et même unité productive. Avec le temps, il est compréhensible que ce type intermédiaire conduira à la forme pure de l'entreprise d'Etat. Le mécanisme de ce procès est très simple : soit l'Etat devient le propriétaire d'une part croissante des actions, soit encore les actionnaires sont transformés en simples bénéficiaires d'un revenu fixe déterminé, étant empêchés d'intervenir directement dans le processus de production, qui est laissé sous le contrôle d'une bureaucratie impérialiste éclairée et convenablement entraînée40.

Telles sont les formes basiques et les plus établies des interventions de l'Etat dans la sphère de la production. Il existe de multiples autres mesures qui, à un degré plus ou moins grand, restreignent la « libre disposition » de la propriété privée. Bien que ces mesures n'aient dans tous les cas causé aucune perte aux susdits propriétaires, elles mettent la production sous le contrôle des yeux de l'Etat qui voient tout. Dans tous les pays belligérants, les entreprises qui travaillent pour la soi-disant « défense nationale » ont été assujetties à de tels contrôles. En Allemagne, où le blocus Anglais a poussé à l'extrême la tendance à une réglementation de l'économie, ce contrôle a été étendu à de nombreuses autres branches de la production41. Si, par exemple, un « Reichsverteilungstelle » spécial ne se borne pas à répartir le produit fini — disons, du sucre — mais détermine aussi précisément combien de sucre doit être produit, à quelle date, et le livrer, alors, dans ces conditions, l'arbitraire de l'entrepreneur privé ou du syndicat fait place à la « sagesse d'Etat ». Nous avons, en conséquence, une limitation de la production et des ventes. Parfois l'Etat va plus loin et réunit les différents groupes de production dans un complexe unique dans l'intérêt d'une plus grande planification de la production (comme ce fut le cas, par exemple, dans l'industrie du charbon allemande42). Finalement, il y a un nombre infini de règles qui réglementent le procès de production lui-même (en exigeant certaine méthode de production, l'usage de matières premières spécifiées, etc.). « Toutes ces mesures » — pour citer le Professeur Hatschek — « transforment le producteur et le vendeur en fonctionnaires de la société » (le digne professeur néglige seulement de mentionner la « compensation » indécente que reçoivent ces « fonctionnaires de la société » syndiqués).

Par ces moyens le pouvoir d'Etat absorbe virtuellement toutes les branches de la production. Non seulement préserve-t-il les conditions générales du procès d'exploitation, mais, en outre, l'Etat devient de plus en plus un exploiteur direct, organisant et dirigeant la production comme un capitaliste collectif, uni.

Un processus semblable peut être observé dans la sphère de la circulation.

Commençons en considérant le cadre technique et matériel du procès de circulation : les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, les câbles sous-marins, et l'organisation postale dans son ensemble.

Ici, l'« étatisation » est arrivée plus tôt que dans d'autres espaces. Les raisons de l'étatisation des chemins de fer étaient typiques. A côté des raisons économiques (l'énormité du capital qui doit être avancé, le bas taux de profit des premiers temps, etc.), des motifs tenant à la fois de la fiscalité et de la stratégie militaire entrent en jeu. Bien que beaucoup plus tard que d'autres pays, l'Angleterre a soumis les chemins de fer à l'autorité du Trésor, à cause de l'influence de la « grande guerre ». Comme pour le protectionnisme, la création d'une armée permanente, la restriction des libertés individuelles, et ainsi de suite, le mouvement vers une industrie ferroviaire d'Etat s'est aussi engagé. Le « poids » relatif des chemins de fer d'Etat en pourcentage de la longueur totale du réseau est le suivant : Belgique, 90,8 % ; Allemagne, 92,5 % ; Danemark, 55 6 % ; Italie, 77 8 % ; Pays-Bas, 56,3 % ; Norvège, 84,2% ; Autriche, 80,4 % ; Russie d'Europe, 65,5 % ; Suisse, 71,9 % ; etc. La France, le Portugal et la Suède ont des chemins de fer de type « mixte ». De même pour le télégraphe, il n'y a qu'en Amérique que le télégraphe privé joue un rôle majeur, ailleurs les télégraphes d'Etat sont la norme. Le réseau de câbles est principalement entre les mains de compagnies privées, mais la part de l'Etat est croissante. De ce point de vue, sans aucun doute, l'influence de la guerre est très puissante : au nom de la « défense nationale », et ainsi de suite, une politique énergique d'étatisation est mise en œuvre dans toutes ces branches.

Le squelette du procès circulatoire est donc largement entre les mains de l'Etat. Mais le procès de circulation en lui-même passe de plus en plus entre les mains de l'Etat. Considérez, par exemple, les monopoles commerciaux d'Etat. En général, ces monopoles étaient introduits pour les mêmes raisons que ceux de la sphère de la production : négativement, à cause de la montée du caractère « collectif » des rapports capitaliste ; plus positivement, pour des considérations financières et stratégiques qui poussent la bourgeoisie à centraliser les relations économiques au niveau de la « patrie ». Quand un monopole de la production, pour une raison ou pour une autre, est difficile à établir, l'Etat assume le droit exclusif de vendre ce produit particulier et d'en fixer lui-même le prix.

Sans aucun doute, les monopoles commerciaux sont un pas en avant vers une intrusion supplémentaire du contrôle d'Etat sur le domaine de la production. La seule différence est que dans ce cas l'intervention commence, pour ainsi dire, par l'autre extrémité.

La forme d'entreprise constituée en société par actions donne aussi la possibilité dans ce domaine de créer des entreprises « mixtes », dont les actionnaires sont, d'une part, des institutions de droit public (l'Etat, les municipalités) et, d'autre part, des organisations commerciales et industrielles. En temps de guerre, en Allemagne, un rôle similaire est joué par les nombreuses « Kriegsrohstoffgesellschaften » (« sociétés de matériel de guerre »), qui ont complète autorité (sous le contrôle du pouvoir d'Etat) pour centraliser toutes les offres disponibles de différents types de biens et pour les répartir selon des règles définies, établies chacune par l'Etat (ex. caoutchouc, benzine, métaux, cuir, etc.) ou par les « Reichsverteilungsstellen » (« bureaux impériaux d'allocation ») qui gouvernent la distribution des marchandises dans l'Empire. De nombreuses organisations sont obligées d'offrir des marchandises ; d'autres sont obligées de les accepter ; et les prix sont fixés par l'Etat. Enfin, une forme extrême d'intervention de l'Etat est le système de la confiscation (voyez, par exemple, l'activité du gouvernement allemand dans l'approvisionnement de la population en produits alimentaires et la soi-disant « dictature de la nourriture »). Là aussi, diverses organisations syndiquées coopèrent avec les organes de l'Etat et du gouvernement local. Résultat, le marché anarchique est largement remplacé par une répartition organisée du produit, l'autorité finale étant encore une fois le pouvoir d'Etat.

Bien sur, beaucoup de ces formes doivent aussi disparaître avec l'arrivée de conditions normales pour le processus économique. Les rêves de certains idéologues de l'impérialisme (ceux des soi-disant « Magasinierung », ou l'établissement de gigantesques magasins d'Etat pour différentes sortes de produits en même temps qu'un quasi isolement de l'économie d'Etat — bref, les rêves d' « autarcie » économique) sont absolument utopiques43. Mais la tendance générale à une croissance de l'intervention de l'Etat reste, même si ses limites théoriques ne peuvent pas être établies.

Si nous passons maintenant de la circulation des marchandises à celle la monnaie et à la sphère du crédit, nous trouvons exactement le même processus. En temps de guerre, le besoin pour l'Etat de diriger l'ensemble du procès de circulation monétaire est aussi rendu dramatiquement évident. La mobilisation financière présuppose le pouvoir colossal des banques centrales d'Etat, qui collectent virtuellement la totalité de l'offre d'or du pays. La constellation concrète de la circulation monétaire dépend essentiellement de la politique de la banque d'Etat, de la quantité de billets qu'elle met en circulation, etc. Il en est de même pour les rapports de crédit. En Allemagne la banque d'Etat a été aussi soutenue par les « caisses de prêts » (Darlehenskassen), qui sont subordonnées à la banque et qui étaient créées spécialement pour la guerre. En plus de l'acceptation de toute sorte de titres de papier, ces institutions d'Etat sont aussi chargées de garantir le crédit, en prenant en gage des marchandises44. Ainsi, quelque chose de l'ordre d'une garantie mutuelle, ou d'une « communauté d'intérêts » toujours accrue, apparaît entre le pouvoir d'Etat et différents cercles de la bourgeoisie, comme celui des représentants de la vie économique. A l'intérieur de la même sphère, cette garantie mutuelle peut prendre beaucoup de formes différentes. Le rôle des emprunts d'Etat est spécialement important. (Le « succès » des emprunts intérieurs est hautement dépendant d'une condition, à savoir que le capital ne puisse pas trouver de terrain d'investissement parce que la base productive s'est réduite à cause de la guerre. Une analyse des sources de paiements montre que le caractère « populaire » de ce succès est purement fantaisiste.) Si les capitalistes remettent leur capital à l'Etat, ils deviennent aussi les actionnaires de l'ensemble agrégé des entreprises d'Etat, au sens large du terme ; car le taux d'intérêt fixe qu'ils reçoivent représente une partie des revenus généraux de l'Etat. Plus les opérations d'emprunt intérieur sont étendues, plus l'ensemble des branches de la production est économiquement étroitement lié au pouvoir d'Etat. Ce lien se forme et s'achève dans la sphère de la circulation. Le régulateur suprême est la banque d'Etat.

Il est intéressant que la structure de cette dernière institution ne soit pas la même dans tous les pays. Dans quelques cas il y a une institution purement d'Etat, dans d'autres, une entreprise de « type mixte ». La banque d'Empire allemande est d'une nature mixte. Comme une société [anonyme] par action elle est dirigée par des fonctionnaires d'Etat, qui sont nommés par l'Empereur sur un avis du Bundesrat45. La « nature » de cette banque a même soulevé diverses discussions théoriques sur le thème : est-ce une institution d'Etat — c'est-à-dire, une institution de droit public, ou une simple société par actions de droit privé.

En liaison avec tout cela nous mettrons la soi-disant réglementation de la consommation. En fait, cette sphère appartient entièrement à celle de la circulation. C'est un procès de répartition des biens, pas celui de leur consommation, car celui ci est au delà des limites de toute enquête économique. Nous pensons aussi bien aux nombreuses cartes de rationnement et aux autres mesures analogues : cartes pour le pain, le beurre, la viande, etc.

Dans certains pays l'intervention du pouvoir d'Etat a pris des dimensions énormes. En Allemagne elle a conduit à réglementer la répartition de tous les produits alimentaires et à des repas de masse « communistes » (« Massenspeisungen »). Ce type d'intervention de l'Etat, cependant, est le plus instable ; et sans aucun doute il disparaîtra avec la fin de la guerre et la disparition de l'isolement économique de l'Allemagne.

Il nous reste à voir la politique économique extérieure de l'Etat. Sous cette rubrique, d'abord et avant tout, il y a tous les types possibles d'interdiction et de limitation des importations et des exportations, y compris tout le système de politique douanière, les accords de commerce, le soutien extérieur aux « industries nationales », des primes de toutes sortes, la recherche de concessions et d'opportunités de prêts profitables, etc., plus le pillage direct et la main mise sur le territoire de la « patrie » de quelqu'un d'autre en vue d'une exploitation monopolistique par son « propre » capital financier, ce qui est l'essence d'une politique impérialiste.

Maintenant, résumons. En total contraste avec l'Etat de l'époque du capitalisme industriel, l'Etat impérialiste est caractérisé par un accroissement extraordinaire de la complexité de ses fonctions et par une incursion impétueuse dans la vie économique de la société. Il montre une tendance à reprendre l'ensemble de la sphère productive et l'ensemble de la sphère de la circulation marchande. Les types intermédiaires d'entreprises mixtes seront remplacés par une pure réglementation d'Etat, car c'est ainsi que le procès de centralisation peut continuer d'avancer. Tous les membres des classes dirigeantes (ou, plus exactement, de la classe dirigeante, car le capitalisme financier élimine graduellement les différents sous-groupes des classes dirigeantes, les unifiant dans une seule clique de capitalistes financiers) deviennent actionnaires, ou associés dans une entreprise d'Etat géante44. L'Etat est transformé de gardien et défenseur de l'exploitation en une organisation exploiteuse unique, centralisée, à laquelle le prolétariat, objet de l'exploitation, s'oppose directement. De même que les prix du marché sont déterminés par l'Etat, les travailleurs se voient attribuer une ration suffisante pour la conservation de la force de travail. Une bureaucratie construite hiérarchiquement remplit les fonctions d'organisation en complet accord avec les autorités militaires dont l'importance et le pouvoir augmentent sans cesse. L'économie nationale est absorbée par l'Etat, qui est construit à la mode militaire et qui a à sa disposition une armée et une marine énormes et disciplinées. Dans leur combat, les travailleurs doivent affronter toute la puissance de ce monstrueux appareil, car chacun de leurs mouvements sera dirigé directement contre l'Etat : la lutte économique et la lutte politique cessent d'être deux catégories, et la révolte contre l'exploitation signifiera une révolte directe contre l'organisation d'Etat de la bourgeoisie.

Tous ces développements sont à venir dans le futur proche, à moins qu'une catastrophe sociale n'arrive avant que le type pur de rapports sociaux que nous avons décrits puisse prendre forme.

Il est facile de qualifier en termes socio-économiques le mode de production dont la forme non-développée est représentée par le Kriegssozialismus contemporain, i.e., la militarisation de presque toutes les branches de l'industrie. Beaucoup de théoriciens bourgeois parlent de socialisme d'Etat. Le Professeur Krahmann, par exemple, que nous avons déjà cité, écrit :

La puissante influence de tous les moyens couramment employés pour soutenir l'Etat et défendre la Patrie, moyens qui ont été adoptés par l'Etat en dehors de considérations militaires, nous mèneront… beaucoup plus près du socialisme d'Etat. Mais ce changement ne surviendra pas de la manière que certains craignaient et que d'autres espéraient. Nous approchons d'un socialisme non pas vaguement international, mais nationalement consolidé. Ce n'est pas un communisme démocratique, encore moins un gouvernement de la classe aristocratique : c'est un nationalisme qui réconcilie les classes46.

Et le révisionniste E. Fisher, en plus de prétendre que « le socialisme n'est essentiellement rien d'autre que le transfert de l'idée d'Etat (Staatsgedankens) dans l'économie nationale et dans la vie sociale en général », essaie autant que possible de trouver du socialisme en se référant à la monopolisation de diverses branches de la production avec des expressions étranges comme le « socialisme électrique », le « socialisme de l'eau », et ainsi de suite47. Ces phrases trompeuses obscurcissent la réalité de la question, à savoir que dans le « socialisme de guerre » les contradictions de classes non seulement persistent, mais atteignent leur intensité maximum. Dans le type idéal de l'Etat impérialiste le procès d'exploitation n'est caché par aucune forme secondaire : le masque d'une institution au-dessus des classes qui s'occupe également de tous est arraché à l'Etat. Tel est le fait de base, et il démolit complètement les arguments des renégats. Car le socialisme est une production dirigée, dirigée par la société, pas par l'Etat (le socialisme d'Etat est à peu près aussi pratique qu'une paire de bottes percées) ; c'est l'élimination des contradictions de classes, pas leur intensification. En soi, la réglementation de la production est loin de signifier le socialisme : elle apparaît dans toutes le économies familiales, dans tous les groupes économiques naturels de possesseurs d'esclaves. Ce que nous attendons dans le futur proche est du capitalisme d'Etat. Une seule objection peut être soulevée contre cette dénomination, à savoir que l'aboutissement logique et le type pur de rapports sociaux qui émergent maintenant amènerait l'élimination du travail salarié. Le travailleur recevrait des rations, des « aliments », pas l'équivalent monétaire de la valeur de la force de travail. De même que les prix de marché, qui sont remplacés par une répartition dirigée du produit, la forme salaire disparaîtrait et avec elle le travail salarié en tant que tel. Le travailleur deviendrait un esclave. Et puisque le travail salarié représente un des traits les plus caractéristiques du capitalisme, il est impossible d'utiliser le terme capitalisme pour désigner des rapports sociaux qui entraînent l'élimination du travail salarié. Cependant, nous n'accepterions cette objection comme correcte et nous n'introduirions une nouvelle dénomination des rapports sociaux qui se forment maintenant que dans une seule éventualité — à savoir s'il existait une économie mondiale unique. Tant que ce n'est pas les cas (pour des raisons que nous avons discuté dans Kommunist, une économie mondiale unique représente un rêve impossible) et tant que l'anarchie du marché mondial demeure, les catégories de valeur et de salaires sont conservées — avec cette unique différence que maintenant la position des entreprises séparées les unes des autres a été prise par l'entreprise d'Etat. Le marché du travail deviendra le marché mondial du travail, et le mouvement des travailleurs d'un Etat à l'autre prendra de la force. De même, nous ne devons pas penser que l'Etat sera capable d'établir tous les prix qu'il imagine, ou que la loi de la valeur travail perd sa signification, car il serait absurde d'imaginer un Etat fermé et une économie autarcique. La pression du marché mondial demeure.

Ainsi, le capitalisme d'Etat est la forme achevée d'un trust capitaliste d'Etat. Le processus d'organisation supprime graduellement l'anarchie des composants séparés du mécanisme « économique national », plaçant l'ensemble de la vie économique sous le talon de fer de l'Etat militariste.

3. Le processus organisationnel, le pouvoir d'Etat, et la classe ouvrière

1) Le développement dialectique du pouvoir d'Etat : mercantilisme, Manchesterisme, impérialisme. 2) Le capital financier et le processus organisationnel dans la vie de la société : l'émergence de nombreuses organisations bourgeoises. 3) Le développement dialectique du pouvoir d'Etat : l'organisation unique des classes dirigeantes — une des organisations — l'organisation qui contient tout. 4) La classe ouvrière et l'Etat.

Il n'y a pas que l'avoine qui se développe « selon Hegel ». Une plaisanterie historique similaire est jouée en relation avec l'Etat. Si nous considérons l'Etat capitaliste, nous voyons que durant l'époque du capitalisme commercial, à l'aube de son développement, le capitalisme portait la marque de l'Etat sur son front. L'intervention de l'Etat florissait à la fois à l'extérieur et à l'intérieur du pays, y compris avec la réglementation du commerce extérieur, un système de primes et tous les types de protectionnisme, la garantie des privilèges, etc. — telle était la pratique du mercantilisme. L'étape suivante du développement capitaliste représentait une négation complète de l'époque mercantiliste. Le capitalisme industriel trouvait son expression politique dans le libéralisme. Même la plus légère intervention du pouvoir d'Etat dans le cours « naturel » de la vie économique était considérée comme une expérience nocive vouée à l'échec. Cette sorte de théorie était si dominante que Spencer, par exemple, voyait dans l'omnipotence de l'Etat un vestige du régime militaire qui n'était pas convenable pour le capitalisme industriel, avec sa « coopération volontaire »48. Si le libéralisme et le capitalisme industriel étaient la négation du mercantilisme et du capitalisme commercial, alors l'impérialisme, avec à sa base le capitalisme financier, est la négation de la négation du point de vue du développement des fonctions du pouvoir d'Etat. Le fait que des tendances récentes du développement soient interprétées par certains comme des « vestiges » ne peut s'expliquer que par la tradition, l'inertie de la pensée, l'incompréhension des rapports sociaux contemporains, et la projection d'idées démodées de l'époque pré-impérialiste sur notre temps. En réalité, nous sommes entrés dans une nouvelle étape du développement. Avec une force sans précédent et à une échelle jamais observée précédemment dans l'histoire européenne, l'Etat est à nouveau en train d'envahir la sphère des relations économiques (le « communisme » de classe des Incas d'Amérique, etc., n'a pas été étudié convenablement). Pour autant que nous parlons de la vie économique de la société, cette croissance de l'Etat est devenue possible grâce à un processus organisationnel, qui s'est déroulé de façon frappante dans le dernier quart du siècle passé.

Comme nous le savons, ce processus prenait la forme d'une croissance rapide inhabituelle de tous les types possibles d'organisations entrepreneuriales : trusts, syndicats, cartels, corners et cercles sur le marché, alliances spéciales pour combattre les organisations ouvrières, et diverses institutions qui se chargeaient de représenter les intérêts de « l'industrie et du commerce » (voir, par exemple, les « Conseils de Congrès » russes), etc. Mais nous ne devons pas supposer que le processus organisationnel ne s'est emparé que de l'économie : sa signification est beaucoup plus générale et profonde. On peut même dire avec une certaine légitimité que la bourgeoisie n'a pas laissé un seul recoin de la vie sociale complètement inorganisé. Pour la culture spirituelle des masses il y a l'organisation de l'église, avec son organisation omniprésente, l'école et la presse organisée. La « nourriture spirituelle » quotidienne qui est servie en abondance à l'homme dans la rue a depuis longtemps cessé d'être une affaire « privée » : toutes les organisations concevables (les agences télégraphiques, les bureaux de presse, les diverses associations de journalistes, et, enfin, tous les trusts des journaux, qui contrôlent la production des mensonges bourgeois, etc.) adoptent l'honorable fonction de fournir un soutien à « l'ordre existant ». La science aussi a débordé depuis longtemps les conditions d'une désorganisation primitive : tous les types de recherche, des expériences dans les laboratoires de chimie ou des travaux sur les micro-organismes jusqu'aux fouilles archéologiques se déroulent systématiquement et selon un plan. Les académies veillent à l'organisation de la science, avec des sociétés savantes, des publications spécialisées, et un flot sans fin d'institutions spécialisées en tous genre (bibliothèques, musées, stations expérimentales, laboratoires, et observatoires, qui sont de véritables usines scientifiques, etc.). Les politiques bourgeoises sont aussi organisées. Jamais auparavant il n'y a eu une union aussi étroite de la canaille bourgeoise que de nos jours, à l'époque du capitalisme financier. Toutes les organisations politiques autrefois différenciées des classes dirigeantes perdent graduellement leur differentia specifica, étant transformées en un parti impérialiste unique. Des blocs rassemblant tous les partis impérialistes — en particulier quand il est question de la lutte commune contre la social-démocratie révolutionnaire — une unité complète sur les questions de politique étrangère, la disparition des derniers vestiges de la démocratie et de l'ancien libéralisme : toutes ces tendances illustrent clairement le processus. Le degré auquel ce procès organisationnel universel rassemble tout sans exception peut être vu simplement en faisant la liste des sociétés, cercles, associations et autres organisations, dans n'importe quel domaine. Prenez, par exemple, la propagande en faveur de la politique coloniale. En France, vers 1906, cet objectif était poursuivi par diverses sociétés savantes de géographie : l'Union coloniale, le Comité Dupleix, la Société de propagande coloniale, la France colonisatrice, l'Action coloniale et maritime, la Société des études coloniales et maritimes, la Société française de colonisation et d'agriculture coloniale, la Colonisation française, l'Association pour le placement gratuit de Français à l'étranger et aux colonies, la Société française de l'émigration des femmes et l'œuvre coloniale des femmes françaises. Ensuite, il y avait des « comités » spéciaux : les comités de l'Afrique française, de l'Asie française, de Madagascar, de la Guyane française, de l'Océanie française, le Comité de propagande de l'Afrique occidentale française, le Comité du commerce et de l'industrie de l'Indochine, la Société l'Africaine, la Réunion d'études algériennes — tous ceux là avec l'Association cotonnière coloniale, l'Association caoutchoucière coloniale, l'Alliance française, la Mission laïque française, la Société anti-esclavagiste de France, la Croix verte, etc.49

Autrement dit, il émerge une multitude de divers types d'organisations bourgeoises (nous parlerons plus tard des organisations prolétariennes), et elles se chevauchent les unes les autres dans les plus divers domaines. Les représentants indépendants des classes dirigeantes siègent dans différentes cellules, qui grandissent dans des limites définies, élaborent la volonté collective, posent et résolvent des tâches communes. Finalement, les exigences du développement impérialiste poussent la société bourgeoise à mobiliser toutes ses forces, à étendre son organisation dans le contexte le plus large possible : l'Etat absorbe en lui-même toute la multitude des organisations bourgeoises.

Là aussi, la guerre a donné une énorme impulsion. Philosophie et médecine, religion et morale, chimie et bactériologie — tout a été « mobilisé » et « militarisé », exactement comme l'industrie et les finances. Là où arrivait le plus rapidement une adaptation consciente, organisée au « tout » — c'est-à-dire plus vite l'Etat, par un moyen ou par un autre, incorporait ces innombrables groupes dans sa propre organisation universelle — plus était planifié le fonctionnement de cette énorme machine technique, économique et idéologique. Dans la presse on a annoncé que les capitalistes avaient soulevé la question de la production de nitroglycérine à partir des cadavres que la guerre produisait en nombre colossal ; on avait seulement besoin de découvrir de manière scientifique la meilleure méthode pour le faire, une méthode qui, en raison du bas coût de la matière première serait promise à d'énormes profits. Nous ne savons pas jusqu'à quel point cette information est vraie et si des pensées aussi ingénieuses sont passées par la tête de quelque digne bourgeois. Mais l'information — de façon caricaturale, il est vrai — exprime l'état réel des affaires. Du point de vue de la « raison d'Etat » sérieuse, c'est-à-dire du point de vue de l'oligarchie dirigeante du capitalisme financier, la masse des prolétaires est un instrumentum vocale pour l'acquisition de superprofits. Et tout comme les déchets des machines et de l'activité industrielle sont utilisés dans certains autres processus productifs, l'énergie qui est enfermée dans les cadavres humains peut aussi être utilisée. De ce point de vue, qui n'existe que dans l'Etat impérialiste, le travail des médecins, des sœurs hospitalières, de la Croix Rouge et des organisations similaires représente un travail de réparation de ces instruments de la concurrence impérialiste qui sont usés, mais qui sont encore appropriés à d'autres usages. Comme pour les savants, qui se débattent avec les maladies parodontales, le typhus et le choléra, leur travail est celui d'un graisseur qui met de l'huile et élimine une friction excessive dans une énorme machine à donner la mort. Il en est ainsi depuis que le pouvoir d'Etat devient le centre d'attraction de ces organisations et les convertit en des organes subordonnés de l'Etat géant.

Le modèle général du développement de l'Etat est dès lors le suivant : au début l'Etat est la seule organisation de la classe dirigeante. Puis d'autres organisations commencent à pousser, leur nombre se multipliant spécialement à l'époque du capitalisme financier. L'Etat est transformé de seule organisation de la classe dirigeante en une de ses organisations, se distinguant parce qu'elle a le caractère le plus général parmi toutes ces organisations. Enfin arrive la troisième étape, dans laquelle l'Etat dévore ces organisations et devient une fois de plus la seule organisation universelle de la classe dirigeante, avec une division technique, interne, du travail. Les groupement organisationnels qui étaient indépendants deviennent des divisions dans un mécanisme d'Etat gigantesque, qui se précipite sur ses ennemis intérieurs et visibles avec une force écrasante. Surgit alors le type achevé de l'Etat impérialiste voleur contemporain, l'organisation de fer, qui tient le corps vivant de la société dans ses serres puissantes. C'est le Nouveau Léviathan, au côté duquel la fantaisie de Thomas Hobbes a l'air d'être un jouet d'enfant. Aujourd'hui, il n'y a pas sur la terre une force qui puisse l'égaler — « Non est potestas super terram quae comparetur ei ».50

Nous devons considérer maintenant une question parfaitement naturelle — le rôle joué par les travailleurs et les organisations prolétariennes.

Ici, il y a deux possibilités théoriques : soit les organisations des ouvriers, comme toutes les organisations de la bourgeoisie, grandissent dans l'organisation générale de l'Etat et deviennent un simple appendice de l'appareil d'Etat, ou, autre possibilité, ils sortent des limites de l'Etat et le font exploser de l'intérieur, organisant leur propre pouvoir d'Etat (ou leur dictature). La première voie, prise par la social-démocratie jaune des Guesde, Plekhanov, Scheidemann, Henderson, Branting et compagnie, est celle qui convertit le parti révolutionnaire du prolétariat en un mécanisme subordonné à l'Etat impérialiste, en son « ministère du travail » ; la seconde voie, celle de Liebknecht, Höglund, Maclean, Mouranov et d'autres camarades, est la voie de la social-démocratie révolutionnaire. Avec les actions de masse du prolétariat, avec la lutte entre différents « courants » et les scissions dans la vieille social-démocratie, nous faisons l'expérience d'un processus général révolutionnant. Ce processus indique que la seconde issue devient de plus en plus probable et que la politique nationale-impérialiste du travail sera vaincue par la révolution socialiste internationale. La base matérielle d'une telle issue est l'influence différenciée de la politique impérialiste sur la position de la bourgeoisie comparée à celle du prolétariat. Tant que l'impérialisme ne laissait paraître que son « côté progressif » (l'expansion « pacifique » des temps d'avant-guerre), les attitudes impérialistes grandissaient au sein du prolétariat. Mais maintenant l'impérialisme a étalé son côté agressif ; et plus il le fait, plus grande est la charge qu'il impose au prolétariat international. Tandis que la bourgeoisie impérialiste voit une nécessité vitale dans la continuation de la politique impérialiste, le prolétariat voit une nécessité égale dans la destruction de l'impérialisme, et avec lui de la production capitaliste.

Tout autre nouveau développement des organismes d'Etat — avant la révolution socialiste — n'est possible que sous la forme d'un capitalisme d'Etat militariste. La centralisation devient celle de la caserne. Dans la couche supérieure de la société une vile clique militaire accroît inévitablement sa force, aboutissant à une brutale mise au pas et à une sanglante répression du prolétariat. D'autre part, nous avons déjà vu que toute action du prolétariat, dans ces conditions, est inévitablement dirigée contre le pouvoir d'Etat. D'où une exigence tactique catégorique : la Social-démocratie doit souligner avec force son hostilité, de principe, au pouvoir d'Etat. Pour autant que les parlements soient concernés, la social-démocratie doit voter contre l'introduction de tout monopole, de toute union douanière, etc. Certains adhérents du centre du Parti essaient en vain de démontrer que de telles innovations signifient une régression économique. Mais ce n'est pas la raison de notre tactique. Au contraire, d'un point de vue économique isolé et limité « nationalement », ces formes entraînent une centralisation supplémentaire et un progrès indubitable. Le véritable point est que ce progrès n'est rien de plus qu'un renforcement et un soutien du militarisme et de l'impérialisme. Soutenir l'Etat contemporain veut dire soutenir le militarisme. De nos jours la tâche historique n'est pas de s'inquiéter pour les nouveaux développements des forces productives (elles sont parfaitement adéquates pour la réalisation du socialisme), mais de préparer une attaque universelle contre les gangsters du gouvernement51. Dans la montée de la lutte révolutionnaire, le prolétariat détruit l'organisation étatique de la bourgeoisie, reprend son ossature matérielle et crée sa propre organisation temporaire du pouvoir d'Etat. Ayant repoussé toutes les contre-attaques de la réaction et dégagé la voie du développement libre de l'humanité socialiste, le prolétariat, en dernière analyse, abolit sa propre dictature aussi bien, une fois pour toute qu'un tuteur de bois…



(Le manuscrit s'interrompt ici. Les feuilles restantes ont été perdues).

Notes

1 Cet article était destiné au Sbornik Sotsial-Demokrata [Le Recueil du Social-Démocrate], une publication périodique du Comité Central qui commença à paraître après que Kommunist [le Communiste] ait cessé d'exister. Les éditeurs du Sbornik considéraient qu'il n'était pas possible d'accepter l'article, suggérant qu'il développait des vues incorrectes sur l'Etat. Malheureusement, au cours de nombreux voyages à l'étranger (dans des conditions illégales) plusieurs lettres du camarade Lénine sur ce sujet furent perdues. Après que j'ai reçu le refus du Sbornik S-D, j'écrivis plusieurs courts articles développant le même système d'opinion. Ces articles parurent dans les journaux de la gauche radicale : le journal hollandais De Tribune (l'article « De Nieuwe Lyfengenschap » [« un nouvel esclavage »] paru le 25 novembre 1916 et les jours suivants) ; dans l'organe des jeunesses Norvégiennes Klassenkampen ; dans le journal de Brême Arbeiterpolitik [Politique ouvrière] qui était publié pendant la guerre ; et, enfin, dans le journal Jugendinternationale (un article signé du pseudonyme Nota Bene), et dans une série d'articles polémiques (contre le Dr. Ingerman) du journal new-yorkais Novyi Myr. V.I. fit une note (publiée dans le volume XIII des Sochineniya) contre l'article de Jugendinternationale. Les lecteurs verront très facilement que je n'avais pas commis les erreurs qui m'étaient imputées, car je voyais clairement la nécessité de la dictature du prolétariat ; d'autre part, on verra dans la note d'Ilitch qu'à cette date il n'avait pas pris une position correcte sur la nécessité de « faire sauter » l'Etat (l'Etat bourgeois, bien sûr), en confondant cette question avec celle du dépérissement de la dictature du prolétariat. J'aurais peut-être dû alors développer davantage le thème de la dictature. Mais je peux dire pour ma défense qu'il y avait à ce moment une telle glorification social-démocratique, sans discrimination, de l'Etat bourgeois qu'il était naturel de concentrer toute l'attention sur la question de l'explosion de la machine.
Quand je revins d'Amérique en Russie, je vis Nadejda Konstantinovna (c'était à notre VIe Congrès illégal, quand V. I. devait se cacher) ; et ses premiers mots furent les suivants : « V. I. m'a demandé de vous dire qu'il n'y avait plus aucun désaccord avec vous sur la question de l'Etat ». En traitant cette question Ilitch est arrivé aux mêmes conclusions en ce qui concerne la nécessité de le « faire sauter », mais il a développé si complètement ce thème et les enseignements qu'il en tire à propos de la dictature qu'il constitue une époque entière du développement de la pensée théorique dans ce domaine.

2 Citation de Sénèque : « Les destins conduisent celui qui se soumet à leurs arrêts ; ils entraînent celui qui résiste. » (note de la MIA)

3 Cf. Gumplowicz, Geschichte der Staatstheorien, Innsbruck, 1905, p. 8.

4 Edgar Loening, « Der Staat », in Handwörterbuch der Staatswissenschaften. W. Jerusalem, répétant les mots de Platon selon lesquels la tâche de l'Etat est de réaliser l'idéal moral, proclame que cette vue est aujourd'hui plus vraie que jamais (Der Krieg im Lichte der Gesellschaftslehre, Stuttgart, 1915,p. 61). Comparez avec Wigodzinsky, « Staat und Wirtschaft », Handbuch der Politik, p. iii. C'est la même chose que de dire que le but du capital est d'augmenter les salaires des travailleurs.

5 Friedrich Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Paris, Editions Sociales, 1966, p. 157. « L'Etat est une organisation de la classe possédante pour la protéger contre la classe non possédante » (ibidem, p. 158). « La politique [de la classe dirigeante — N. B.] n'est qu'une méthode de stabilisation et un instrument pour la préservation et l'expansion de la propriété » (Achille Loria, Les bases économiques de la constitution sociale, seconde édition, Paris, 1903, p. 362).

6 Oppenheimer, « Staat und Gesellschaft », in Handb. Der Politik, p. 117. Voir aussi, du même, Der Staat (publié par M. Biber), Frankfurt / Main, pp. 9 et 151. Sur la différence entre l'économie et la politique pour cet auteur, voir Theorie der reinen und politischen Ökonomie (2nde édition, Berlin, 1911).

7 Der Staat, p. 9.

8 « Staat und Gesellschaft », in Handb. Der Politik, p.115.

9 Voir G. Schmoller (Jahrbücher, 1890, p. 72), « Das Wesen der Arbeitsteilung und der sozialen Klassenbildung », où Schmoller dit : « Ces vérités (à propos du rôle des conquêtes — N.B.) sont à la fois incorrectement et exagérément généralisées par Gumplowicz lorsqu'il fait dériver de la lutte des races l'émergence de l'Etat, la civilisation avancée, la formation des classes sociales et la division du travail. » Schmoller lui-même, au contraire, essaie d'« aplanir » l'histoire réelle. Pour l'aspect factuel, voir Schmoller, « Die Tatsachen der Arbeitsteilung » in Jahrbücher, 1889. On trouve d'intéressantes observations de caractère général chez E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, 1893.

10 Par contraste avec une telle sous-estimation, voir Myers, The History of Great American Fortunes, vol. I.

11 L'« explication » d'Oppenheimer est que les masses, infectées par l'Etat dans leur pays natal, l'ont importé avec eux (Der Staat, p. 10). Mais, même si l'Etat est vu comme une maladie secrète des masses, il est incompréhensible qu'elle n'ait pas été guérie par l'air pur de l'Amérique. La distorsion contenue dans l'explication d'O. est claire.

12 Voir son « Die soziale Frage und der Sozialismus ». Il est intéressant qu'Oppenheimer termine son livre sur l'Etat… avec un éloge de la bureaucratie impérialiste.

13 Engels, Les origines de la famille… , pp. 155-156.

14 À ce propos, K. Renner, qui pendant la guerre a battu tous les records de tour de passe-passe en donnant de brillantes formulations quasi-marxistes à ses tendances impérialistes, basait la défense de la patrie sur la considération que le capital, pour Marx, est une relation entre le capitaliste et le travailleur et que les deux membres de la relation sont donc nécessaires. Mais Renner a oublié le fait négligeable que la social-démocratie révolutionnaire ne fait aucun effort pour immortaliser ces relations, cherchant au contraire à les faire exploser (voir Kampf en 1915-1916).

15 K. Marx, « Kritische Randglossen », etc. Nachlass, vol. II, p. 50.

16 Engels, De l'autorité.

17 Engels, L'origine de la famille… , ES, p. 159.

18 Adolph Wagner, par exemple, écrit (« Staat in nationalökonomischer Hinsicht » in Handwörterbuch der Staatwissenschaften) que l'Etat socialiste aurait tous les traits de l'Etat « à une puissance supérieure » [ou supérieurement] car on ne doit pas considérer que l'oppression de classe est un trait caractéristique [de l'Etat]. A vrai dire, selon Wagner, il y a maintenant des « abus » (Missbräuche), mais ils ne sont pas essentiels « pour le concept d'Etat »… Tous ces déchets trouvent une complète analogie dans les théories économiques du capital (Böhm-Bawerk, Clark et Cie ) : l'essence du capital n'est pas la domination, mais la simple existence du capital comme moyen de production. Aujourd'hui il y a des « abus ». Dans le futur, même avec le socialisme, capital et profit prospèreront calmement…

19 L. Gumplowicz, Geschischte der Staatstheorien, p. 373.

20 Jellinek, par exemple, écrit (Allgemeine Staatslehre, 3ème édition, Berlin, 1914, p. 89) que selon Marx, « L'Etat n'est rien d'autre qu'une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production externes, tandis que intérieurement le but (!) nécessaire de l'histoire est l'acquisition du pouvoir d'Etat par les prolétaires. Dans cette époque future, l'Etat (!!) règlera l'ensemble de la production en accord avec l'intérêt commun. Donc, le but (!) du développement serait l'unité complète de la société et de l'Etat… Par conséquent, l’enseignement socialiste sur la société contredit nettement la vision anarchiste. Pour celle ci l’Etat est aboli par la société ; pour celui là la société est abolie par l’Etat ». Nous ne nous sommes pas même arrêté sur l’attribution au marxisme d’un non-sens téléologique (le « but » de l’histoire). Sans sourciller, et en se référant à l’Anti-Dühring et à L’origine de la famille, Jellinek attribue à Marx-Engels le point de vue contre lequel ils combattaient. Jellinek lui-même le sait bien, car, p. 194, il écrit : « Donc les socialistes, au moins pro futuro, nient la nécessité de l’Etat ». Ainsi, p. 89, l’époque future est celle d’un Etat tout-puissant, mais p. 194, c’est celle de sa négation. Les sources de l’hostilité envers le Marxisme et toutes les « théories de la domination » sont expliquées tout à fait franchement par Jellinek : « La conséquence pratique d’une théorie de la domination n’est pas de justifier, mais de détruire l’Etat » (p. 195) ; « elle (cette théorie — N.B.) prépare le terrain à la révolution permanente » (p. 196). G. Oppenheimer (Der Staat, p. 6) affirme que Platon et les marxistes ( !! ) attribuent le pouvoir suprême à l’Etat et veulent en faire ( !! ) le maître absolu du citoyen. G. Schmoller combat le socialisme d’une façon très originale : « Ceux qui savent comment un bon cuisinier regarde de haut le simple serveur, ou le serviteur de la demeure d’un comte un domestique de maison bourgeoise, ou un maçon et un charpentier un ouvrier sans qualification, comprendront qu’une hiérarchie des états est une nécessité psychologique de tous les temps ». Et c’était écrit dans un journal sérieux par une autorité sérieuse.
Pour la différence entre les socialistes et les anarchistes, voir le texte.

21 Hans Delbrück, Regierung und Volkswille, Berlin, Verlag v. George Stilke, 1914, p. 133.

22 Altmann, Finanzwissenschaft, p. 22

23 Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich, 1915

24 Eheberg, Finanzwissenschaft (10ème édition).

25 The Statesman’sYearbook, 1915, p. 42.

26 Ibid.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 L’absence dans le texte de donnée pour la Russie est expliquée par la note suivante, insérée ici dans le manuscrit et adressée par l’auteur au camarade Zinoviev : « Cher Grigori, insère s’il te plait les chiffres des dépenses budgétaires russes pour les années correspondantes. Je suis actuellement dans un tel trou perdu qu’il est absolument impossible de trouver les chiffres nécessaires. A la page 21, s’il te plait, ajoute l’accroissement en pourcentage. Très bien. Ne te fâche pas si je te crée des difficultés. ».

30 Parvus, Das Soziale Problem unserer Zeit, p. 31.

31 Nous avons donné une analyse détaillée de ce procès dans le journal marxiste Kommunist. Voir notre article « Mirovoe khozyaistovo i imperializm » [L’économie mondiale et l’impérialisme].

32 L'homme est un loup pour l'homme. (note de la MIA)

33 Voir Naumann, Mitteleuropa.

34 Emil Lederer, Der Wirtschaftsprozess im Kriege.

35 Edmund Fischer, « Der Krieg und das sozialistische Werden », in Annalen für soziale Politik und Gesetzgebund (ed. Heinr. Braun, 1915) IV. Il est intéressant de suivre la façon dont le procès de conversion du capitalisme en capitalisme d’Etat est accompagné par l’effondrement du caractère individualiste de l’idéologie bourgeoise. Dans le domaine de l’économie théorique, par exemple, une altération de la théorie « autrichienne » de l’utilité marginale survient dans la manière de l’école américaine, qui correspond de beaucoup plus près à l’époque, aux intérêts et à la psychologie de capital financier.

36 Ceci est bien compris par la canaille bourgeoise impérialiste, au contraire des quasi-socialistes, des naïfs pacifistes. (Voir, par exemple, Professeur Max Krahmann, Krieg und Montanindustrie, p. 15).

37 Statist. Jahrbuch für das Deutsche Reich für 1915.

38 Voir E. Jaffé, « Die militarisierung unseres Wirtschaftslebens », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1915, 40 (3), 529, 530.

39 Sur les monopoles, voir : Ad. Braun, « Electrizitätsmonopol », Neue Zeit (N.Z.), XXIII, n° 19,20 ; Edm. Fischer, « Das Werden des Electrizitatsmonopol », in Soz. Monatshafte, pp. 443 et suiv. ; Edg. Jaffé, loc. cit ; Felix Pinner, « Organisierte Arbeit », in Handels-Zeitung d. Berl. Tagebl. N° 439 ; H. Cunow, « Die Wirtschaftgestalung nach dem Kriege », in Korrespondenzblatt der Generalkommission, 25 Jahrg. N°37 ; Rudolf Hilferding, « Organisationsmacht und Staatsgewalt », in N.Z., XXII, B. 2 ; Karl Kautsky, « Zur Frage der Steurn und Monopole », in N.Z., XXI, I ; voir aussi l’article de Friedman in Vestnik Finansov. Nous devons observer le rôle encore plus grand des municipalités (par exemple, en Allemagne, elles jouent un rôle énorme dans la fourniture d’énergie électrique). Pour l’essentiel, le « gouvernement autonome municipal » peut être vu comme une sous-section de l’organisation de l’Etat. Le côté financier de la question est considéré par Gerling – « Die finanzwirtschaftliche Behanding der stadtischen Werke », in Finanz-Archiv, 33 Jahrg.

40 Voir le projet de transformer l’économie de l’Allemagne toute entière en une société par action unique sous la domination de l’Etat.

41 Johann Müller donne un relevé de toutes les mesures du gouvernement allemand dans « Nationalökonomische Gesetzgebung. Die durch den Krieg hervorgerufenen Gesetze, Verordnungen, Bekanntmachungen u.s.w. », dans Jahrbücher für Nationalökonomie u. Statistik ; voir aussi Professeur Hatschek, « Die Rechtstechnik des Kriegssozialismus », dans Deutsche Revue, juin 1916 ; pour la France, voir Charles Gide, « The provisioning of France and measures to that end », dans The Economic Journal, mars 1916 et correspondance française dans The Economist (n°1120, 11 mars, 27 mai, 3 juin, etc.).

42 Voir Hatschek, loc. cit. ; E. Meyer, « Die Drohung mit der Finanzsyndikat », dans N.Z., XXXIII, B. 2, N. 18. L’Allemagne a des organisations analogues dans la production de laine, de produits chimiques, de métaux,de produits du cuir, etc.

43 Voir Pinner, loc. cit.

44 Voir Dr. Weber, « Krieg und Banken », in Volkswirtschaftliche Zeitfragen (édité par la Volkswirtschaftlichen Gesellschaft à Berlin, 1915), vol. 7. Outre les caisses de prêts (Darlehenskassen), des Kriegskreditbanken (banque de crédit de guerre) étaient aussi créées ; leur importance, cependant, est encore mineure.

45 Voir Willy Baumgart, Unsere Reichsbank, ihre Geschichte und ihre Verfassung (Berlin, 1915)

46 M. Krahmann, loc. cit. , pp. 22-23.

47 E. Fischer, « Der Krieg und das sozialistische Werden ». Ziefman écrit contre ce point de vue (« Bringt uns der Krieg dem Sozialismus naher ») ; de même le Professeur Hans Köppe (Kriegswirtschaft und Sozialismus [Marburg, 1915]) et d’autres. La question est posée de façon générale par G. Mayer, Volkswirtschaft, Weltwirtschaft, Kriegswirtschaft. Voir aussi Otto Prange, Deutschlands Volkswirtschaft nach dem Kriege.

48 Spencer, Man versus the state.

49 Paul Masson, Les Colonies françaises au début du XXe siècle, Exposition coloniale de Marseille (1906), vol. I, pp. 61-62.

50 Thomas Hobbes, The Moral and Political Works (Londres, 1750).

51 Un lecteur « sagace » dira que la social-démocratie a toujours pour but de développer les forces productives et que le socialisme même est désirable parce qu’il émancipe le développement des forces productives des chaînes du capitalisme. Bien sûr, c’est vrai. Mais nous affirmons que l’intervalle de temps présent (relativement bref) exige de nous autre chose. Seulement pour le temps de l’insurrection, dirons-nous, la social-démocratie ne doit pas craindre une destruction temporaire d’une partie des forces productives (c’était la crainte de M. Strouvé, qui pleurait sur la ruine de l’industrie et l’anarchie) ; dans l’analyse finale le développement des forces productives prendra aussi sa place plus intensivement.


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